Tirer l’aiguille : Pont-Aven honore les Nabis au féminin

Paul Sérusier (1864-1927), Les Parques ou La Tapisserie, 1924. Huile sur toile, 81,5 x 130 cm. Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

Paul Sérusier (1864-1927), Les Parques ou La Tapisserie, 1924. Huile sur toile, 81,5 x 130 cm. Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Photo service de presse. © Pierrain

Après « Artistes voyageuses. L’appel des lointains » et « Anna Boch. Un voyage impressionniste », le musée de Pont-Aven continue à remettre en lumière la place des femmes dans l’histoire de l’art. Sa nouvelle exposition, qui bénéficie du partenariat exceptionnel du musée d’Orsay, envisage les Nabis sous l’angle inédit de leur entourage féminin, trop longtemps restreint aux rôles de muse et de modèle.

À moitié dissimulée à l’extrémité du tableau, une jeune femme se distingue du groupe d’admirateurs qui entourent une nature morte de Cézanne. Marthe Meurier, l’épouse de Maurice Denis, semble presque se fondre parmi les toiles accrochées aux murs. Les teintes de ses vêtements et de son chapeau la rapprochent plus des œuvres de la galerie que des hommes en costumes sombres qui lui tournent le dos. Mais son regard vif, dirigé vers le spectateur, retient l’attention. Et la lorgnette dorée qu’elle tient à la main montre qu’elle s’apprête à examiner les tableaux et à prendre part au débat esthétique.

Maurice Denis (1870-1943), Hommage à Cézanne, 1900. Huile  sur toile, 182 x 243,5 cm. Paris, musée d’Orsay.

Maurice Denis (1870-1943), Hommage à Cézanne, 1900. Huile sur toile, 182 x 243,5 cm. Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais / Adrien Didierjean

Modèles, mais pas que

La présence discrète de Marthe dans Hommage à Cézanne de Maurice Denis est emblématique de la manière dont les Nabis considéraient les femmes de leur entourage. Si les figures féminines liées aux treize artistes masculins – Mogens Ballin, Pierre Bonnard, Maurice Denis, Henri-Gabriel Ibels, Georges Lacombe, Aristide Maillol, Paul Ranson, József Rippl-Rónai, Ker-Xavier Roussel, Paul Sérusier, Félix Vallotton, Jan Verkade et Édouard Vuillard – ont essentiellement tenu le rôle de modèle, elles ont néanmoins souvent participé de manière plus active à leurs créations.

Mères, sœurs, compagnes, épouses

À Pont-Aven où Paul Sérusier réalisa, en appliquant les conseils de Gauguin, Le Talisman qui donna naissance à l’esthétique nabie, une exposition en 150 œuvres envisage le travail de cette confrérie artistique masculine à travers le prisme féminin. L’abondance des représentations de femmes occupées à des travaux d’aiguille permet de filer la métaphore du tissage et de la couture afin d’explorer les multiples rôles des mères, des sœurs, et surtout des compagnes et des épouses des Nabis. Cette étude de l’intimité de la création artistique réévalue la contribution de ces femmes à leurs œuvres.

« L’abondance des représentations de femmes occupées à des travaux d’aiguille permet de filer la métaphore du tissage et de la couture afin d’explorer les multiples rôles des mères, des sœurs, et surtout des compagnes et des épouses des Nabis. »

Maurice Denis, Madame Ranson au chat, 1892. Huile sur toile, 89 x 45 cm. Saint-Germain-en Laye, musée départemental Maurice-Denis.

