La grande épopée des Normands

Le détail de cette très belle pièce représente les soldats endormis devant le Saint-Sépulcre de Jérusalem. C’est le fragment d’un objet non identifié du XIIe siècle. Les soldats y portent des casques typiques de guerriers anglo-normands, avec protection nasale. Temple Pyx (Reg. 5-6.139).

Le détail de cette très belle pièce représente les soldats endormis devant le Saint-Sépulcre de Jérusalem. C’est le fragment d’un objet non identifié du XIIe siècle. Les soldats y portent des casques typiques de guerriers anglo-normands, avec protection nasale. Temple Pyx (Reg. 5-6.139). © Burrell Collection, Glasgow

Retracer la riche histoire des Normands au cœur du Moyen Âge, telle est la superbe ambition des musées des Antiquités et des Beaux-Arts à Rouen. Si le premier s’attarde sur la culture matérielle scandinave, le second explore le phénomène viking et la fondation du duché de Normandie, puis le rayonnement des Normands dans les îles britanniques, en Sicile et jusqu’en Terre sainte. Entretien avec Nicolas Hatot, commissaire de l’exposition et conservateur du patrimoine en charge des collections médiévales et Renaissance à la Réunion des Musées Métropolitains de Rouen.

Propos recueillis par Éléonore Fournié

L’épopée normande commence avec l’épisode scandinave et viking. Comment abordez-vous cette période ?

Il y a eu plusieurs expositions dédiées aux Vikings ces dernières années – notamment à Nantes (2018), à Valenciennes (2016) ou encore au Grand Palais à Paris (1992). Nous abordons ce chapitre dans la partie présentée au musée des Beaux-Arts : quand et pourquoi les Vikings se sont installés en Normandie (qui fait à l’époque partie de la Neustrie mérovingienne), d’où ils venaient, comment se caractérise leur culture matérielle, etc. Nous précisons d’ailleurs que tous les Scandinaves n’étaient alors pas des Vikings ! La Normandie ne devient telle que lorsque ces derniers, désormais appelés « Normands » (du latin nortmannus, lui-même issu des langues nordiques et qui signifie « homme du Nord »), et leur chef Rollon, se voient confier le duché de Normandie par le roi de France, Charles le Simple, en 911. Nous suivons ensuite ces Normands en Angleterre, dans le domaine Plantagenêt, en Sicile et en Terre sainte. Tout au long des quatre siècles (IXe-XIIe siècle) d’histoire couverts par l’exposition, nous n’avons de cesse de nous interroger sur les phénomènes de migrations et de métissages, les dynamiques d’échanges, de syncrétisme et d’innovations.

Pièce d’échecs de Lewis, garde ou tour. Elle fait partie des 78 pièces découvertes en 1831 sur l’île de Lewis, qui appartenait à l’époque au royaume de Norvège. Ivoire de morse. XIIe siècle. National Museum of Scotland, Édimbourg, Écosse.

Pièce d’échecs de Lewis, garde ou tour. Elle fait partie des 78 pièces découvertes en 1831 sur l’île de Lewis, qui appartenait à l’époque au royaume de Norvège. Ivoire de morse. XIIe siècle. National Museum of Scotland, Édimbourg, Écosse. © National Museums Scotland

Vous parlez de métissages et de syncrétisme. Comment, dans ce contexte, reconnaît-on la culture matérielle viking puis normande ?

