Les Tang brillent au musée Guimet
En point d’orgue d’une année thématique dédiée à la Chine, le musée Guimet propose une plongée à l’époque des Tang, dynastie majeure qui a régné du VIIe au Xe siècle et qui fait encore figure aujourd’hui d’âge d’or de la civilisation chinoise. Entretien avec Arnaud Bertrand, archéologue, sinologue, conservateur des départements Chine ancienne et Corée au musée national des Arts asiatiques – Guimet, et commissaire, avec Huei-Chung Tsao, ingénieur d’études au musée et également sinologue, de l’exposition organisée en collaboration avec Art Exhibition China.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Quelle a été la genèse de cette exposition ?
La dernière exposition consacrée, au musée Guimet, à la présentation d’une dynastie chinoise dans toutes ses facettes remontait à 2014 et avait porté sur les Han, ces contemporains des Romains qui ont régné entre le IIe siècle avant et le IIe siècle de notre ère. Dix ans plus tard, dans le cadre du 60e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine, nous avons souhaité mettre à l’honneur les Tang, autre dynastie majeure dont le nom résonne sans doute à l’oreille des Français mais qui reste relativement méconnue. Ce choix tient en partie aux fouilles archéologiques récentes, non seulement à Xi’an, édifiée sur les vestiges de leur capitale, Chang’an, mais aussi dans le reste du pays. Les innombrables chantiers de construction qui se sont multipliés depuis 2008 – notamment le creusement du métro de Xi’an – ont été l’occasion de découvertes exceptionnelles. Leur présentation dans les musées d’histoire et d’archéologie a contribué à créer en Chine un formidable engouement pour cette période : ce sont des spectacles de rue de style Tang à Xi’an, des concerts de musique Tang, le succès incroyable de la série Le Jour le plus long de Chang’an, sortie en 2019 – qui fait de la ville impériale son personnage principal – ou encore celui en 2023 d’un film d’animation, intitulé tout simplement Chang An, qui retrace l’amitié de Li Bai et Du Fu, deux des plus grands poètes de cette époque. Ce lien très fort avec la culture pop est l’un des fils rouges de l’exposition.
Une capitale en son empire
Comment s’organise le parcours ? La capitale joue-t-elle ici aussi un rôle central ?
L’exposition est construite comme une promenade dans Chang’an, où le visiteur est accueilli au son des tambours, et plongé dès les premières salles au milieu de figurines de chevaux, évocatrices des parades équestres si importantes pour les Tang… Ce parcours ne signifie pas que toutes les pièces présentées proviennent de la capitale – elles ont été prêtées par une trentaine d’institutions muséales chinoises, et sont, pour certaines, issues de fouilles de différentes régions de l’empire –, mais elles donnent à voir ce que l’on pouvait y trouver. Le propos de l’exposition est de permettre au visiteur de s’immerger dans le monde des Tang. Au pic de leur gloire, celui-ci s’étendait de la mer de Chine orientale à l’Asie centrale et au sud, au-delà des montagnes Nanling. La dynastie fait de Chang’an, stratégiquement située au confluent de deux systèmes de transport – les routes terrestres et le grand canal qui relie les plaines du nord de la Chine au fleuve Bleu –, l’une des plaques tournantes du commerce transasiatique, jusqu’au Japon à l’est, et jusqu’à Bagdad et Byzance à l’ouest. Les tableaux thématiques successifs qui composent le parcours abordent aussi bien le territoire et l’administration que les divertissements, les pensées et les croyances, le monde des lettrés, l’élégance et le raffinement, ou encore les échanges terrestres et maritimes d’un État qui se distingue par son ouverture sur le monde et son cosmopolitisme. Même si les œuvres Tang ont pour la majorité d’entre elles été découvertes en contexte funéraire, l’exposition met l’accent sur le monde des vivants : il s’agit de donner à voir et à comprendre la vie de la population et les pratiques du quotidien. Elle accorde une place unique aux productions issues des périphéries de l’empire, avec des œuvres provenant de la tombe du dernier prince du royaume de Tuyuhun (découverte en 2019), ou encore des bijoux, des textiles et de la vaisselle du royaume des Tubo (tibétain), réputés pour leur beauté et leur remarquable finition.
