Quand les fous envahissent le Louvre (4/9). Fous du roi et rois fous
Comme sur un échiquier, la diagonale du fou trouble le raide cérémonial des cours princières. Ironie suprême, dans ce théâtre des vertiges narcissiques et de l’ambition effrénée, la figure du fou « professionnel », fléau des courtisans, croise parfois la trajectoire erratique de princes ayant – effectivement – sombré dans la démence.
L’évocation des anciennes cours médiévales et de la Renaissance en Europe appelle aisément à l’esprit la figure du « fou à gage » qui y sévissait avec bonnet à grelots et marotte. La mémoire de ce personnage ambigu est si forte que nous appréhendons, spontanément, comme une figure de fou l’emblématique casque à cornes de bélier et lorgnons dorés de l’Armurerie royale britannique. En vérité, les cornes feintes furent rajoutées a posteriori (avant 1547), et ce casque s’insère, au premier chef, dans une esthétique du grotesque que l’on rencontre chez nombre de maîtres armuriers de la Renaissance comme Seusenhofer à Innsbruck justement, mais l’intuition initiale n’est pas dénuée de fondement. Les documents figuratifs comme l’album dit « Thun-Hohenstein » conservé à Prague confirment l’existence de modèles d’armures calqués sur la physionomie à la fois dérisoire et inquiétante du fou de cour.
Fous de cour
On les appelle jongleurs (jester en anglais), fous, plus tard bouffons (de l’italien buffone dérivant, notamment, de la racine onomatopéique buff exprimant le gonflement des joues). D’abord itinérants et polyvalents – ils sont jongleurs, pantomimes ou montreurs d’animaux –, ils tendent à se spécialiser et se sédentariser au XIIIe siècle, concomitamment au « perfectionnement » de l’univers curial en Europe, réservant désormais leurs saillies, mots d’esprit ou obscénités déstabilisantes à la cour des puissants personnages qui les emploient. Leur origine est complexe. Elle voit converger, de manière incertaine, des éléments très anciens et d’autres plus spécifiquement médiévaux. On rappellera ces divinités sarcastiques qui perturbent, parfois tragiquement, les cours célestes mythologiques (le Momos/Momus de l’Olympe, Loki dans la religion des anciens peuples scandinaves) ainsi que le mythe archétypal du Fripon ou Trickster centré sur une figure néfaste que les anthropologues qualifient de « décepteur » (au sens de celui qui trompe, qui trahit). On se souviendra encore du « bouffon » et du maure contrefait qui mettaient déjà en joie les convives d’Attila selon le témoignage d’intrépides diplomates-historiens grecs du Ve siècle envoyés auprès des Huns. On ne saurait manquer, de même, d’évoquer, dans la Rome antique, l’esclave qui se tenait aux côtés d’un général victorieux lors de son triomphe et lui rappelait, dans l’ivresse du succès, sa condition de mortel (Hominem te esse memento).
Un double inversé
Familiers des cours princières, seigneuriales mais aussi ecclésiastiques, les fous appartiennent d’abord, au même titre que certains animaux, à cette catégorie de « signes » ostentatoires qui caractérisent le train de vie dispendieux des grands. Tout en étant eux aussi des « curiosités », les fous – et les nains – de cour répondent d’abord à une logique, si l’on ose dire, distincte : celle du « double inversé ». Il existe en effet une forme de symétrie entre le maître et son fou, le sceptre et la marotte, l’un étant l’envers dérisoire de l’autre. Cette symétrie est sensible dans le fait que l’un des plus célèbres fous de l’histoire de France, Triboulet, qui servit François Ier, appelle le souverain « mon cousin » comme le ferait un prince, de pair à pair.
