L’art et la matière : l’insolent génie de Frans Hals enflamme Londres
Une tradition historiographique (paresseuse) inclinait à résumer l’étincelant Siècle d’Or hollandais par les noms de Rembrandt, Vermeer et Frans Hals. Ces dernières décennies, les deux premiers n’ont cessé de conforter leurs statuts de stars quand la notoriété du dernier a inéluctablement pâli. L’histoire du goût est jalonnée de singulières aberrations…
Le sort critique de Frans Hals (Anvers, 1582/1584 – Haarlem, 1666) laisse aussi méditatif que le Jeune Homme tenant un crâne de la National Gallery, sorte d’Hamlet batave (en vérité, aucun rapport n’a jamais pu être établi entre la pièce de Shakespeare publiée en 1603 et cette illustration déclamatoire de la vanité humaine). Déchu d’une célébrité universelle conquise au XIXe siècle, en France notamment, le maître harlémois passionne toujours les historiens de l’art, mais, contrairement à ses collègues, il ne fait pas incessamment l’objet d’ouvrages dont on se demande ce qu’ils peuvent bien ajouter à la gloire de Rembrandt ou de Vermeer. De même, il a rarement l’honneur de ces grandes expositions monographiques qui rythment la vie culturelle et entérinent le rang des artistes aux yeux du public. Présentée à Washington, Londres (il s’agissait alors de la Royal Academy) et Haarlem, sous la houlette d’un éminent « halsologue », feu Seymour Slive († 2014), la dernière manifestation comparable à celle qui nous occupe remonte à 1989-1990, c’est dire1. Unissant leurs forces, bénéficiant de la générosité du Frans Hals Museum de Haarlem, la National Gallery (Londres), le Rijksmuseum (Amsterdam) et la Gemäldegalerie (Berlin)2 réaffirment, à travers une exposition de haut vol, que Hals fut simplement l’un des plus grands peintres du XVIIe siècle, c’est-à-dire l’un des plus grands peintres tout court. Sans doute, le nombre d’œuvres présentées aux visiteurs – un peu plus de cinquante ici – est assez sensiblement inférieur à celui que purent admirer leurs devanciers il y a trente ans.
La qualité des peintures réunies à Londres (point d’œuvre dessiné chez ce « pur peintre » qu’est Hals) incite à relativiser ce constat et à ne pas trop regretter, par exemple, l’absence des effrayantes Parques à « l’aura vampirique » (Paul Claudel) du portrait collectif des régentes de l’hospice des vieillards de Haarlem3. Un reproche, en revanche, doit être adressé à l’ouvrage qui l’accompagne. Il appartient à cette catégorie proliférante de catalogues composés d’essais – on y trouve nombre d’informations et de points de vue stimulants, là n’est pas la question4 – mais dénués de notices. Il existera toujours une contradiction intrinsèque dans le fait de rassembler une sélection d’œuvres (et quelles œuvres !) que l’on se dispense in fine d’étudier systématiquement.
