Quand les fous envahissent le Louvre (8/9). Des Lumières aux années 1880. Le fou sous l’œil du psychiatre

Tony Robert-Fleury, Le Docteur Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière (détail), en 1795, 1876. Huile sur toile, 355,5 x 496 cm. Paris, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée de la Révolution française de Vizille.

Tony Robert-Fleury, Le Docteur Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière (détail), en 1795, 1876. Huile sur toile, 355,5 x 496 cm. Paris, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée de la Révolution française de Vizille. © Photo Josse / Bridgeman Images

Les Lumières, qui imposent l’idée d’un progrès du savoir et d’un usage libre de la raison, amorcent la transformation du regard porté sur les fous. Devenant champ d’expertise du médecin et objet de soin thérapeutique, la folie est scrutée, décrite, classifiée, mais laisse paraître du même coup sa part de souffrance irréductible.

Les illustrations de cet article s’échelonnent sur cent cinquante ans, entre les années 1730 et les années 1880. Cette période représente un temps de transition majeur dans l’histoire de la prise en charge sociale de la folie : elle consacre l’émergence d’une spécialisation médicale qui se déploie dans le champ professionnel, institutionnel, thérapeutique et qui va durablement influencer la façon de représenter la folie. Si une forme de permanence traverse ces images – on y décèle une folie furieuse qu’il s’agit de contenir, une folie asociale qu’il importe de maîtriser –, elles témoignent, considérées ensemble de façon chronologique, de l’essor d’un projet d’assistance d’ordre médical dans un premier temps et, dans un second temps, au XIXe siècle, de la construction d’une classification moderne des maladies mentales.

« Les représentations de l’époque traduisent bien cette volonté d’identifier sur les corps, sur les visages, dans les comportements les nouvelles formes d’aliénation mentale du siècle. »

Un lieu pour les fous

Les images les plus anciennes de ce petit ensemble situent la folie du côté de l’étrangeté absolue. Les fous et folles dépeints par William Hogarth au XVIIIe siècle, dans le cadre d’un des plus vieux établissements pour les insensés, que les Anglais surnomment Bedlam, sont réduits à une apparence et des comportements associés à l’animalité1. Nus pour certains, affublés d’accessoires singuliers – chapeau conique ou couronne –, ils rappellent un peu les scènes fantasmatiques de Jérôme Bosch. À voir ce tableau, on entend presque l’anarchie sonore des cris, du violon et du chien aboyant sur le personnage mélancolique. Les chaînes sont omniprésentes. L’assemblée n’est qu’une adjonction de délires singuliers dont aucun ordre ne paraît venir à bout. À l’image de rares institutions européennes de cette époque comme Charenton, l’établissement anglais s’est certes spécialisé dans la prise en charge des insensés, mais il en tire surtout profit en faisant, par exemple, visiter les lieux pour quelque argent.

William Hogarth, Le Libertin à Bedlam, planche 8 de La Carrière d’un libertin, 1735 (éd. 1763). Gravure, 35,6 x 40,5 cm. Londres, London Metropolitan Archives.

William Hogarth, Le Libertin à Bedlam, planche 8 de La Carrière d’un libertin, 1735 (éd. 1763). Gravure, 35,6 x 40,5 cm. Londres, London Metropolitan Archives. © London Metropolitan Archives / Bridgeman Images

La folie donnée en spectacle

Le spectacle de la folie, bien établi dans la société, ne s’éteindra pas si rapidement : il est encore possible d’en profiter dans les hôpitaux parisiens du début du XIXe siècle. L’Enclos des fous de Francisco Goya (1793), qui prend sa source dans les réminiscences de jeunesse du peintre, précède d’une vingtaine d’années un autre tableau réalisé sur le même sujet, La Maison des fous. Les présences sont fantomatiques, et certaines à peine discernables dans la pénombre. Dans un cachot à ciel ouvert, espace clos qui permet d’épargner les chaînes, les corps, presque tous nus, sont indistincts, entrelacés, en lutte. Le bruit et la fureur semblent indomptables, même sous le fouet du gardien. La folie forme une inhumanité indivise sans espoir de retour.

Francisco de Goya y Lucientes, La Maison des fous, 1814-16 (?). Huile sur bois, 45 x 72 cm. Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.