Triboulet, bouffon de René d’Anjou
Le Triboulet dont il est question ici n’évolua pas à la cour de François Ier, mais auprès de René d’Anjou (1409-1480), comte de Provence, duc d’Anjou et roi de Naples. L’étymologie de ce nom est incertaine. On a supposé un lien improbable avec le tribo provençal, instrument qui servait à la trépanation et, plus vraisemblablement, avec l’ancien verbe tribuler ayant donné tribulé, tribouillé signifiant tourmenté (« jouet de tous »), mais aussi secoué, agité (ce qui renvoie à la culbute du fou). Triboulet serait donc un nom générique de bouffon1 porté initialement, entre le milieu du XVe siècle et 1480, par un personnage, célèbre en son temps, qui servit le roi René, lequel semble l’avoir beaucoup apprécié. Acteur comique, nain et bouffon de cour, Triboulet est considéré comme un écrivain important de farces et de sotties et possiblement de la plus célèbre d’entre elles : La Farce de Maître Pathelin. L’autre singularité de ce fou ne manquant pas d’esprit est qu’il jouit, d’emblée, d’une iconographie, ainsi qu’on pourra le vérifier au Louvre. Un relief en marbre et des médailles de bronze, dus à un maître de la Renaissance italienne, Francesco Laurana, fixent ses traits, ce qui l’apparente presque à un dignitaire de l’univers curial. Il est, en outre, le héros posthume d’un manuscrit enluminé – où il apparaît à cinq reprises – reproduisant la Complainte de Triboulet contre la mort (La Haye, Bibliothèque royale). La plainte du brave fou contre la faucheuse ne le soustrait pas à son office. Alas, poor Yorick !
1 Il n’est cependant pas exclu que le premier Triboulet ait simplement porté son propre patronyme, nom de famille provençal honorablement connu au Moyen Âge.
La terreur des courtisans
Plus on avance dans le temps et plus les véritables simples d’esprit (fol naïs en ancien français) tendent à céder la place à des personnages interprétant un rôle (l’anglais parlera de counterfeit fool), la pertinence du fou de cour dans l’arène politique, son efficacité, supposant une posture cultivant, à la rigueur, un « naturel » excentrique. Terreurs des courtisans qu’ils accablent de leurs piques ou qu’ils singent dans leurs ridicules, interprètes – retors, mais utiles – de leur maître, les bouffons de cour, une fois parvenus à la notoriété, peuvent prétendre à l’honneur d’une effigie exécutée, parfois, par les mêmes artistes que ceux qui portraiturent les grands du Moyen Âge tardif ou de la Renaissance.
« Remarquez aussi que les fous possèdent un don qui n’est pas à dédaigner : seuls ils sont francs et véridiques. Or, quoi de plus louable que la vérité ? »
Érasme, Éloge de la Folie, 1511, XXXVI.
Nous montrons ici la fameuse effigie censée représenter Gonella, fou appartenant à la maison des Este de Ferrare, assez généralement attribuée à Jean Fouquet. Des portraits semblables figurent dans l’exposition du Louvre. Parmi les innombrables « fous du roi » demeurent surtout présents, dans la mémoire collective, ceux du début des Temps modernes. Pour le cas français, on citera, outre Triboulet, Cathelot, naine et « folle » de la reine Claude de France puis de sa fille Marguerite (car il y a aussi des femmes qui officient dans la profession en France et en Angleterre, telle Jane Foole sous les Tudors), le vaillant Chicot sous Henri III et, sous Louis XIII et Louis XIV, L’Angély1, lequel clôt chez nous « l’âge d’or » de la folie de cour, du moins officiellement.
La folie couronnée
Mais que se passe-t-il lorsque c’est le prince qui est authentiquement « fou » ? À l’instar de la Bible ou de la mythologie grecque, l’histoire européenne recèle son lot de princes et princesses ayant sombré dans la démence. Parmi les plus fameux, on citera le roi de France Charles VI, surnommé « le Fol », pendant la guerre de Cent Ans, Jeanne de Castille, dite « Jeanne la Folle », mère de l’empereur Charles Quint, et, au XVIIIe siècle, le roi d’Angleterre George III (la liste n’est ni exhaustive ni close…). Les désordres mentaux royaux avaient pour première conséquence de plonger les royaumes dans le désarroi, parfois le chaos, l’aliénation, même patente, d’un prince « de droit divin » ne donnant pas lieu à sa destitution, mais seulement à une régence, souvent délétère. Le cas de Charles VI est exemplaire puisque le malheur voulut que son règne, au cours duquel des moments de lucidité alternaient avec des périodes d’aliénation, fût particulièrement long (1392-1422), ce qui faillit bien offrir à la couronne anglaise un avantage définitif sur sa rivale. Le chroniqueur Jean Froissart rapporta les épisodes ténébreux de cette période chaotique, évoquant, notamment, ce « bal des Ardents » donné à l’hôtel Saint-Pol à Paris en janvier 1393, où le roi faillit brûler vif en même temps que les autres danseurs travestis, pour l’occasion, en « sauvages » hirsutes, comme on peut le voir dans un exemplaire illustré de la chronique de Froissart qui se trouve présenté à l’exposition du Louvre.