« Unissant leurs forces, […] la National Gallery, le Rijksmuseum et la Gemäldegalerie réaffirment, à travers une exposition de haut vol, que Hals fut simplement l’un des plus grands peintres du XVIIe siècle, c’est-à-dire l’un des plus grands peintres tout court. »
Les années d’apprentissage
Présentant tous les traits d’une anthologie, l’exposition conduite par Bart Cornelis (National Gallery) et Friso Lammertse (Rijksmuseum), avec le concours de Jaap van der Veen et Justine Rinnooy Kan (La Haye, Mauritshuis), s’ouvre sur les débuts de ce peintre harlémois né anversois. Au-delà d’un apprentissage supposé auprès d’un autre émigré flamand, le peintre et historien Karel Van Mander (1548-1606), il existe maints rapports, obvies ou souterrains, entre la peinture de Hals dont la carrière prend son essor au cours de la deuxième décennie du XVIIe siècle (on le trouve inscrit à la guilde de Saint-Luc à Haarlem dès 1610) et la tradition picturale drue, substantielle des Pays-Bas méridionaux dits espagnols. Ces affinités confirment l’artificialité d’une distinction trop précoce des écoles flamandes et hollandaises qui fleure l’obsession de la nation typique du XIXe siècle. D’emblée, on rencontre certains éléments constitutifs de l’œuvre à venir : importance des rapports avec ces sociétés littéraires, les Chambres de rhétorique, qui cultivaient, au-delà de celui des lettres, le goût de la satire bouffonne ou cinglante (savoureux portrait du sarcastique Pieter Cornelisz Van der Monsch de Pittsburgh, 1616) et surtout alacrité étendue, chose remarquable, au portrait (joyeuse double effigie de la jeune Catharina Van Hooft et de sa nourrice de Berlin, 1619-1620). En dépit d’une raideur générale, de quelques maladresses encore, on est surtout impressionné par l’utilisation d’une touche large, rapide, ostensiblement discernable, qui sera l’une des marques du peintre.
Une myriade de chefs-d’œuvre
Ébouriffante, une large partie de l’exposition est évidemment dévolue au portrait dans lequel notre artiste se spécialisa, avec succès, pendant des décennies (ce qui ne l’empêcha pas de terminer son existence dans la gêne). Hals est, par essence, un peintre de la physionomie humaine. Le paysage, à quelques exceptions près, ne l’arrête guère. La vie animale, le monde végétal l’indiffèrent. Représentant une jeune femme associée à une ample nature morte de fruits et de légumes (beau tableau, d’inspiration tout anversoise, prêté par un collectionneur privé britannique, 1630), il abandonne cette partie à un spécialiste actif à Haarlem, Claes Van Heussen (1598-1633). Chef-d’œuvre irréfutable conservé au Rijksmuseum, le portrait d’un couple aisé – probablement le marchand et diplomate harlémois Isaac Massa, lié d’amitié avec le peintre, et sa jeune épouse Beatrix van der Laen – frappe par le caractère inhabituel du dispositif (le portrait matrimonial hollandais « type » consiste en effigies individuelles des époux formant pendant) et par une décontraction chic de happy few qui contraste avec la rigidité compassée de la plupart des « portraits de mariage » contemporains.
On soupçonne ici l’influence d’un brillantissime autoportrait de Rubens (Anvers toujours !) avec sa première femme Isabella Brant (vers 1610, Munich, Alte Pinakothek). Parfaitement maîtrisé, le portrait, lui aussi atypique, de Willem van Heythuysen de Munich introduit le spectateur dans un univers militaire dans lequel Hals va exceller, mais il le fait de manière paradoxale sinon ironique. On ne connaît pas le plus petit fait d’armes à ce négociant de Haarlem enrichi par le commerce textile que le peintre dote ici d’une prestance avantageuse (et d’une épée démesurée). La double effigie d’Amsterdam et le portrait d’apparat munichois confirment que, contrairement à la vision héritée du XIXe siècle des Provinces-Unies comme prototype de l’hégémonie marchande et des austères Républiques bourgeoises à venir, les contemporains de Hals demeurèrent fascinés par un modèle comportemental, un habitus aristocratique, imité et fantasmé. L’effigie à large chapeau de Van Heythuysen instaure une ambiance « mousquetaire » (Hals servit lui-même comme porteur de mousquet dans la troisième compagnie de la garde civique de Saint-Georges de Haarlem) qui caractérise les admirables portraits des membres de ces milices civiques qui constituent l’une des structures sociales les mieux connues des Pays-Bas septentrionaux. Articuler ensemble de nombreuses figures a toujours constitué une gageure pour les portraitistes. Les modèles se préoccupaient surtout, quant à eux, de faire « bonne figure » en conformité avec leur rang, mais l’ennui et la monotonie guettent le tâcheron de la palette et, à l’arrivée, le spectateur. Rembrandt, dans La Ronde de nuit (1642) du Rijksmuseum, choisit une hybridation (risquée) du portrait collectif avec la peinture d’histoire. Pour la plupart, les miliciens de Hals ne font pas la guerre. Ils daignent rarement défiler ou patrouiller. Comme nombre de leurs devanciers du XVIe siècle (le portrait collectif de miliciens est un genre fort ancien dans l’art des Pays-Bas), ils banquettent. Mais ils le font avec une souplesse, une urbanité pleine d’entrain servies par une merveilleuse sureté rythmique et des emportements de touche reconnaissables entre mille. Il est inhabituel que le Frans Hals Museum se dessaisisse des grands portraits de groupe qui fondent sa réputation. L’admirable Banquet des officiers de la garde civique de Saint-Georges de Haarlem de 1627, présenté ici parmi d’autres œuvres comparables, suffit à démontrer l’absolue virtuosité du maître en la matière.
