Le mystérieux Pierrot de Watteau en pleine lumière au Louvre
Après La Vierge du chancelier Rolin, le musée du Louvre consacre une exposition à un autre de ses chefs-d’œuvre, aussi célèbre qu’énigmatique. Il tente de lever les nombreux mystères entourant le Pierrot de Watteau qui vient de retrouver toutes ses nuances grâce à une restauration exemplaire.
Entré dans les collections du Louvre en 1869, grâce au legs du docteur Louis La Caze, le Pierrot de Watteau ne cesse de fasciner. L’interprétation de ce sujet inspiré par le monde du théâtre sous la Régence reste énigmatique. Le personnage de Pierrot, qui semble bien embarrassé de sa personne et en proie aux moqueries d’un autre comédien, représente-t-il un valet de comédie niais ? Un rêveur lunaire ? Une incarnation du peuple laborieux et méprisé ? Une allégorie de l’artiste en marge de la société ?
« Aussi étrange qu’il paraisse pour un tel chef-d’œuvre, le Pierrot n’est mentionné de manière certaine que plus d’un siècle après sa création. »
Un chef-d’œuvre au parcours obscur
Le mystère qui nimbe ce tableau est encore renforcé par les circonstances non éclaircies entourant son apparition sur le marché de l’art au XIXe siècle. Aussi étrange qu’il paraisse pour un tel chef-d’œuvre, le Pierrot n’est mentionné de manière certaine que plus d’un siècle après sa création. La première attestation du tableau se trouve dans le catalogue de la vente après décès de la collection de l’ancien directeur du Louvre, Dominique-Vivant Denon, en 1826. Selon une anecdote rapportée par Pierre Hédouin qui établit dans les années 1840 l’un des premiers catalogues de l’œuvre peint de Watteau, le baron Denon aurait acquis le Pierrot pour un prix modique chez un marchand de tableaux du quai Voltaire. Une autre version de la même histoire met en scène un obscur brocanteur des abords du Louvre.
Pierrot chez Watteau
L’absence de sources du XVIIIe siècle, le format inhabituel de la toile et sa singularité dans l’œuvre de Watteau ont conduit certains historiens de l’art à mettre en doute son attribution. Pourtant, son style et sa qualité exceptionnelle semblent bien attester la main du peintre de Valenciennes. La figure de Pierrot, présentée de manière frontale au centre d’une composition qui réunit des comédiens dans un cadre plus ou moins naturel, se retrouve dans de nombreuses œuvres de l’artiste. Les Jaloux, tableau aujourd’hui disparu qui permit à Watteau d’être agréé à l’Académie royale de peinture et de sculpture, mettait déjà en scène en 1712 un Pierrot aux bras ballants et à la pose figée qui contrastait avec les autres personnages de comédie. D’autres toiles comme Pierrot content ou Les Comédiens italiens, mais aussi des projets d’éventail et de paravent, présentent le personnage dans une attitude similaire.
Gilles ou Pierrot ?
Longtemps désigné comme Gilles, le personnage de théâtre peint par Watteau représenterait pourtant Pierrot. Ce valet de comédie fut créé en 1673 par la troupe de la Comédie-Italienne en opposition à Arlequin, autre personnage de valet comique beaucoup plus ancien. Pierrot, empêtré dans des vêtements blancs trop larges, sert de faire-valoir à la vivacité d’Arlequin qui saute et virevolte tout en ne cessant d’inventer des farces et des stratagèmes. Le personnage du « pauvre Pierrot », à la fois naïf et maladroit, est repris par les troupes qui se produisent lors des grandes foires parisiennes, la foire Saint-Germain et la foire Saint-Laurent. Il acquiert alors une importance nouvelle jusqu’à devenir le personnage central de ces pièces burlesques. Au cœur de l’action théâtrale, Pierrot devient un valet rusé qui mène l’intrigue. Il tient même parfois le rôle de l’amoureux de Colombine qu’il tente de séduire en jouant de la guitare.