Trois trésors Tang
L’exposition présente plusieurs pièces majeures du trésor de Hejiacun, dont la découverte, au sein d’une cache dans l’un des quartiers de Chang’an en 1970, a fait date. On compte notamment un grand bol en argent doré avec couvercle à motifs floraux et un petit dragon en or, l’un des rares exemplaires connus de ces pièces jetées par la cour impériale dans les ruisseaux de montagne pour communiquer avec les forces telluriques et célestes. Avec plus d’un millier d’objets en métaux et pierres précieuses ou semi-précieuses – or, argent, verre, cristal de roche, jade – et de très nombreuses monnaies étrangères (byzantines, perses, sogdiennes), cet ensemble atteste l’ampleur des échanges économiques et culturels le long des Routes de la soie. Des pièces de deux autres « trésors » Tang exceptionnels sont également exposées. Celui de la cache de Dingmaoiao (Zhejiang), daté du IXe siècle, comprend entre autres de la vaisselle en or et en argent associée au thé et à l’alcool ; ses productions témoignent du raffinement et du haut niveau technique atteints par les orfèvres de la région du Sud. Découvert en 1987, le trésor du temple bouddhiste Famen rassemble quant à lui 121 pièces d’orfèvrerie du IXe siècle, accompagnées de reliquaires emboîtés, abritant, selon la tradition, les seules reliques du Bouddha conservées en Chine. Il contient aussi un nécessaire à la préparation du thé ou encore un porte-encens en argent dont le mélange huxiang (association entre le bois d’agar et la résine d’élémi) provient des routes maritimes reliant l’empire à l’Arabie et l’Asie du Sud-Est.
Comment faut-il imaginer Chang’an, cette ville réputée pour son immensité ?
Elle était au VIIIe siècle la plus grande ville du monde (devant Bagdad et Constantinople), s’étendant sur 77 km2 et rassemblant 1,2 million d’habitants. Fondée par la dynastie précédente, les Sui, elle s’organisait selon un plan qui a de quoi fasciner : les onze artères longitudinales et les quatorze artères latitudinales délimitaient plus de cent quartiers résidentiels enfermés dans des blocs fortifiés, qui constituaient en eux-mêmes des unités spatiales de plus d’un kilomètre de long et un demi-kilomètre de large en moyenne. Chaque avenue entre les quartiers était si vaste que vingt chars pouvaient y passer de front. Afin de recréer un paysage au cœur de la ville, les demeures privées, conçues pour la plupart sur un plan rectangulaire à cour centrale, abritaient vergers, potagers, arbres, rochers et même des étangs. L’approvisionnement provenait de deux grands marchés : le premier à l’est pour les produits « chinois », venus des plaines du fleuve Jaune et du fleuve Bleu, notamment des articles de luxe d’importation – pierres et métaux précieux ou bijoux, galettes de thé, mets chinois (poissons, viandes de mouton, porc, poulet cuits à l’eau ou au barbecue, relevés aux épices du Sichuan et parfois agrémentés de lait de soja), mais aussi des spécialités étrangères ; le second, à l’ouest, était constitué d’un ensemble de bazars et d’entrepôts animés, bruyants et multilingues, où les visiteurs étaient divertis par des prestidigitateurs et des illusionnistes. Les produits exotiques étaient acheminés le long des Routes de la soie (safran de Perse, jade du Khotan…). Le palais impérial – le Daming Gong – était situé au nord, au-delà de l’enceinte. Gigantesque, il couvrait trois fois la superficie de la Cité interdite qui sera construite à Pékin par les Ming, ou six fois celle de Versailles ! La ville comptait par ailleurs à peu près 130 édifices religieux, en majorité bouddhistes ou taoïstes, mais relevant aussi pour certains de religions étrangères (zoroastrisme, christianisme nestorien).
Brassages culturels
Le divertissement est une dimension importante, à laquelle vous dédiez une section de l’exposition.