Maurice Denis, Madame Ranson au chat, 1892. Huile sur toile, 89 x 45 cm. Saint-Germain-en Laye, musée départemental Maurice-Denis. © RMN-Grand Palais (musée Maurice-Denis) / Benoît Touchard

Du modèle à l’assistante

Malgré la modernité de leur esthétique, les Nabis conservaient et transcrivaient une vision conventionnelle de la femme. Leurs épouses se devaient avant tout d’être des maîtresses de maison accomplies, selon le rôle qui leur était traditionnellement assigné. France Rousseau, l’épouse de Paul Ranson, qui recevait les Nabis dans son appartement parisien du 25 boulevard du Montparnasse tous les samedis après-midi, incarnait parfaitement cet idéal féminin. Dans Madame Ranson au chat, Maurice Denis la représente en train de servir le thé. L’élégante arabesque que dessine sa robe semblerait presque la réduire à un motif décoratif. Pourtant, après la mort de son mari, ce fut bien France qui reprit les fonctions qu’il assurait à la tête de l’Académie Ranson. Elle dirigea pendant plus de vingt années l’école d’art que le couple avait créée en 1908. Paul Sérusier lui rendit hommage en assurant que France Ranson « exige la mise au féminin du mot “Nabi” ».

Grandes commandes

L’entourage familial joua en effet un rôle majeur dans la création artistique des Nabis. Gabrielle Wenger, dont la fille Marthe épousa Georges Lacombe, en fut l’une des plus importantes mécènes. Elle commanda à son beau-fils et à Paul Sérusier de grands décors peints, dont le cycle Les Âges de la vie réalisé par Georges Lacombe. Elle acquit aussi des œuvres sculptées par son beau-fils, et en particulier ses sculptures d’Isis et de Marie-Madeleine et ses célèbres quatre panneaux d’un lit en noyer déclinant les thèmes de la conception, de la naissance, de l’existence et de la mort.

Marthe Denis : modèle, peintre et brodeuse

Au-delà des rôles conventionnels de modèle, d’inspiratrice et de mécène, les compagnes et épouses des Nabis, mais aussi occasionnellement leurs mères ou leurs sœurs, leur servirent d’assistantes. Certaines d’entre elles, comme Marthe Meurier, avaient reçu une formation artistique qui leur permit de collaborer directement à la création des œuvres nabies. L’épouse de Maurice Denis ne se contenta pas de prêter ses traits aux quatre femmes d’Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond, dit L’Échelle dans le feuillage. Elle peignit la bordure décorative qui entoure la toile et tint à y apposer sa propre signature. Outre ses talents picturaux, Marthe Denis mit également à profit ses compétences de brodeuse pour réaliser les projets élaborés par son mari. Elle exécuta ainsi un chemin de table brodé de motifs d’enfants et de chats, d’après un motif esquissé au crayon et à l’aquarelle par Maurice Denis.

Maurice Denis (et Marthe Meurier  – 1871-1919 – pour le cadre), Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond, dit L’Échelle dans le feuillage, 1892. Huile sur toile collée sur carton. Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice-Denis.

Maurice Denis (et Marthe Meurier – 1871-1919 – pour le cadre), Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond, dit L’Échelle dans le feuillage, 1892. Huile sur toile collée sur carton. Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice-Denis. © RMN-Grand Palais (musée Maurice-Denis) / Franck Raux

De fil en aiguille

Les travaux d’aiguille, traditionnellement dévolus aux femmes, étaient pratiqués à titre professionnel par la mère et la sœur d’Édouard Vuillard qui tenaient un atelier de couture spécialisé en corseterie. À de multiples reprises, elles mirent leur savoir-faire au service du peintre et de ses confrères, en confectionnant notamment des costumes de théâtre pour les pièces montées par les Nabis. Ker-Xavier Roussel (qui épousa Marie Vuillard) et Henri-Gabriel Ibels mirent au point grâce à leur aide des décors et des costumes pour la Pénélope de Gabriel Fauré. Elles travaillèrent également au projet de Paul Ranson et de Maurice Denis autour de la pièce Les Sept Princesses de Maurice Maeterlinck. La mère de Georges Lacombe, Laure Bonnamour, qui pratiquait à la fois la peinture, le dessin et la gravure, était également reconnue parmi les Nabis pour sa virtuosité de brodeuse. Elle fut souvent sollicitée par son fils, mais aussi par Paul Ranson, pour de nombreux projets, comme la broderie au fil de soie Alpha et Oméga.

