Quand les fous envahissent le Louvre (1/9). Entretien avec Élisabeth Antoine-König, co-commissaire de l’exposition
Au fil d’un parcours qui rassemble 300 œuvres provenant de 90 institutions françaises et étrangères, l’exposition du Louvre se penche sur une figure fascinante qui prend, à partir de la fin du Moyen Âge et pendant toute la Renaissance, une place éminente et singulière dans la culture visuelle européenne. Elle s’attache à montrer comment et à comprendre pourquoi ce personnage allégorique né dans les marges des manuscrits et lié au texte biblique devient peu à peu une sorte de contrepoint du discours établi, menaçant de subvertir les valeurs et l’ordre des choses.
Propos recueillis par Armelle Fayol
Dès l’ouverture du catalogue, vous utilisez le terme d’enquête pour évoquer le travail de recherche préparatoire à l’exposition. À quoi tenait la difficulté de ce personnage du fou ?
Le terme d’enquête se justifie, tout d’abord, en raison de la nouveauté du sujet, qui n’avait encore jamais fait l’objet d’une synthèse du point de vue de la représentation visuelle, et ensuite parce que l’enquête reste en cours – nous espérons susciter d’autres travaux sur ce sujet. Si le thème de la folie pathologique au Moyen Âge et à la Renaissance a déjà été étudié dans une perspective historique, le personnage du fou, qui est une figure largement allégorique, ne l’avait pas encore été alors même qu’il foisonne, dans les œuvres d’art comme sur les objets du quotidien, de la fin du Moyen Âge au début de l’époque moderne. Sa quasi-omniprésence sur des supports multiples nous a amenés à chercher les raisons de ce phénomène. Peu à peu, au fil des recherches, s’est imposée à nous l’idée que le fou était une figure clef du passage de la société du Moyen Âge à celle des Temps modernes. Non seulement ce petit personnage, qui peut être aussi gai qu’il peut être cruel et dur, s’inscrit historiquement dans ce tournant, mais il le rend possible au sens où, par les multiples formes qu’il prend, il sert d’exutoire, permet d’exprimer des interrogations, des angoisses, des crises – crise de l’Église et crise spirituelle notamment, dans l’Occident des XVe et XVIe siècles.
Quelle méthode d’enquête avez-vous suivie ?
S’agissant d’une exposition portant sur la représentation dans les arts et dans la sphère littéraire, la méthode que nous avons suivie a été essentiellement dictée par les œuvres – manuscrits, objets usuels, éléments de décors, objets précieux… –, ce qui a ancré l’enquête dans des domaines visuels et des contextes très différents. Quelques grands domaines se sont dessinés : la religion, en raison du caractère fondamental et fondateur de la figure de l’insensé dans l’Ancien Testament ; le monde profane, à travers les rituels carnavalesques, les fêtes et les danses ; l’amour, qui côtoie la folie dans la littérature courtoise et s’incarne dans des personnages comme Lancelot, Yvain et Tristan. Apparaissant ainsi dans une multiplicité de contextes que nous abordons tour à tour, et documenté par un important travail d’archives, le fou offre une sorte de vision kaléidoscopique de la période qui s’étend du gothique tardif à la fin de la Renaissance. Finalement, c’est tout l’univers visuel des hommes et femmes de cet âge de transition qui se déploie à travers ce personnage.
« Peu à peu, au fil des recherches, s’est imposée à nous l’idée que le fou était une figure clef du passage de la société du Moyen Âge à celle des Temps modernes. »
Le prologue de l’exposition situe les origines du fou dans les marginalia, phénomène strictement livresque consistant à introduire des petites scènes dessinées dans les marges des manuscrits. Que le fou soit placé dans les marges, c’est presque trop beau pour être vrai !
Le phénomène des marginalia apparaît en effet au cours du dernier quart du XIIIe siècle, autrement dit à la fin d’un siècle qui a cherché à organiser le monde et à structurer les connaissances en rédigeant de vastes sommes dans les domaines les plus importants – droit, connaissance de la nature, théologie, philosophie. À la place des rinceaux végétaux qui dominaient jusqu’alors les décors des manuscrits, on voit apparaître dans les marges des saynètes, des personnages, des créatures hybrides ou simplement étranges, autant de petits dessins au sein desquels apparaissent les premières représentations du fou. On parle à l’époque de drolleries en français, de fabulae ou curiositates en latin. Précisément parce qu’ils se situent dans les marges d’ouvrages très sérieux qui s’efforcent de mettre en ordre la Création, ces personnages hybrides ou comiques, voire les deux, mais aussi souvent érotiques ou scatologiques apparaissent comme une sorte de phénomène compensatoire, prenant le contrepied du propos qu’ils illustrent. Cette notion de renversement est indissociable du personnage du fou. À partir des marginalia l’exposition montre comment la représentation du fou, de toute petite qu’elle est à l’origine, dans les marges, envahit peu à peu tout l’espace, des vitraux au mobilier, des carreaux de pavement aux plafonds peints et à la sculpture monumentale.