Autant le retentissement des Vikings fut phénoménal dans les mémoires collectives, en raison de leurs raids, autant c’est une civilisation que l’archéologie a du mal à appréhender. Il n’en existe d’ailleurs pas de spécifique dédiée aux Vikings en France, et pendant des années nous avons manqué de formations pour identifier leur mobilier. Quoiqu’il en soit, s’ils disposent d’objets qui leur sont propres (plaque-boucle, épée ou hache caractéristiques, marteau de Thor, etc.) et que l’on peut retrouver en Normandie, ils sont toutefois difficiles à cerner car ils ont très souvent eu recours à la culture matérielle locale. Ainsi des monnaies, car ils ne les frappaient pas (certaines réutilisées sont parfois marquées de traits spécifiquement vikings), ou des armes, car bien qu’ils en aient des scandinaves, ils ont repris à leur compte des armes anglosaxonnes ou mérovingiennes. On retrouve aussi, en contexte scandinave, des bijoux provenant d’Asie centrale ou un brûleparfum abbaside (peut-être de Bagdad), etc. Il en sera de même pour les objets normands : il est difficile de définir des caractéristiques homogènes de cette culture ; il s’agit plutôt d’une perpétuelle porosité aux influences tierces. Pour citer un exemple : les ivoires de Salerne, commandés sans doute sous l’égide du normand Robert Guiscard en 1084 pour la cathédrale de cette ville du sud de l’Italie, attestent un immense syncrétisme culturel, mixant souvenirs byzantins, voire paléochrétiens, art lombard et caractéristiques musulmanes. Cela souligne que si le Moyen Âge n’est pas encore mondialisé, le monde est déjà fortement globalisé et la mobilité des élites, des guerriers, des savants, intense partout en Occident.

Olifant dit cor de Roland, trésor de Saint-Sernin de Toulouse, don selon la tradition de Robert Guiscard au comte de Toulouse.

Olifant dit cor de Roland, trésor de Saint-Sernin de Toulouse, don selon la tradition de Robert Guiscard au comte de Toulouse. © Daniel Molinier

Les Normands héritent des incroyables techniques de construction des Vikings.

Des épées vikings

Parmi les armes pouvant être rattachées aux Vikings, les archéologues ont découvert quelques haches de guerre, des fers de lance et des épées proches de la spatha romaine. Destinées à être utilisées à une seule main, ces épées en fer à double tranchant sont particulièrement chères, car complexes à fabriquer. Le nom « Ingelrii », gravé sur la lame, est celui de l’atelier d’un forgeron sans doute établi dans le nord de l’Allemagne. À ce jour, une vingtaine d’épées portant cette inscription avec des variantes a été retrouvée dans toute l’Europe. Datant du Xe au XIIe siècle, elles étaient sans doute plus décoratives qu’utilitaires.

Épée marquée « Ingelrii », Europe de l’Ouest, Xe -XIe siècles. Alliage cuivreux et ferreux, 90 x 16,8 cm. Le Mans, musée Jean-Claude-Boulard - Carré Plantagenêt.

Épée marquée « Ingelrii », Europe de l’Ouest, Xe -XIe siècles. Alliage cuivreux et ferreux, 90 x 16,8 cm. Le Mans, musée Jean-Claude-Boulard – Carré Plantagenêt. © Musées du Mans

L’épopée normande met en effet en lumière la grande mobilité des hommes et des idées au Moyen Âge. Qu’est-ce qui a poussé les Vikings puis les Normands à partir à « la conquête du monde » ?

Les raisons de ces migrations sont multiples et diverses selon les époques. Soit les Vikings pratiquaient les pillages et les raids, soit ils s’installaient plus durablement, afin de commercer ou d’implanter des colonies, sur le continent et dans les îles britanniques. Mais le XIe siècle est, il est vrai, particulièrement marqué par la mobilité des Normands. De grandes familles s’établissent dans le sud de l’Italie, région située sur la route pour les croisades et offrant de belles opportunités commerciales. Parmi les comtes normands d’Hauteville, nommés comtes d’Apulie en 1042, Roger II devient roi de Sicile et d’Italie en 1130 et se retrouve alors à la tête d’un royaume au croisement des traditions méditerranéennes. Guillaume dit le Conquérant (1027-1087), lui, part à la conquête de l’Angleterre pour des questions dynastiques et politiques. À partir de 1066, il met en place de part et d’autre de la Manche un puissant conglomérat soutenu par une élite anglo-normande. De fortes dynamiques culturelles et artistiques irriguent ce vaste espace, consolidé par les territoires Plantagenêt avec l’union, en 1127, de Mathilde l’Emperesse (1102-1167), princesse anglo-normande et petitefille de Guillaume, avec un comte angevin, Geoffroy Plantagenêt. Mais cela n’empêche pas pour autant la pérennité des traditions scandinaves comme en témoigne le fabuleux jeu d’échecs dit de Lewis, réalisé en ivoire de morse au XIIe siècle… Enfin, il ne faut pas oublier les motivations guerrières – certains Normands se vendant comme mercenaires aux empereurs byzantins ou dans tel ou tel camp au sein d’une Italie morcelée – ou religieuses, les Normands souhaitant, comme tous leurs contemporains, établir un royaume en Terre sainte. Ils fondent d’ailleurs en 1098 et en 1099 les principautés d’Antioche et de Galilée.