Francisco de Goya y Lucientes, La Maison des fous, 1814-16 (?). Huile sur bois, 45 x 72 cm. Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando. © akg-images

Fou et médecin : le tournant aliéniste

Les tableaux de Hogarth et de Goya, où le fou apparaît comme un autre irréductible, sont pourtant contemporains d’une transformation radicale en Occident, qui voit se consolider un discours tendant à faire de l’insensé un être aliéné temporairement à lui-même. C’est la philosophie qui sous-tend l’émergence des médecines aliénistes occidentales au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Les aliénistes, formés dans une nouvelle approche clinique qui commence à se détacher nettement des fondements hippocratiques de la médecine, adressent aux États européens leurs projets de réintégration civique des fous. Pour ce faire ils réclament des moyens institutionnels leur permettant de placer les malades sous leur domination thérapeutique. L’idéal de correction des aliénés l’emporte. L’isolement, parfois les chaînes, bientôt la contention mécanique sous forme de camisole restent de mise, mais ces pratiques deviennent l’attribut des médecins confortés ainsi dans leurs pouvoirs.

Tony Robert-Fleury, Le Docteur Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière, en 1795, 1876. Huile sur toile, 355,5 x 496 cm. Paris, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée de la Révolution française de Vizille.

Tony Robert-Fleury, Le Docteur Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière, en 1795, 1876. Huile sur toile, 355,5 x 496 cm. Paris, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée de la Révolution française de Vizille. © Photo Josse / Bridgeman Images

Libérer le peuple asilaire

C’est ce basculement qui est perceptible dans les représentations du premier XIXe siècle. À l’image du tableau figurant Philippe Pinel libérant de leurs chaînes les malades de la Salpêtrière, c’est l’ordre médical qui est dépeint comme un outil de civilisation de la fureur insensée. Une nouvelle ère de l’assistance philanthropique s’y trouve célébrée qui, si elle ne change pas foncièrement les pratiques de soin, peut se laisser voir comme révolutionnaire, que ce soit au temps de Pinel (sous la Terreur) ou un demi-siècle plus tard, durant la Seconde République, lorsque Charles Muller met en scène le personnage de Pinel dans une œuvre qui fait coïncider l’acquisition des libertés et l’avènement de la médecine des fous – l’aliéniste français y apparaît comme libérant le peuple asilaire. Dans La Maison des fous de Wilhelm von Kaulbach (1835), les aliénés sont sous bonne garde d’un homme aux clefs. Le peintre individualise les souffrances psychiques des membres de l’assemblée asilaire, souffrances qui se lisent sur les visages. Dans chacune des figures représentées on peut reconnaître un type d’aliénation mentale figurant parmi ceux répertoriés dans les ouvrages savants du premier XIXe siècle : maniaques, mélancoliques, monomanes commencent à être identifiés sur ces représentations d’un nouveau genre.

Wilhelm von Kaulbach, La Maison des fous, vers 1835. Mine de plomb sur papier, 48,4 x 64,3 cm. Cambridge, Harvard Art Museums, Fogg Museum.

Wilhelm von Kaulbach, La Maison des fous, vers 1835. Mine de plomb sur papier, 48,4 x 64,3 cm. Cambridge, Harvard Art Museums, Fogg Museum. © Harvard Art Museums / Bridgeman Images

La monomanie ou la folie intime

Car au-delà de l’ordre asilaire qui se décèle dans ces murs, ces clefs et ces chaînes, au-delà du pouvoir médical qui apparaît in situ, c’est un nouvel ordre savant que l’on perçoit dans les représentations du premier XIXe siècle. L’aliénisme de cette époque ne distingue pas des centaines de formes différentes de souffrance psychique comme on le fait aujourd’hui dans les manuels diagnostiques et statistiques qui servent à coder les troubles psychiatriques de nos contemporains. Ces premiers psychiatres (on les appelle surtout comme cela au XXe siècle) héritent des conceptions antiques qui distinguaient des formes frénétiques, furieuses et mélancoliques de folie. Mais ils s’en détachent pour élaborer de nouvelles entités morbides qui doivent beaucoup à la psychologie du temps et à une nouvelle manière de classer les maladies et les individus qui en sont atteints. Les représentations de l’époque traduisent bien cette volonté d’identifier sur les corps, sur les visages, dans les comportements les nouvelles formes d’aliénation mentale du siècle. On ne sait à quelle fin Théodore Géricault a peint sa série consacrée aux monomanes vers 18202. L’idée qu’il ait répondu à une commande de l’aliéniste Étienne Georget est aujourd’hui contestée. Il n’empêche, cette série colle à la description la plus contemporaine des souffrances psychiques.

Théodore Géricault, La Monomane du jeu, 1819-22. Huile sur toile, 77 x 65 cm. Paris, musée du Louvre.

Théodore Géricault, La Monomane du jeu, 1819-22. Huile sur toile, 77 x 65 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – P. Fuzeau

De nouveaux outils de compréhension

Jean Étienne Esquirol vient alors de porter sur les fonts baptismaux la nouvelle catégorie des monomanies. À la classification pinélienne en quatre formes – mélancolie, manie, démence, idiotie – s’ajoute ainsi une classification souple, illustrée par Tardieu en 1816, qui permet de désigner non des maladies distinctes mais des états qu’un même individu peut traverser dans sa vie. Géricault dépeint les visages de ces êtres souffrants de la manière la plus fine qui soit. L’observation clinique des aliénés se dote, avec ces œuvres, de nouveaux outils de compréhension et de formation. Bientôt la photographie viendra prendre cette place, mais déjà la façon dont les visages des monomanes de Géricault se détachent sur fond noir préfigure cette manière d’identifier les individus malades : ces portraits reflètent parfaitement ce temps d’une psychiatrie qui investigue les passions en tant que source de folie, une folie subjectivée, intériorisée, intime, qui n’a plus grand-chose à voir avec la folie spectaculaire des représentations du XVIIIe siècle.

Ambroise Tardieu, planche VII de l’Atlas de 27 planches du livre Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal d’Étienne Esquirol, J.B. Baillère et Ch. Savy (éd.), Paris et Lyon, 1838. Ouvrage in-8. Londres, British Library.

Ambroise Tardieu, planche VII de l’Atlas de 27 planches du livre Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal d’Étienne Esquirol, J.B. Baillère et Ch. Savy (éd.), Paris et Lyon, 1838. Ouvrage in-8. Londres, British Library. © British Library archive / Bridgeman Images

Folie et souffrance

Contrairement à la folie spectaculaire décrite par Goya et Hogarth, profondément « autre », celle des monomanes de la première décennie du XIXe siècle est une folie du tout venant en laquelle chacun peut se projeter. N’en est-elle pas plus inquiétante encore ? L’autoportrait de Courbet (vers 1844-48), présenté dans l’exposition du Louvre, le suggère, ouvrant une nouvelle ère dans la représentation de l’angoisse et de la folie. Le jeune Gustave Courbet, dans ce tableau inachevé, donne à voir un sujet, au sens thérapeutique du terme, au bord du suicide ; il témoigne de l’expérience psychique de l’artiste.

Gustave Courbet, Portrait de l’artiste, dit Le Fou de peur, vers 1844-48. Huile sur toile marouflée sur panneau, 60,5 x 50 cm. Oslo, The National Museum.

Gustave Courbet, Portrait de l’artiste, dit Le Fou de peur, vers 1844-48. Huile sur toile marouflée sur panneau, 60,5 x 50 cm. Oslo, The National Museum. Photo service de presse. Photo CC BY 4.0 / Nasjonalmuseet – A. Hansteen Jarre

Une question politique

La gravure de Meyer que nous reproduisons ici s’inscrit dans un registre comparable. Elle s’appuie sur un modèle d’André Gill, caricaturiste célèbre qui fut interné à Charenton en 1881 et dont la folie fut d’autant plus médiatique que rien ne la laissait présager. Comme le relate Aude Fauvel3, l’histoire de ce tableau est éclairante. Présenté par Gill au Salon de 1882, il représente un fou encamisolé ayant avec le peintre quelques traits communs et la même haute taille. Probablement jugée choquante, l’œuvre sera écartée des regards du public. Le tableau a été perdu, et seule cette gravure d’Henri Meyer lui a permis d’arriver jusqu’à nous. Il est pourtant contemporain d’un premier mouvement anti-aliéniste dont les relais littéraires et journalistiques sont loin d’être négligeables. Dans la décennie 1880, la figure du fou devient en effet politique, et la contestation des abus de l’aliénisme prend place dans la critique sociale des autoritarismes fin-de-siècle. C’est qu’entre le tableau de Courbet et celui de Gill, quarante années se sont écoulées. L’expérience asilaire est devenue assez commune. Des asiles ont été installés dans la plupart des départements. En 1838 une grande loi a défini clairement la manière dont les individus malades pouvaient y être placés. Toute une nouvelle économie du soin psychiatrique et de la gestion de la dangerosité se met en place, qui transforme considérablement les représentations de la folie. D’exceptionnelle et spectaculaire au XVIIIe siècle la folie enfermée est devenue une expérience courante, médiatisée et objet de débat.

André Gill (gravé par Henri Meyer), Le Fou, 1882. Gravure sur bois, 33,4 x 19,7 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

André Gill (gravé par Henri Meyer), Le Fou, 1882. Gravure sur bois, 33,4 x 19,7 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

1 Au sujet de Bedlam, voir Harris J. C., « A Rake’s Progress: “Bedlam” », Arch Gen Psychiatry 60(4), 2003, 338–339.

2 Voir Montazami M., « Les monomanes de Géricault : une vie infâme dans l’histoire de l’art », Images Re-vues, 11 2013.

3 Fauvel A., « Punition, dégénérescence ou malheur ? », Revue d’histoire du XIXe siècle, 26/27 2003, 277-304.

« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.