Mais son triomphe est de courte durée. À partir des années 1720, Pierrot s’efface à nouveau devant Arlequin quand il ne disparaît pas complètement des tréteaux. Il ne figure par exemple dans aucune des pièces de Marivaux qui connaît le succès dès 1720 avec Arlequin poli par l’amour créé à la Comédie-Italienne. En revanche, le personnage de « Gilles le Niais » gagne en importance dans les troupes foraines. Ce personnage de valet de comédie, naïf et souvent grossier, supplante définitivement Pierrot dont il reprend le rôle, mais aussi le vêtement blanc. La confusion entre les deux valets de comédie explique le titre de Gilles donné à l’œuvre de Watteau au XIXe siècle.
Au cœur de la querelle des théâtres
La raideur et l’immobilité de l’acteur pourraient s’expliquer par l’interdiction qui frappa en 1719 les troupes foraines dans lesquelles Pierrot tenait le rôle principal. Cette victoire obtenue par les Comédiens-Français sur les compagnies de théâtre privées se traduirait également par le sourire narquois du personnage vêtu de noir et monté sur un âne. Son costume le désigne comme Crispin, valet maladroit et grossier de la Comédie-Française, qui semble se moquer de Pierrot réduit au silence. La réunion des deux comédiens des troupes rivales tenant des rôles similaires de valets fournirait un nouvel élément de datation qui s’accorde avec la virtuosité technique de l’œuvre, probablement réalisée quelques années avant l’affaiblissement et la mort prématurée de l’artiste en 1721, vraisemblablement causée par la tuberculose. Selon Guillaume Faroult, conservateur en chef au département des Peintures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition, la ressemblance entre le visage narquois de Crispin et les rares autoportraits connus de Watteau laisse penser que le peintre s’est représenté sous l’apparence du valet de comédie. Le sourire de cet autoportrait soulignerait-il le ridicule de cette querelle des théâtres ? Ou le triomphe de la peinture sur l’art dramatique ?
La restauration du Pierrot
Au terme de la campagne de restauration menée entre 2022 et 2024, le Pierrot de Watteau a regagné toute la fraîcheur et la délicatesse de ses coloris, en particulier dans les carnations des visages. Longtemps obscurci par des couches de vernis jaunis et des repeints altérés, le tableau a retrouvé sa luminosité. Le ciel bleu s’est enrichi de teintes grises et rosées. Le tissu des vêtements de Pierrot, qui semblaient auparavant taillés dans la même étoffe, a repris des teintes de blancs différents qui rendent la brillance du satin de soie pour le pantalon, contrastant avec l’aspect plus mat du coton de la veste. Ces nuances mises en lumière grâce à la restauration permettent de mieux apprécier la technique de Watteau, parfois très rapide et enlevée, parfois très minutieuse pour certains détails.
Une autre découverte majeure concerne le format du tableau. Elle révèle que l’œuvre a été découpée, probablement lors d’un rentoilage à la fin du XVIIIe siècle. La composition originale, qui se présentait de manière strictement symétrique autour du personnage de Pierrot, mesurait 20 centimètres de plus en hauteur et 15 en largeur. Le dégagement récent des quelques centimètres de toile qui avaient été rabattus sur les bords du châssis a permis de donner au tableau une nouvelle ampleur. Mais la perte des parties découpées ajoute encore au mystère qui entoure le chef-d’œuvre de Watteau.