Fibules scandinaves retrouvées à Pîtres, IXe siècle. Alliage cuivreux doré, 11 x 7 cm. Rouen, musée des Antiquités.

Fibules scandinaves retrouvées à Pîtres, IXe siècle. Alliage cuivreux doré, 11 x 7 cm. Rouen, musée des Antiquités. © RMN, Rouen Normandie, musée des Antiquités

Ces Normands font aussi preuve de nombreuses innovations. Quelles sont-elles ?

Les Normands héritent des incroyables techniques de construction des Vikings, passés maîtres dans l’art de la navigation sur les fleuves ou en mer grâce à leur navire (le drakkar) à faible tirant d’eau (qui permet de naviguer dans des eaux peu profondes) et à la quille courant sous toute la longueur de la coque (ce qui lui offre une grande stabilité en haute mer). Par ailleurs, la superposition des planches de bois à clin (et non pas à joint vifs) offre une parfaite étanchéité aux coques de bateaux. Comme les Vikings qui se fondent dans les traditions locales, les Normands vont gouverner les différentes provinces avec beaucoup de souplesse et de pragmatisme afin de se maintenir en place. Ce sont d’incroyables administrateurs – Guillaume lance peu de temps avant sa mort un recensement des propriétés terriennes en Angleterre, qui s’avère être un formidable outil de contrôle. En Sicile, et ailleurs, ces Normands suivent les rhétoriques des puissants présents avant eux ; très rapidement, ils participent au réveil du monachisme en Normandie (alors que quelques années auparavant les Vikings avaient pillé les monastères…), en encourageant l’architecture romane, en donnant de l’argent à l’Église ou en réalisant des fondations religieuses.

La croix du Valasse

Cette croix-reliquaire provient de l’abbaye cistercienne du Valasse en Normandie. Les analyses ont déterminé que ses gemmes proviennent du monde entier : le lapis-lazuli du Sri Lanka, les grenats de la péninsule indienne, le corail de Méditerranée et la turquoise du Sinaï. Mesurant 46,5 sur 33 cm, elle se compose de deux croix. La plus grande, en argent doré, date de la fin du XIIe siècle (années 1180) et peut être mise en lien avec la consécration de l’abbaye du Valasse, sans doute en présence d’Henri II Plantagenêt (1133-1189). C’est la seule pièce précieuse d’orfèvrerie qui soit parvenue jusqu’à nous en lien direct avec les Plantagenêt (l’autre étant la cuillère du couronnement conservée dans les joyaux de la Couronne à la Tour de Londres et toujours utilisée lors du sacre des souverains britanniques). La petite croix centrale, en or, est plus ancienne : elle remonte au XIe siècle ou au début du XIIe siècle et est plutôt à mettre en lien avec l’orfèvrerie du Saint-Empire romain germanique. On sait que la fondatrice de l’abbaye est la princesse normande Mathilde l’Emperesse, la mère d’Henri II, qui épousa en premières noces l’empereur Henri V. Il est possible que l’impératrice ait rapporté cette pièce (et la relique de la croix qu’elle contient) du Saint-Empire romain germanique en Normandie.

Rouen, musée des Antiquités.

Rouen, musée des Antiquités. © RMM, Rouen Normandie, musée des Antiquités

Quel est l’héritage de ces Normands aujourd’hui ?

Outre la création de la Normandie, qui a donné la région actuelle, la constitution du duché a eu des conséquences politiques très importantes : elle cristallise les futurs conflits entre les Capétiens et les Plantagenêt, va s’imposer comme une donnée très forte pendant la guerre de Cent ans, etc. La Normandie possède également, jusqu’à l’époque moderne, des spécificités de droits, avec notamment Le Grand Coutumier de Normandie, issu du droit scandinave. C’est à Rouen que Rollon fonde l’Échiquier (future cour de justice), lieu toujours emblématique dans la ville. En Angleterre, en Sicile, comme en Terre sainte (où c’est un peu moins perceptible), la présence des Normands a été très importante pour la revitalisation des arts et a eu de longs échos politiques.