L’origine du personnage du fou, selon votre approche, ne remonte pas aux textes antiques, comme on aurait pu s’y attendre, mais à la Bible.
Dans la période qui nous occupe ici, et dans la perspective de l’enquête portant sur le personnage symbolique et ses significations, le fou, d’emblée, c’est celui du psaume 52 de l’Ancien Testament : l’insensé qui nie Dieu et, se faisant, se place lui-même dans les marges du monde. Le phénomène des marginalia croise, à la fin du Moyen Âge, le succès considérable de l’iconographie du psaume 52, dont témoignent les psautiers et les livres d’heures des cours de France et d’Angleterre. L’origine de notre petit personnage est justement dans les marges ou dans les lettrines, singulièrement la lettre D qui ouvre le psaume 52 (D pour Dixit, le texte s’ouvrant ainsi : « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu ! »). L’importance du texte biblique pour le sujet qui nous occupe tient en grande partie au fait que tout l’intérêt du personnage du fou repose sur des renversements de choses, de valeurs, de termes ; or si, dans la Bible, l’insensé est celui qui nie Dieu, on trouve aussi dans le Nouveau Testament des passages qui exaltent la folie. « Folie aux yeux des hommes, sagesse aux yeux de Dieu », dit saint Paul. Saint François, le « fou de Dieu », est aussi le véritable sage.
« Le fou, d’emblée, c’est celui du psaume 52 de l’Ancien Testament : l’insensé qui nie Dieu et, se faisant, se place lui-même dans les marges du monde. »
Dans les marginalia, le fou, comme vous le disiez, se trouve parmi une foule grouillante de créatures fantaisistes ; à quoi le reconnaît-on ?
Il faut d’abord souligner que ce phénomène est progressif. Peu à peu, en se penchant sur les manuscrits de la fin du XIIIe siècle, on s’aperçoit que le fou des marginalia porte souvent un couvre-chef bizarre. Le fou en ancien français, c’est fol, qui vient du latin follis, terme signifiant à la fois le « souffle vital » et le « soufflet » ; on voit donc apparaître dans ces représentations un personnage portant un soufflet sur la tête, comme pour signifier qu’il n’a rien dans le crâne. La même idée sera exprimée ensuite par le grelot, qui deviendra véritablement le symbole de la tête vide. On voit aussi la représentation évoluer à partir de l’iconographie de l’insensé des Psaumes où, au début de la période qui nous occupe, le fou apparaît sous l’aspect d’un pauvre hère, presque nu, du moins en haillons, doté d’un bâton pour se défendre ; au cours du XIVe siècle, ce bâton se transformera en marotte, sorte de sceptre de dérision en même temps que double auquel s’adresse le fou.
Bien que le personnage change d’échelle en quittant les marginalia, il paraît conserver tout au long de la période un lien intime au texte. Le fou n’est-il pas, fondamentalement, un contrepoint apporté au discours ?
Ce lien intime au texte est essentiel. Le fou apparaît la plupart du temps dans un contexte littéraire, et le parcours d’exposition est jalonné d’étapes qui en témoignent : d’abord les marges des manuscrits, puis tout particulièrement la littérature de l’amour courtois, un peu plus tard aussi des pièces de théâtre écrites spécialement pour Mardi gras où le fou est costumé. En outre, l’exposition atteint son apogée dans une section centrée sur La Nef des fous de Sebastian Brant, publiée à Bâle pendant le carnaval de 1494 ; la publication et la traduction en plusieurs langues de cet ouvrage représentent en effet le grand moment où se fixe la figure du fou telle qu’elle est restée dans notre imaginaire avec sa marotte, ses grelots, son bonnet d’âne, sa crête de coq. Sa large et rapide diffusion a été rendue possible par le développement de la gravure, chaque publication du texte de Brant s’accompagnant d’illustrations, à raison d’une par chapitre. La diffusion de La Nef des fous fut telle qu’autour de 1500 c’est le second ouvrage le plus publié, vendu et lu après la Bible. Dans les pays de culture germanique, il s’agit véritablement d’un pilier de la tradition littéraire.