Frans Hals en quelques dates
1582-1584 Naissance de Frans Hals à Anvers.
1601-1603 Apprentissage supposé dans l’atelier de Karel van Mander.
1610 Devient membre de la guilde de Saint-Luc de Haarlem et épouse sa première femme dont il aura 2 enfants.
1616 Premier portrait de groupe : Le Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Georges. Jusqu’en 1639, quatre autres commandes de portraits de ce type lui seront passées.
1617 Second mariage dont naîtront 8 enfants.
1619-1620 Peint le Portrait de Catharina Van Hooft et de sa nourrice.
Vers 1622 Portrait d’un couple, très probablement Isaac Abrahamsz. Massa et son épouse Beatrix van der Laen.
1626-1628 Jeune Homme tenant un crâne.
1627 Banquet des officiers de la garde civique de Saint-Georges de Haarlem.
Vers 1640 Malle Babbe.
1666 Décès à Haarlem.
Le rire ambigu
S’il ne fut pas un peintre d’histoire, s’illustrant rarement (il fit bien) dans le genre « noble », Hals cultiva et approfondit un type de peinture hybride où se rencontrent le portrait, la scène morale et ces têtes d’expression que l’on qualifie en néerlandais de tronies (terme qui cousine avec notre trogne). Si le fameux Cavalier riant, venu en voisin de la Wallace Collection, est bien un portrait d’un gandin (toujours le type mousquetaire…) anonyme de 26 ans, il n’en va pas de même de quelquesuns des plus fameux tableaux du peintre réunis ici : Le Joueur de luth du Louvre (1624), le Joyeux Buveur du Rijksmuseum (1625-1635), le Garçon riant de la Mauristhuis (1626), admirable de vivacité, la pseudo Bohémienne du Louvre (1630) ou l’inquiétante Malle Babe (vers 1640) de Berlin. Toutes ces représentations ne saisissent pas nécessairement un individu spécifique, identifiable et représenté dans sa réalité individuelle et sociale, elles correspondent plutôt à des types très caractérisés, mais non pas portraiturés stricto sensu.