Emblématiques de la Scandinavie, 600 stèles sont aujourd’hui référencées. Celles de l’île de Gotland (datées entre 400 et 1100) sont les seules à représenter des navires. On observe un bateau typiquement scandinave avec son fond plat, sa voile rectangulaire, sa proue et sa poupe relevées. Smiss, Gotland, 750-Xe siècle, calcaire, 125 x 65 cm. Stockholm, Statens Historiska Museum.

Emblématiques de la Scandinavie, 600 stèles sont aujourd’hui référencées. Celles de l’île de Gotland (datées entre 400 et 1100) sont les seules à représenter des navires. On observe un bateau typiquement scandinave avec son fond plat, sa voile rectangulaire, sa proue et sa poupe relevées. Smiss, Gotland, 750-Xe siècle, calcaire, 125 x 65 cm. Stockholm, Statens Historiska Museum. © akg-images / Erich Lessing

Depuis le début du XXIe siècle, les découvertes archéologiques et les analyses scientifiques nous incitent à reconsidérer la place de la femme dans les sociétés viking et normande.

Quelles sont les grandes dernières découvertes faites sur les Normands ?

Depuis le début du XXIe siècle, les découvertes archéologiques et les analyses scientifiques nous incitent à reconsidérer la place de la femme dans les sociétés viking et normande. Il apparaît clairement qu’elles n’avaient pas le rôle de subalternes que leur a longtemps fait jouer l’historiographie… Ainsi l’étude ostéologique de certaines tombes guerrières a montré qu’il s’agissait de femmes – et non d’hommes comme on le pensait. Ces découvertes questionnent, de fait, les représentations féminines de certaines amulettes : celles, que l’on identifie traditionnellement à des Walkyries, sont peut-être tout simplement des mortelles… L’exposition est également traversée par de grandes figures féminines telles que la princesse Emma, arrière-petite-fille de Rollon, épouse du roi anglo-normande Æthelred II puis du prince danois Knut le Grand, Mathilde l’Emperesse, ou encore la « femme de Pîtres ». Cette dernière, découverte dans l’une des rares sépultures vikings en France, était habillée à la scandinave, inhumée dans un cimetière chrétien, et probablement mariée à un Franc de la région normande. Sa tombe a livré les très belles fibules dites de Pîtres, rares bijoux féminins scandinaves en forme de carapaces.  

Le gobelet de Sainte Edwige

Ce gobelet d’un grand raffinement est un verre taillé, sans doute réalisé à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle ; il a ensuite reçu sa monture actuelle à Oignies, en Belgique, puis fut associé à sainte Edwige. Les analyses de ses composants ont montré que si la matière première (du verre sodique très transparent qui fascinait l’Occident) provient du Levant, l’objet a été confectionné dans les ateliers de Palerme au cœur de la Sicile normande. Son décor mêle diverses influences mais la figuration d’animaux (dont des lions) rappelle les décors monumentaux de la ville et la présence d’une constellation en forme de triangle et de points est une référence explicite à l’île depuis l’Antiquité. Il existe plusieurs objets de ce type ; celui-ci, prêté par la Fondation du roi Baudouin en Belgique, est l’une des sept merveilles belges.

© L’Atelier de l’imagier, Musée des Arts anciens du Namurois – Trésor d’Oignies, Namur

« Normands, migrants, conquérants, innovateurs », jusqu’au 13 août 2023 au musée des Antiquités, 198 rue Beauvoisine et au musée des Beaux-Arts, esplanade Marcel-Duchamp, 76000 Rouen. Tél. : 02 35 71 28 40 et www.museedesantiquites.fr et www.mbarouen.fr 

À voir aussi :
Des Vikings et des Normands. Imaginaires et représentations, jusqu’au 1er octobre 2023 au musée de Normandie, Château de Caen, qui revient sur le destin singulier des Vikings et des Normands dans l’imaginaire collectif et la manière dont ils sont représentés dans les beaux-arts, les séries ou encore les jeux vidéos.

À lire :
Éditions Faton, hors-série de L’Objet d’art, no 167, 12 €, 64 p.