Quand les fous envahissent le Louvre (7/9). La folie selon Bosch
Un jugement hâtif et superficiel porté sur l’art de Bosch conduit aisément à l’associer de près à la folie et à voir en lui l’explorateur, halluciné, d’un monde « renversé » modelé par une sorte de dérèglement général qui est d’abord de nature théologique.
Ce préjugé est fâcheux parce qu’il borne – a priori – la compréhension de sa contribution à l’art de son temps et incite à méconnaître la grande cohérence interne de son œuvre (ce seul argument n’invalidant certes pas, à lui seul, l’hypothèse de la folie…). Il insiste, à l’excès, sur l’idiosyncrasie d’un maître qui ne fut nullement un « électron libre ». Hieronymus van Aken dit Bosch (le surnom est probablement tiré du nom flamand de la ville brabançonne où il vécut et où il était peut-être né : ‘s-Hertogenbosch, littéralement « Le bois du duc »), fut, au contraire, une sorte de notable ayant fait un beau mariage. Important contribuable dans sa cité, il apparaît bien inséré dans les cadres sociaux et religieux de son temps.
Sa clientèle, les premiers collectionneurs de ses œuvres se recrutent parmi les membres des maisons aristocratiques les plus huppées (et les plus chatouilleuses sur les questions d’orthodoxie, à commencer par les Habsbourg). Sa singularité, et cela n’ôte rien à sa grandeur, cesse de paraître absolue quand on constate que la trame du monde boschien est tissée par des siècles d’illustrations fantastiques, hybrides et obscènes qui occupent, de manière plus ou moins clandestine, les marges (marginalia) des manuscrits médiévaux. Enfin, il convient de souligner que la « formule » et l’esthétique mises au point par l’artiste néerlandais connurent une formidable vogue suscitant des émules sans nombre jusqu’à ce qu’un artiste, aussi grand que lui, Pieter Bruegel, un demi-siècle après sa disparition, continue et approfondisse cette veine.
Un résumé du monde ?
De bonne facture, Concert dans un œuf (Lille, Palais des beaux-arts) fait justement partie de ces tableaux « d’imitateurs » de Bosch dont on ne sait s’ils s’enracinent dans une œuvre perdue (la chose semble probable, le point est discuté) ou s’ils sont des sortes de variations « à la manière de », comme en font les musiciens à partir d’un thème. Le tableau, qui emprunte divers motifs à Bosch et semble procéder de sa Nef des fous, paraît consister, à première vue, en un rassemblement de déments (l’entonnoir !) enclos dans la coquille d’un œuf dont la riche symbolique religieuse et alchimique se prête à maintes interprétations. On retiendra ici la possibilité d’une sorte de raccourci du monde, moins un monde de fous, au sens clinique, qu’un monde enfermé dans l’erreur au sens du théologien. Accaparé par l’interprétation d’une chanson profane, légère, de Claude Créquillon publiée en 1549, cet orchestre et ce chœur dérisoire, composé de clercs et de laïcs, s’enferrent, avec une sorte de transport, dans une divagation collective sans issue.
Tant vont les cruches à l’eau…
Répétée par un dessin incisif (l’un des rares qui soient attribués, sans réserve, à Bosch1), la Nef des fous du Louvre développe la même vision de « fous » qui sont, au premier chef, des pécheurs s’ébattant dans un cadre également clos, compendium du monde. Conformément à l’enseignement de l’Ancien Testament, la folie pécheresse est celle qui « nie Dieu » au profit de vaines activités et de plaisirs illusoires. Occupée par un équipage de gloutons et de soiffards, la dite « nef des fous » – tributaire ou non du livre publié en 1494 par Sebastian Brant – vogue à sa perte. Le tableau (dont l’Art Gallery de l’université de Yale conserve un fragment) correspond au volet gauche d’un triptyque démembré. Dans l’économie de l’ensemble, le volet de droite, La Mort et la Misère (Washington, National Gallery of Art), fustigeait, après l’excès de prodigalité du glouton, l’abus de parcimonie de l’avare. Perdu, le panneau central illustrait probablement d’autres péchés capitaux (Orgueil, Envie, Luxure, Colère et Paresse), la représentation critique – et paradoxalement fascinante – des vices de l’humanité étant, par excellence, le thème de l’artiste.
La pierre de folie
L’Excision de la pierre de folie (Madrid, musée du Prado) attribué à Bosch (ce point fait débat parmi les experts) est une œuvre contradictoire. En se référant implicitement à la médecine antique, elle semble postuler que la lithotomie par trépanation peut guérir de la folie, maladie qui quitterait donc ici le domaine de la théologie pour celui de la médecine. Dans le même temps, les personnages qui entourent le patient, particulièrement le praticien coiffé d’un entonnoir, n’ont rien pour inspirer la confiance, et que penser de cette pierre de folie qui se révèle être une fleur ? Le texte en néerlandais qui court en haut et en bas du tondo (et que l’on peut traduire ainsi : « Maître, coupe vite cette pierre / Mon nom est Lubbert Das ») pose plus d’énigmes qu’il n’en résout. Le gros paysan crédule sera-t-il débarrassé, par le trio charlatanesque, de son mal, peut-être une « folie d’amour » ? Lubben, sous sa forme verbale, pourrait, en effet, renvoyer à la castration (et Das au blaireau…), et certains exégètes ont supposé que la pierre-fleur et d’autres objets signifiants du tableau – le poignard, auquel on pourrait ajouter les pantoufles – participaient de la symbolique de la luxure. Pauvre Lubbert pris entre de pareils rebouteux et un peintre sarcastique !
1 Le dessin du Louvre n’est probablement pas un dessin préparatoire, mais un ricordo qui conserve la mémoire d’une œuvre dont l’artiste s’est dépossédé.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.