« Un point intrigue en revanche, c’est la fréquence – inhabituelle dans la peinture du XVIIe siècle – d’une gaité allant du sourire au rire franc qui caractérise nombre de ces physionomies, les tronies comme les portraits […] »
La frontière est parfois ténue entre ces catégories et on a suggéré que la Bohémienne du Louvre était utilisée dans une maison de tolérance pour permettre au client de choisir sa Vénus sur « catalogue ». Un point intrigue en revanche, c’est la fréquence – inhabituelle dans la peinture du XVIIe siècle – d’une gaité allant du sourire au rire franc qui caractérise nombre de ces physionomies, les tronies comme les portraits, la jovialité n’étant pas un attribut de la puissance ni un ornement de la prospérité (ni de la vertu pour les femmes). Dû à Friso Lammertse, un article du catalogue élucide la nature très diverse de ces rieurs et de ces rieuses saisis dans un état transitoire fondamentalement « baroque » qui contribue beaucoup à l’impression de spontanéité véhiculée par l’art de Hals. Expression de la vivacité, éventuellement exubérante, propre à l’enfance ou la jeunesse, d’une propension à la plaisanterie ou de la bonne entente dans le cadre familial, cet enjouement allant du fin sourire à l’esclaffement peut tout aussi bien signifier la supériorité hautaine et la fatuité du dandy (inoubliable suffisance du patricien Jasper Schade dans son superbe portrait de Prague) que l’état « d’idiotie », passager, farcesque et subversif du bouffon ou du fêtard ou celui, permanent, du simple d’esprit. Tel était probablement le cas de la Malle Babbe du musée de Berlin immortalisée par un pinceau d’une liberté presque furieuse.
« Hals fut l’un des dix ou quinze plus forts techniciens de l’histoire de la peinture, artiste au registre restreint, ayant, du reste, fort peu voyagé, il atteint infailliblement, à travers le prisme de la physionomie humaine, la plus parfaite universalité. »
Une technique éblouissante
Largement oublié après sa mort, Hals bénéficia d’un fort regain d’intérêt au cours de la deuxième partie du XIXe siècle. Sa manière large, débridée jusqu’à la témérité, la franchise de son approche du réel, le désignèrent comme un des modèles attractifs de la modernité la plus aventurée. Réalistes et impressionnistes se rangèrent derrière sa large bannière contre les tenants de la peinture académique et les afféteries d’une peinture « léchée ». De nouvelles légendes (Hals se vengeant de l’hospice de vieillards de Haarlem où l’avait – prétendument – jeté sa pauvreté par de féroces portraits de ses « geôliers ») se substituèrent aux anciens ragots relatifs à son ivrognerie… Ces enjeux esthétiques paraissent aujourd’hui aussi lointains que ces chimères pseudo-biographiques (lesquelles ont la vie dure). Demeure l’essentiel peut-être, mis en lumière par une connaissance toujours plus fine de l’homme, de l’artiste, de son temps et de son milieu : Hals fut l’un des dix ou quinze plus forts techniciens de l’histoire de la peinture, artiste au registre restreint, ayant, du reste, fort peu voyagé, il atteint infailliblement, à travers le prisme de la physionomie humaine, la plus parfaite universalité.
Notes
1 Parmi les expositions « intermédiaires », on citera ces dernières années : Frans Hals in the Metropolitan Museum (New York, 2011), Frans Hals : eye to eye with Rembrandt, Rubens and Titian (Haarlem, Frans Hals Museum, 2013) ou encore Frans Hals : The Male Portrait (Londres, The Wallace Collection, 2021-2022).
2 Les amateurs distraits ou malchanceux pourront admirer, avec d’inévitables variantes, l’exposition à Amsterdam (16 février-9 juin 2024) puis à Berlin (12 juillet-3 novembre 2024).
3 Le tableau du Frans Hals Museum, qui inspira à Paul Claudel un commentaire mémorable dans Introduction à la peinture hollandaise (1935) republiée dans L’Œil écoute (1946), figurera, du reste, à la station amstellodamoise de l’exposition.
4 Citons, outre l’article dont il sera question plus loin, l’essai de Justine Rinnooy Kan sur les portraits de Hals reproduits par les graveurs et ceux de Friso Lammertse et Jaap van der Veen portant respectivement sur les rapports entre Anvers et Haarlem et sur l’atelier animé par Hals. Le thème – exigeant – des élèves et des assistants aurait sans doute mérité de trouver une place dans l’exposition.
« Frans Hals », jusqu’au 21 janvier 2024 à la National Gallery, Trafalgar Square, Londres. Tél. 00 44 20 7747 2885. www.nationalgallery.org.uk
Catalogue, Yale University Press, 224 p., £30.