Dans la perspective que vous avez adoptée, La Nef des fous serait donc moins un point de rupture que la cristallisation d’un phénomène engagé à partir du gothique tardif ?
C’est un apogée, en fait, dans l’affirmation d’un personnage qui sert à véhiculer la contestation, la critique, la dénonciation des travers moraux de la société du temps. Juste après, on assistera à une sorte d’invasion généralisée du fou : il sera bientôt partout, devenant tout usage, puisqu’il deviendra finalement la figure de l’autre. On l’utilisera par exemple dans les querelles religieuses : ainsi des suiveurs de Brant écriront des pamphlets contre les protestants où le fou, c’est Luther, les luthériens en faisant autant contre les catholiques. Le banc d’orfèvre du musée national de la Renaissance est un objet spectaculaire qui offre une illustration haute en couleurs de cette évolution. Fleuron du cabinet de curiosités du duc de Saxe, ce banc est couvert d’un décor de marqueterie qui sera très bien mis en valeur pour les visiteurs de l’exposition.
Tout un côté présente un tournoi symbolique opposant un jouteur protestant et un catholique, orchestré par des fous. Comme l’électeur de Saxe était gagné au protestantisme, le champion catholique est figuré vaincu ; il est évacué dans une brouette poussée par des nonnes à l’habit retroussé, tandis qu’un fou leur fouette les fesses. On verra aussi dans le parcours des médailles satiriques présentant, d’un côté, la figure du pape, de l’autre, celle du fou. Plus on avance dans le siècle, plus ce personnage est partout, et en étant partout il est nulle part : son pouvoir se dilue, et le fou se dissout dans la folie du monde. On aurait voulu pouvoir montrer le tableau de Bruegel conservé à Anvers, Margot la folle ; un grand dessin de la fin du XVIe siècle exécuté d’après cette œuvre viendra tout de même illustrer ce moment où la folie est partout. Le Triomphe de la Mort du même Bruegel aurait pu aussi figurer cet apogée : le fou désormais se cache sous la table car la Mort vient le chercher ; ce n’est plus lui qui mène la danse.
Dieu, l’amour, la hiérarchie sociale, l’ordre de la raison : y a-t-il une chose que le fou laisse intacte ou est-il finalement aussi radical qu’une vanité ?
Il ne laisse pas grand-chose intact. L’évolution de la figure vers le thème de la vanité est perceptible dans le parcours, à la fin de la section dédiée au fou et à l’amour. Nous y présentons une très belle statuette en ivoire du premier quart du XVIe siècle. Reposant sur un socle sculpté d’un fou doté de sa marotte dans un jardin d’amour, cette statuette biface présente d’un côté une sorte de Vénus montrant son sexe, de l’autre la Mort sous l’aspect d’un squelette. Elle fait écho à une gravure figurant une belle dame enlacée par la Mort.
Il y a dans le parcours un moment de rupture, celui où l’on croise des fous au sens technique du terme, à la cour. Qu’est-ce qui se passe quand le fou s’incarne pour devenir le fou du roi ?
Il faut d’abord préciser que les sources archivistiques relatives aux fous de cour sont très maigres. On sait cependant que Saint Louis, véritable modèle du roi sage, avait des fous, comme en avaient la plupart des souverains du Moyen Âge. Qui étaient ces fous ? C’est compliqué à dire avec certitude en l’absence de documents historiques, mais d’après les recherches que nous avons menées, dans les comptes notamment, deux cas se présentent : d’un côté, des fous qui sont des simples d’esprit, qu’on allait probablement chercher, jeunes, dans les campagnes, et que l’on gardait à la cour ensuite toute leur vie comme des compagnons fidèles, un peu comme on gardait des animaux familiers (on parle du sot, de la sotte du roi ou de la reine) ; de l’autre côté, et de plus en plus fréquemment à mesure que l’on avance dans le temps, des fous qui sont des bouffons, des comédiens jouant au fou, faisant des plaisanteries, se moquant de tel ou tel courtisan pour divertir le souverain.