Nous évoquons les spectacles, notamment la musique, la danse ou les acrobaties, mais aussi le jeu de polo venu de Perse – très populaire à Chang’an avec trois terrains dédiés –, ou encore la consommation de thé ou d’alcool. C’est sous les Tang que la première de ces deux boissons commence à se répandre, au sein de l’élite comme parmi les moins fortunés. Il se consomme alors à partir de galettes de feuilles broyées. Des boîtes spécifiques, adoptant leur forme et destinées à les conserver, ont été retrouvées, à l’image d’un magnifique récipient au couvercle orné d’un double phénix découvert dans la cache de Dingmaoqiao dans le sud de la Chine. Le plaisir de l’alcool – que ce soit du vin jaune, élaboré à partir de céréales comme le millet, du vin de riz ou du vin de raisin importé de Perse – est parfois associé à des jeux à boire : nous en avons retrouvé un exemple dans cette même cache, sous la forme d’un ensemble de bâtonnets en argent doré, portant des citations tirées des Entretiens de Confucius.
Truculents mingqi
Présents dans les sépultures dès l’époque des Qin (à partir de la fin du IIIe siècle avant notre ère), les mingqi reflètent avec délice mille et un détails de la vie quotidienne. Signifiant littéralement « objets brillants », ces substituts funéraires étaient conçus pour accompagner et éclairer le défunt vers l’au-delà. Représentations miniatures de personnages, animaux ou objets, ils étaient réalisés pour certains en série dans des moules et pour d’autres en pièces uniques, façonnées par un potier, puis recouverts, selon la technique qui se développe à l’époque Tang, d’une glaçure sancai (« trois couleurs »). Parmi les œuvres maîtresses de l’exposition, on trouve des chevaux, des chameaux, des fonctionnaires, des dames de la cour ou encore les figurines étrangères de la tombe de Mutai, général Tang d’origine protomongole. Elles témoignent du réalisme propre aux productions artisanales de la cour de Chang’an ; ainsi un illusionniste au ventre proéminent et aux bras repliés dans le dos fait semblant d’être courroucé afin de désorienter ses spectateurs et de les surprendre avec un tour de magie !
Comment se traduisent l’ouverture et le cosmopolitisme qui caractérisent la période ?
Pour défendre et administrer leur immense territoire, les Tang n’ont eu de cesse d’intégrer des populations qui n’étaient pas chinoises et ont permis un véritable brassage culturel. Des étrangers font carrière à Chang’an : le plus célèbre d’entre eux est certainement An Pu, Sogdien venu de Boukhara, qui devient général assigné à la protection des frontières de l’empire et dont la tombe a livré des figurines de fonctionnaires dans le plus pur style chinois. Des princes étrangers peuvent constituer la garde rapprochée de l’empereur – comme en témoignent, par exemple, les statues retrouvées dans les mausolées de Zhaoling et de Fengling. Dans la capitale séjournent des marchands, des voyageurs, des artistes : ils sont arabes, indiens, turcs, ouïgours… Ils apportent avec eux, outre des produits exotiques, des modes de pensée, des religions, des goûts vestimentaires, des motifs décoratifs, adoptés et sinisés par les élites chinoises. Chang’an héberge alors l’excellence d’une culture matérielle cosmopolite. Par les voyageurs, les émissaires et les moines, le bouddhisme comme les modes de vie Tang se diffusent jusque dans les villes des contrées de l’est, vers le royaume de Silla (Corée) ou le Japon, jouant un rôle non négligeable dans le développement des cultures matérielles des capitales d’Asie orientale. Au IXe siècle, les fours de potiers se multiplient dans le sud de l’empire : ils produisent en masse des grès, les premières porcelaines bleu et blanc – qui vont devenir le symbole de la Chine artistique – ou encore des terres cuites à glaçures vert et blanc. Depuis la découverte, en 2019, de l’épave de Belitung en Indonésie, on sait que ces céramiques étaient massivement exportées par voie maritime : ce boutre arabe du début du IXe siècle, lié aux comptoirs établis sur la côte méridionale de la Chine contenait, outre de très nombreux objets en or et en argent, des dizaines de milliers de bols Changsha, du nom des fours de la province de Hunan, entassés dans de grandes jarres en grès.
Pour défendre et administrer leur immense territoire, les Tang n’ont eu de cesse d’intégrer des populations qui n’étaient pas chinoises, permettant un véritable brassage culturel.
« La Chine des Tang, une dynastie cosmopolite (7e-10e siècle) », jusqu’au 3 mars 2025 au musée national des Arts asiatiques – Guimet, 6 place d’Iéna, 75116 Paris. Tél. 01 56 52 54 33 et www.guimet.fr