Les maîtres de l’illusion trompent le visiteur au musée Marmottan
Au fil de plus de quatre-vingts peintures, photographies, sculptures et céramiques datant du XVIe siècle à nos jours, le musée Marmottan Monet nous invite le temps de sa grande exposition consacrée au trompe-l’œil à redécouvrir toute la richesse d’un genre qui ne cesse de se réinventer.
Jules Marmottan (1829-1883) et son fils Paul (1856-1932) avaient un goût affirmé pour le trompe-l’œil, comme en témoignent les sept toiles de Louis Léopold Boilly, Cornelis Norbertus Gysbrechts, Laurent Dabos et Piat Joseph Sauvage aujourd’hui conservées au musée Marmottan Monet. Si ce genre demeure fort apprécié du grand public, il est en revanche peu valorisé par les critiques qui y voient souvent une démarche frivole et superficielle. Il s’agit pourtant d’un thème répandu depuis l’Antiquité, évoqué dès le Ier siècle par Pline l’Ancien, et qui connaît une véritable révolution avec l’invention de la perspective linéaire codifiée à la Renaissance.
De l’ornement au message politique
Aux côtés des vanités, portes-lettres et trophées de chasse de Cristoforo Munari, Nicolas de Largillière ou Henri Cadiou, figurent dans l’exposition des bas-reliefs illusionnistes de Dominique Doncre, un Tableau-miroir de Michelangelo Pistoletto ou un moulage hyperréaliste de Daniel Firman, tandis que l’art du camouflage fait l’objet d’une section à part. Le concours d’institutions privées et publiques d’Europe et des États-Unis a permis de réunir des pièces exceptionnelles de maîtres français et des Écoles du Nord, mais aussi d’Amérique où l’engouement pour le trompe-l’œil ressurgit à la fin du XIXe siècle, avec des peintres de la Seconde école de Philadelphie tels John Frederick Peto et John Haberle. Sans être exhaustif, le propos s’attache à dévoiler la polysémie du trompe-l’œil, du simple ornement décoratif au message politique, en passant par la démonstration de virtuosité. Un parcours aussi intriguant que séduisant.
Gysbrechts un maître venu du Nord
Dès le XVIIe siècle, les artistes des Pays-Bas, particulièrement réputés pour leurs habiles effets de lumière ainsi que pour leur maîtrise de la perspective, deviennent les maîtres du trompe-l’œil. Parmi eux, Cornelis Norbertus Gysbrechts, peintre de la cour de Copenhague, réalisa pour Frédéric III et Christian V de véritables chefs-d’œuvre du genre. Caractéristique de son style, cette composition léguée par Paul Marmottan mêle documents personnels, pages volantes d’ouvrages philosophiques et dessins qui nous éclairent sur les centres d’intérêt des élites cultivées des pays du Nord et rappellent l’engouement de l’époque pour le thème des vanités.
Message politiquement correct
Réunis pêle-mêle sous la vitre brisée, divers documents et portraits composent un instantané de l’année 1802 ; une manière subtile de rendre compte de l’instabilité de cette période troublée. Sous le regard de Bonaparte, vêtu du costume rouge des consuls de la République, on distingue le Traité de paix d’Amiens conclu le 25 mars entre les grandes puissances d’Europe pour « faire cesser les calamités de la guerre ». Dans la note manuscrite en bas à gauche, le Toulousain Laurent Dabos se conforme aux idéaux révolutionnaires en se présentant comme un « citoyen », artiste peintre habitant à Paris rue de la Loi (ancienne rue Richelieu qui retrouvera son nom en 1806).
Boilly ou l’art de la dérision
C’est un désordre savamment agencé que le génial Louis-Léopold Boilly a imaginé pour orner ce guéridon, provenant du cabinet de Napoléon à Saint-Cloud. Élève de Dominique Doncre à Arras, le portraitiste et miniaturiste est passé maître dans l’art de l’illusion. Il est d’ailleurs le premier, en 1800, à intituler l’une de ses œuvres « trompe-l’œil ». Pour que le subterfuge soit total, Boilly reproduit ici avec une admirable subtilité pièces de monnaie, ombres portées et gouttes de colle ! Il glisse avec malice son adresse, inscrite sur un billet, et même son autoportrait, juste à côté du visage d’un homme ébahi… par tant de dextérité ?
L’impératrice Marie-Thérèse intime
Grand portraitiste du Siècle des lumières, le Suisse Jean-Étienne Liotard a livré plusieurs effigies fameuses de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche. Conservée en mains privées, cette œuvre singulière, présentée lors de la rétrospective que la Royal Academy de Londres consacrait au peintre en 2015, révèle un goût certain pour l’espièglerie. La superposition du sceau, du panneau de bois et du portrait permet à l’artiste de créer une saisissante illusion ; seules les fines nervures du panneau trahissent la surface unique sur laquelle les différents éléments sont peints.
Pensées d’Alsace-Lorraine
Évoquant la nostalgie, la distance et l’attente de l’être aimé, les représentations de lettres revêtent une indéniable dimension romantique. C’est le cas de cette superbe composition d’Adolphe-Martial Potémont surtout connu pour ses vues du vieux Paris. Reflets du bois ciré, délicatesse des fleurs séchées, enveloppes déchirées… Un sentiment de tristesse émane de ces éléments épars. Le double affranchissement des lettres rappelle la réalité de l’occupation des territoires d’Alsace-Lorraine après la défaite de 1870, de même que le myosotis et la pensée, associés, dans l’iconographie, au regret et à la mélancolie.
Le revival américain
Longtemps resté dans l’ombre de son contemporain William Michael Harnett, John Frederick Peto est l’un des grands noms de la Seconde école de Philadelphie qui se développe à la fin du XIXe siècle. Contribuant à régénérer le genre du trompe-l’œil alors en perte de vitesse sur le Vieux Continent, Peto et ses confrères s’inspirent des maîtres européens mais représentent des objets typiques de la culture américaine. Guidé par son sens du réalisme et du détail, Peto se plaît à rassembler des affiches déchirées, accessoires et chapeaux usés, dans une ambiance intimiste propice à la réflexion sur le passage du temps.
Un sourire de façade
C’est en 1934, après la fameuse exposition « Peintres de la réalité », qu’Henri Cadiou quitte son modeste emploi dans une imprimerie et choisit de devenir peintre. Une voie semée d’embûches pour cet autodidacte qui prend résolument le contrepied des mouvements d’avant-garde. Fasciné par les natures mortes et l’hyperréalisme, il crée le groupe « Trompe-l’œil / Réalité ». À travers cette toile emblématique de son travail, Cadiou rend hommage aux maîtres de la Renaissance tout en s’interrogeant sur la profonde rupture qui s’est opérée dans la tradition picturale.
« Le trompe-l’oeil, de 1520 à nos jours », jusqu’au 2 mars 2025 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, 75016 Paris. Tél. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr
Catalogue, coédition musée Marmottan Monet / Éditions Snoeck, 280 p., 35 €.