Au XVIe siècle, le nombre de ces fous « artificiels », professionnels pour ainsi dire, progresse beaucoup. Dans les romans courtois, correspondant à l’époque gothique, on croise aussi des fous de ce type dans les cours, mais aucune source historique matérielle ne vient corroborer ce point. Nous avons essayé, dans cette section de l’exposition, de montrer les personnages réels dont nous conservons les portraits, présumés pour certains, sous forme de peinture, sculpture, médaille ou gravure. Quelques-uns de ces fous ont laissé une trace dans la littérature ou dans l’imaginaire, ce qui fait l’objet, dans le parcours, d’une incursion dans le XIXe siècle. Pour le monde germanique par exemple, nous évoquons le cas de Kunz von der Rosen, qui demeura près de quarante ans aux côtés de l’empereur Maximilien Ier, et qui réapparaît au XIXe siècle dans les Tableaux de voyages de Heinrich Heine ; l’auteur allemand en fait une sorte de héros portant les valeurs de la Révolution française, venant annoncer une ère nouvelle de liberté et de bonheur. Victor Hugo, dans Le Roi s’amuse, s’est emparé quant à lui du personnage de Triboulet, l’un des fous de François Ier, pour en faire un personnage revendiquant sa liberté et sa dignité face aux courtisans abjects.
« Les sources archivistiques relatives aux fous de cour sont très maigres. On sait cependant que Saint Louis, véritable modèle du roi sage, avait des fous, comme en avaient la plupart des souverains du Moyen Âge. »
Parmi les origines du couple formé par le roi et le fou de cour figure une invention du Moyen Âge. Pouvez-vous y revenir ici ?
Le Moyen Âge, comme l’on sait, a beaucoup commenté le texte biblique. Au XIIIe siècle, la tradition populaire, à travers une littérature de type satirique, invente un personnage qui accompagne le roi Salomon, modèle de sagesse. Il s’agit d’un fou nommé Marcolf. D’origine paysanne, il est censé incarner le bon sens populaire face à l’intelligence cultivée du roi. On invente des dialogues imaginaires composant des sortes de farces en vers : à Salomon, qui prononce une sentence noble, Marcolf répond sur le même thème par des mots d’esprit qui touchent au grotesque et parfois au scatologique, mais ne sont pas dénués de sagesse.
Vous évoquiez tout à l’heure l’iconographie de la fête des Fous et du carnaval comme amorçant le déclin de la figure du fou, dissout dans une folie générale. Qu’est-ce qui s’achève, plus généralement, en ces dernières décennies du XVIe siècle ?
Les fêtes des Fous étaient organisées par l’Église, mais on voit bien, tout au long du XVIe siècle, que les autorités ecclésiastiques n’eurent de cesse d’essayer de les canaliser, voire de les supprimer – ce qui ne les empêchait pas de continuer de plus belle. Le moment où cela s’arrête vraiment, c’est le début de la Contre-Réforme : on entre dans un autre monde. L’Église supprime alors totalement ces fêtes, et parallèlement, à partir du début du XVIIe siècle, les fous de cour vont disparaître. Le fou tombe, en fait, sous le coup d’une nouvelle ère autoritaire ; il n’y a plus d’espace pour lui. Avec le fou disparaît une sorte d’hygiène, de possibilité d’exutoire. D’autres figures subversives vont prendre le relais, endossant certains aspects du fou : le paysan, mais aussi les personnages que l’on trouve dans les bambochades du XVIIIe siècle, comme la gitane, le tricheur, puis les personnages de la commedia dell’arte, tel Arlequin, qui dans son costume prend les couleurs du fou.
Dans ce récit, comment vient s’intégrer le XIXe siècle, qui dans l’exposition apparaît comme une sorte de variation sur le thème ?
Dans la première moitié du XIXe siècle, un double mouvement donne un nouvel essor à la thématique du fou. D’un côté, l’enfermement des malades mentaux est mis en question dans la perspective de la Révolution française. D’autre part, on n’hésite pas à montrer les ravages de la folie chez les souverains du passé, en pleine époque de restauration monarchique. Ainsi, Charles VI, en France, ou Jeanne la Folle, notamment en Espagne et en Belgique, offrent prétexte à une méditation sur la fragilité ou les risques du pouvoir. Dans l’exposition, trois œuvres témoignent du succès inédit du personnage de Charles VI auprès des artistes : les tableaux de François Auguste Biard et de Charles Marie Bouton et un bronze de Barye, Charles VI effrayé dans la forêt du Mans.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.