De l’histoire au théâtre
La symétrie du fou du roi et du roi fou se retrouve dans l’immense corpus mettant en scène les deux figures dans la littérature et l’art figuratif européens, parfois simultanément, comme dans Le Roi Lear (1606). Shakespeare, à travers cette dernière pièce mais aussi l’invention des personnages de Touchstone (Comme il vous plaira, 1599) et surtout de Feste (La Nuit des rois, 1602), doit être crédité d’un rôle décisif dans la cristallisation du mythe moderne du fou de cour tout à la fois paradigme de liberté subversive et révélateur, au sens quasi chimique, de la corruption de la société et de l’inquiétante minceur de ce qui sépare, en vérité, le monde des gens « raisonnables » de celui des insensés. Fasciné par l’ambivalence du théâtre shakespearien, le XIXe siècle historiciste et romantique considérera avec une acuité particulière le trope de la sagesse du fou et le paradigme, éminemment tragique, du souverain dément, lesquels ont pour point commun de faire cohabiter un être déchu et un être sublime. C’est ainsi que les personnages historiques déjà cités devinrent des sujets. Triboulet fournira son personnage principal à Victor Hugo dans le drame romantique Le Roi s’amuse (1832), qui lui permettra d’éreinter les élites de son temps – la pièce sera aussitôt interdite – avant de servir de matière au Rigoletto de Verdi (1851). Chicot, le fou bretteur, seul ami loyal d’Henri III, est un personnage clef de la Dame de Monsoreau (1846) et des Quarante-cinq (1847-1848) d’Alexandre Dumas (et Auguste Maquet) et, assurément, celui qui jouit de la sympathie de l’auteur – Dumas trouvant en lui une sorte d’interprète.
Des figures terribles et fascinantes
Pour quitter la sphère des littérateurs pour celle des peintres, Matejko, dans l’un des plus célèbres tableaux polonais du XIXe siècle, dépeint, en 1862, le bouffon du roi Sigismond Ier, Stańczyk, semblant seul prendre conscience de la gravité de la situation après que la Pologne des Jagellon a perdu Smoleńsk au profit des Russes, en 1514. Pendant que les courtisans se divertissent au bal, il est, lui le fou écarlate, le détenteur paradoxal, lucide et tragique, du sens de l’État.
Quant au « paradigme de Nabuchodonosor », comme on l’appelle parfois, il attira surtout les artistes figuratifs à travers les figures terribles et fascinantes de Charles VI et de Jeanne de Castille. L’infortuné roi de France, le climat délétère dans lequel il vécut, le couple qu’il formait avec Isabeau de Bavière (probablement l’une des reines les plus détestées, en tout cas les plus calomniées de notre histoire, avant Marie-Antoinette) fournissaient un matériau dramatique pour le moins prometteur. La situation du roi malade, envoûté ou possédé (la chose ne faisait pas de doute), attira à son chevet prêtres, médecins, mages et charlatans de toute espèce au cours de son règne. François Auguste Biard, dans un climat très théâtral qui lui fut reproché par la critique au Salon de 1839, nous dépeint le souverain victime d’hallucinations, avec, à ses côtés, une Isabeau « femme fatale » et, à l’arrière-plan, deux augustins exorcistes (il s’agit probablement des deux religieux gascons ou languedociens qui furent décapités et découpés en quartiers en 1398, dans un climat irrespirable de sorcellerie, après avoir échoué à soulager le souverain), conférant à l’ensemble un caractère assez grand-guignol.
Une princesse tourmentée
Un quart de siècle plus tard, le Belge Willem Geets échappe à ce travers dans l’Exorcisme de Jeanne de Castille, dite la folle, articulé autour d’une opposition efficace entre un groupe de figures et un personnage esseulé. Réputée avoir été victime de son amour exclusif, névrotique, pour un époux, Philippe le Beau, à qui elle survécut interminablement (1506-1555), cette souveraine révoltée de la Renaissance, maintenue recluse par ses proches, passionna littérateurs, musiciens et peintres au XIXe siècle. Geets, au-delà d’une séance d’exorcisme, représente surtout, dans un clair-obscur oppressant, la solitude absolue d’une princesse tourmentée, déstabilisée politiquement et cernée de forces hostiles, réelles ou imaginaires.
1 « Bouffon » autant que maître chanteur, L’Angély fut chassé de la cour de Louis XIV, sans être remplacé.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.