La postérité de Pierrot
La redécouverte du tableau de Watteau au début du XIXe siècle contribua à la renaissance du personnage de Pierrot. Le mime et acrobate Jean-Gaspard Deburau, dit Baptiste, venait de remettre au goût du jour l’art de la pantomime sur la scène du Théâtre des Funambules. Son fils Charles Deburau qui reprit le rôle lui assura un nouveau succès grâce à une série photographique réalisée par Adrien Tournachon, frère du célèbre Nadar. Les clichés qui s’inspiraient du tableau de Watteau contribuèrent à la célébrité grandissante du personnage de Pierrot. Ils influencèrent à leur tour une autre photographie publicitaire, produite trente ans plus tard par les ateliers Nadar, qui mettait en scène Sarah Bernhardt dans le rôle-titre de Pierrot assassin au palais du Trocadéro en 1883. Cette vision androgyne de Pierrot fut aussi mise en lumière dans une célèbre photographie de Greta Garbo par Cecil Beaton en 1946.
Un personnage récurrent
Les peintres reprirent également le personnage de Pierrot, souvent en l’assimilant à la figure de l’artiste malheureux et incompris, en marge de la société. Thomas Couture aurait même donné ses traits au comédien dans Le Souper à la Maison d’Or. Picasso représenta à de multiples reprises Arlequin, ainsi que Pierrot dans des attitudes mélancoliques ou parfois étonnamment plus enjouées, comme dans le portrait de son fils Paul âgé de 4 ans, revêtu d’un déguisement blanc. Tout au long du XXe siècle, Pierrot demeura un personnage récurrent dans l’œuvre de nombreux artistes. Jean-Michel Alberola déclina dans les années 1990 toute une série directement inspirée du tableau de Watteau.
Pierrot au cinéma
L’œuvre du Louvre pénétra par ailleurs l’univers du cinéma, et en particulier Les Enfants du paradis de Marcel Carné et Jacques Prévert qui met en scène le personnage de Baptiste librement inspiré par Jean-Gaspard Deburau, dans un costume évoquant le Pierrot de Watteau. Dans une célèbre séquence, le mime, joué par Jean-Louis Barrault, affronte les moqueries du public dans une attitude figée et impassible qui rappelle le tableau du Louvre. Il finit toutefois par retourner la situation en sa faveur en restituant, grâce à la virtuosité de son jeu de pantomime, la scène de vol dont il a été témoin. Comme dans l’œuvre de Watteau, le personnage maladroit et faussement hébété se révèle un acteur talentueux qui finit par opérer une véritable fascination sur ses spectateurs.
Une réunion exceptionnelle d’œuvres
Conçue autour du Pierrot, l’exposition rassemble une soixantaine d’œuvres qui permettent d’éclairer à la fois la genèse du tableau et sa postérité. Elle réunit les toiles de Watteau mettant en scène le comédien habituellement conservées dans différentes institutions en Europe et aux États-Unis, comme Pierrot content venu du musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, L’Amour au théâtre italien de la Gemäldegalerie de Berlin, La Partie carrée du Fine Arts Museum de San Francisco et Les Comédiens italiens de la National Gallery of Art de Washington. Parmi les autres prêts exceptionnels figurent de somptueux dessins du maître de Valenciennes, comme l’esquisse du personnage de Pierrot à la sanguine, pierre noire et craie blanche du Teylers Museum d’Haarlem et l’étude préparatoire au visage de Crispin conservée à la Staatliche Graphische Sammlung de Munich qui pourrait se révéler un autoportrait de l’artiste. La présence des Comédiens italiens du Getty Museum de Los Angeles permet de relancer le débat autour de son attribution. Cette grande toile, qui serait vraisemblablement une œuvre inachevée de Watteau remaniée par Jean-Baptiste Pater, est mise en regard d’un tableau de ce dernier, la Réunion de comédiens italiens dans un parc conservée dans les collections royales britanniques. Les prêts d’œuvres du XXe siècle ne sont pas moins importants, avec notamment le Paul en Pierrot de Picasso et l’Arlequin et Pierrot de Derain.
« Revoir Watteau. Un comédien sans réplique. Pierrot, dit le Gilles. », jusqu’au 3 février 2025 dans la salle de la Chapelle au musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre / Hazan, 240 p., 39 €.
À paraître : Dossiers de l’Art no 324, éditions Faton, 2024, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr