Notre-Dame se raconte par la sculpture à Cluny
Les sculptures médiévales de Notre-Dame de Paris sont indéniablement l’un des fleurons des collections du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Au moment même où la cathédrale rouvre le 8 décembre ses portes après cinq années de travaux de sécurisation et de restauration, une exposition fait la lumière sur les nouvelles découvertes réalisées sur huit ensembles sculptés, et notamment la statuaire de la galerie des rois. Elle présente, en regard, une trentaine de fragments du jubé découverts lors des fouilles de 2022. Rencontre avec Damien Berné, conservateur au musée et commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
L’exposition revisite la collection de sculptures de Notre-Dame présente de longue date au musée. Quelle influence a eue l’incendie du 15 avril 2019 sur son organisation ?
L’exposition se serait certainement imposée à un moment ou à un autre, même sans ce drame. La salle Notre-Dame, conçue en 1981 comme un espace volontairement monumental, avait été la seule – avec le frigidarium où se tiennent les expositions temporaires – à être conservée en l’état dans le cadre de la refonte du parcours permanent qui s’est achevée au printemps 2022. La fin de ces travaux d’ampleur aurait de toute façon laissé la place à des études renouvelées sur la collection des sculptures de Notre-Dame… Mais il est vrai que l’incendie a précipité le calendrier. Comme bon nombre d’autres institutions parisiennes, profondément marquées par l’événement, le musée de Cluny a voulu faire redécouvrir le patrimoine de la cathédrale, en allant au-delà des parties directement touchées par les flammes – puisque les décors sculptés n’ont pas, à quelques exceptions près, eu à souffrir de l’incendie. L’« émotion patrimoniale » ressentie en 2019, puis la découverte d’un millier de fragments du jubé médiéval enfoui à la croisée du transept lors des fouilles réalisées par l’Inrap en 2022, ont été des aiguillons formidables : elles ont incité à se pencher de nouveau sur les sculptures qui font partie de nos collections, à les nettoyer et à les restaurer, pour mieux les comprendre et les faire comprendre au public. Notre démarche vise à placer les visiteurs au cœur du processus de recherche, à montrer la science à l’œuvre.
Histoire de grands ensembles
Quels sont les ensembles sculptés présentés dans l’exposition ?
Nous montrons des éléments de cinq grands portails médiévaux. Trois appartiennent à la façade occidentale donnant sur le parvis : le portail du Jugement dernier, placé au centre, celui du Couronnement de la Vierge au nord (côté Hôtel-Dieu), et le portail Sainte-Anne au sud. Les deux derniers venaient borner le transept : d’un côté, le portail du Cloître – qui désignait ici, à Notre-Dame, non pas une cour bordée de galeries, mais le quartier des chanoines – et de l’autre, le portail Saint-Étienne, premier saint patron de la cathédrale de Paris, orienté en direction de la cour du palais épiscopal. À ces portails, s’ajoutent à la fois l’ensemble de la galerie des rois qui ornait la façade principale, des éléments intérieurs appartenant à la clôture du chœur, quelques sculptures isolées, comme celle d’Adam, et trente-sept fragments du jubé – quatre prêtés par le Louvre, quatre issus du dépôt lapidaire de la cathédrale et une trentaine découverts en 2022, présentés ici pour la première fois au public.
La découverte des 21 têtes de la galerie des rois en 1977
Découvertes sous la cour de l’hôtel Moreau, les vingt et une têtes étaient superposées en quatre couches, face contre terre, le sommet du crâne orienté vers le sud, formant une structure hourdée au plâtre. Les interstices laissés entre les têtes avaient été comblés par d’autres fragments – plus de 300 au total. La découverte de ce « mur des têtes », démonté lors des travaux, n’a été déclarée qu’a posteriori, privant ainsi la recherche du précieux contexte archéologique. Une surveillance est néanmoins mise en place pour la suite des aménagements prévus, conduisant à la mise au jour d’autres éléments, mais bien plus fragmentaires, au sein des fondations des communs. Au vu de leur disposition, l’enfouissement de ces têtes de la galerie des rois de Notre-Dame peut être interprété comme une sorte d’inhumation. Il a peut-être été le fait de Jean-Baptiste Lakanal du Pujet, promoteur de la construction de l’hôtel Moreau, membre du Conseil des Cinq-Cents sous le Directoire, et frère de Joseph Lakanal qui a donné son nom au lycée de Sceaux et avait, lui, voté la mort de Louis XVI. Peut-être sa sensibilité monarchiste l’avait-t-elle poussé, en découvrant les têtes et les tronçons drapés parmi les matériaux de construction qu’il s’était procurés pour son chantier, à les enfouir dignement plutôt que de les équarrir et les transformer en moellons.
Quelle a été l’histoire de ces sculptures médiévales ?
Le décor médiéval de Notre-Dame n’a jamais cessé d’être repris, modernisé ou malmené suivant les périodes. La première transformation importante concerne le jubé, qui séparait le clergé des fidèles au Moyen Âge et au début de l’époque moderne. En 1699-1700, Louis XIV le fait détruire, réalisant ainsi le vœu de Louis XIII qui avait promis de vouer son royaume à la Vierge si celle-ci lui donnait un fils. Les fragments sont alors enfouis dans une fosse creusée à l’aplomb de l’ancienne tribune, puis oubliés jusqu’à leur redécouverte en 2022. Deuxième modification majeure, au XVIIIe siècle : pour faciliter le passage des croix, dais et bannières de procession par le portail central, Jacques-Germain Soufflot, à qui l’on doit le Panthéon, est chargé d’enlever le trumeau et d’entailler les deux linteaux… Enfin, à la fin de ce même siècle, les sculptures de Notre-Dame sont la cible des révolutionnaires : dans un premier temps, tous les signes associés à la féodalité et à la monarchie – fleurons des couronnes, sceptres, mitres notamment – sont supprimés sur décision administrative (et non en raison de dégradations iconoclastes comme on l’imagine parfois). Puis, fin 1793 – début 1794, c’est la dépose complète des statues qui est opérée. Elle est confiée à un entrepreneur, Varin, qui, à l’aide de chèvres, les fait basculer une à une et les entasse sur le parvis, où elles restent quelques années et encombrent la circulation. Elles disparaissent ensuite sans laisser de traces.
Comment ces différentes pièces ont-elles finalement intégré les collections du musée de Cluny ?
Les statues de Notre-Dame ont été redécouvertes fortuitement en deux endroits de Paris bien éloignés de Notre-Dame et à 150 ans d’intervalle ! Les premiers vestiges sont retrouvés en 1839 rue de la Santé, dans le XIVe arrondissement actuel, par Albert Lenoir, architecte érudit qui aménagera l’hôtel de Cluny quelques années après : en longeant le Marché au charbon qui occupait alors les lieux, il se rend compte que les bornes adossées au mur d’enceinte ne sont autres que les corps de statues à caractère religieux, qui ont été renversées et à moitié enterrées ! Identifiées comme des statues de Notre-Dame, elles sont envoyées au dépôt lapidaire de la Ville de Paris au Palais des thermes, qui allait faire partie du musée de Cluny à sa création en 1843. La deuxième découverte se produit en 1977 rue de la Chaussée-d’Antin. À la faveur de travaux d’étanchéité menés sous la cour de l’hôtel Moreau, hôtel particulier construit sous le Directoire, sont mises au jour vingt et une des vingt-huit têtes de la galerie des rois et de très nombreux autres fragments (voir encadré page précédente). De plus, certains éléments sculptés des portails épargnés lors des destructions du XVIIIe siècle rejoignent les collections du musée de Cluny quand ils sont remplacés par des copies, lors des travaux de restauration de Jean-Baptiste Lassus et d’Eugène Viollet-le-Duc au XIXe siècle.
Exposer un « livre de pierre »
L’exposition propose, comme l’indique son titre, de « faire parler les pierres ». Quelles ont été les révélations apportées par les nouvelles études des deux dernières années ?
En procédant à la dépose des éléments qui avaient été scellés en 1981 dans les murs de la salle Notre-Dame du musée de Cluny, dans un état presque archéologique, puis à leur nettoyage et à leur restauration, nous avons réussi à identifier des fragments que nous avions en réserve et dont l’appartenance à telle ou telle partie du décor était incertaine – ce qui nous permet d’aller un peu plus loin dans la reconstitution du puzzle des décors ! Par exemple, pour le portail Sainte-Anne, nous avons réussi à réunir différents éléments de la statue-colonne représentant saint Pierre qui étaient séparés depuis 1793 : la partie basse du drapé et le haut des pieds avaient été enterrés rue de la Santé, et la console sur laquelle se tenait la statue rue de la Chaussée-d’Antin ! Le rapprochement a été fait tout récemment, grâce notamment à Lise Leroux, géologue au Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH). En recourant aux ultraviolets, nous avons découvert des « fantômes » d’inscriptions qui avaient été effacées par les intempéries ou l’entretien du portail ; elles permettent d’identifier certaines statues, comme celle du roi Salomon, dont nous avons repéré le O et le M inscrits sur le livre qu’il porte entre les mains. Des vestiges extraordinaires de polychromie sont également réapparus, comme ceux des fragments de linteaux du portail central : sur l’un d’entre eux – un ange soufflant dans une trompe pour réveiller les morts –, leur répartition est telle que nous pouvons proposer une restitution du décor peint, marqué par une alternance de rouges et de verts, avec des rehauts bleus et jaunes ponctuels et des effets de dégradé. Ces découvertes confirment une fois de plus ce que l’on savait déjà mais que l’on aurait tendance à oublier : une sculpture sans sa polychromie est une œuvre profondément mutilée, privée de la moitié des informations qu’elle recelait pour les contemporains.
Le jubé enfoui à la croisée du transept
À sa destruction, le jubé a été débité en morceaux, déposés dans une tranchée creusée à son emplacement. Les éléments ont été superposés en strates, remblayés, puis recouverts d’un radier destiné à supporter le dallage. Deux cercueils en plomb ont également trouvé leur place dans ce même espace : celui d’Antoine de la Porte, chanoine qui avait versé une contribution importante pour la transformation de la cathédrale conformément au vœu de Louis XIII, et celui d’un second défunt anonyme qui, selon l’une des hypothèses émises à l’heure actuelle, pourrait être Joachim Du Bellay. Aussi surprenant qu’il puisse paraître aujourd’hui, cet enfouissement du jubé était conforme au droit canon. Celui-ci prévoyait en effet que les images du culte soient enterrées en terre chrétienne, eu égard à leur fonction passée. Choisies parmi les quelque mille fragments découverts à la croisée du transept, trente pièces sont présentées dans l’exposition : têtes, bustes, pied, mains, attributs, éléments de microarchitecture, frises à décor végétal et animal, elles viennent illustrer la grande variété des éléments mis au jour. Toutes ont été soumises, en sortie de fouille, à un traitement de stabilisation de la polychromie, préalable à leur étude.
Comment ces fragments sont-ils présentés au public ?
Les pièces sculptées des portails sont insérées dans des structures à l’échelle 1, qui permettent au visiteur d’appréhender le décor dans son ensemble. Dans le cas des statues-colonnes du portail Sainte-Anne, les parties manquantes sont restituées graphiquement sur la base d’une estampe publiée en 1729. Les fragments du jubé que nous exposons ont été choisis pour illustrer leur grande diversité – du plus monumental au plus intime – dans une scénographie qui évoque la fonction de passage qu’avait cette structure, entre fidèles d’un côté et clergé de l’autre. Nous présentons également six feuillets enluminés, peints à Paris vers 1340, qui reproduisent des scènes historiées à la fois du jubé et de la clôture du chœur : ils appartiennent à un manuscrit aujourd’hui dispersé, identifié comme une représentation des décors sculptés de Notre-Dame, grâce notamment aux légendes qui correspondent mot pour mot aux inscriptions retrouvées, au XIXe siècle, sur des morceaux du soubassement de la clôture du chœur. Le « livre de parchemin » vient ici faire écho au « livre de pierre ».
« Faire parler les pierres. Sculptures médiévales de Notre-Dame », jusqu’au 16 mars 2025 au musée de Cluny – musée national du Moyen Âge, 28 rue Du Sommerard, 75005 Paris. Tél. 01 53 73 78 00. www.musee-moyenage.fr
À voir : « Enquête sur les trésors enfouis de Notre-Dame » de Florence Tran en replay sur arte.tv