Paul Ranson (1861-1909) et Laure Bonnamour (épouse Lacombe, 1834-1924), Alpha et Oméga, 1893. Broderie au fil de soie sur tissu, 45 x 113 cm. Collection particulière.

Paul Ranson (1861-1909) et Laure Bonnamour (épouse Lacombe, 1834-1924), Alpha et Oméga, 1893. Broderie au fil de soie sur tissu, 45 x 113 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Tous droits réservés

« Dans l’art de la tapisserie comme dans les autres, les Nabis se réservaient le choix du sujet et la conception du dessin préliminaire que leurs femmes étaient ensuite chargées de réaliser à l’aiguille. »

La tapisserie nabie

Dans leur recherche perpétuelle pour étendre leur esthétique à toutes les formes d’arts décoratifs, les Nabis s’essayèrent à la tapisserie, grâce aux compétences techniques de leurs compagnes. Paul Ranson, József Rippl-Rónai et Aristide Maillol entreprirent dans les années 1890 des cartons de tapisserie autour d’un sujet similaire présentant des silhouettes féminines au milieu d’une nature exubérante.

Paul et France Ranson (1866-1952), Printemps ou Femmes sous les arbres en fleurs, 1895. Tapisserie à l’aiguille et laine sur canevas, 167 x 132 cm. Paris, musée d’Orsay.

Paul et France Ranson (1866-1952), Printemps ou Femmes sous les arbres en fleurs, 1895. Tapisserie à l’aiguille et laine sur canevas, 167 x 132 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Patrice Schmidt

Dans l’art de la tapisserie comme dans les autres, les Nabis se réservaient le choix du sujet et la conception du dessin préliminaire que leurs femmes étaient ensuite chargées de réaliser à l’aiguille. « J’ai inventé un point d’une simplicité très grande de telle façon que je puis faire exécuter mes tapisseries par les femmes les moins intelligentes. […] Je me mets au travail, je dirige ma tapisserie, je dicte les tons aux ouvrières pendant que je travaille toujours le dessin grandeur d’exécution », déclara Aristide Maillol à Maurice Guillemot en 1893. Malgré cette conception hiérarchique distinguant la création de l’œuvre par l’artiste et le travail de simple exécution dévolu aux femmes, Maillol est connu pour avoir mis la main à l’ouvrage et passé de nombreuses heures à tirer l’aiguille. Il se différenciait également de ses confrères en ayant recours à des ouvrières couturières qu’il rémunérait pour réaliser ses projets de tapisserie dans son atelier de Banyuls-sur-Mer. L’une d’entre elles, Clotilde Narcis, devint par la suite son modèle, puis son épouse.

Le cercle familial mis à contribution

Les Nabis préféraient généralement confier la réalisation de leurs projets à leur cercle familial. Bien que Printemps ou Femmes sous les arbres en fleurs porte pour seule signature le monogramme de Paul Ranson, ce fut également l’ouvrage de son épouse France qui réalisa dans les années 1890 au moins six tapisseries d’après les cartons dessinés par son mari. La contribution de France ne peut se réduire à celle d’une simple exécutante. La différence entre le projet initial et la tapisserie montre l’importance de son apport à la création, par ses choix dans l’adaptation des couleurs et des motifs et surtout par la précision technique du point. Cette allégorie du printemps, célébrant le lien organique entre la femme et la nature, fut sélectionnée pour composer, avec des meubles d’Henry Van de Velde et des luminaires d’Abel Landry, l’image de « La Maison moderne » et de l’esthétique Art nouveau.

József (1861-1927) et Lazarine Rippl-Rónai (1865-1947), Femme à la robe rouge, 1898. Tapisserie à l’aiguille, laine sur canevas, 230 x 125 cm. Budapest, Iparművészeti Muzeum

József (1861-1927) et Lazarine Rippl-Rónai (1865-1947), Femme à la robe rouge, 1898. Tapisserie à l’aiguille, laine sur canevas, 230 x 125 cm. Budapest, Iparművészeti Muzeum Photo Wikimedia

Dans les mêmes années, József Rippl-Rónai fit réaliser par sa compagne Lazarine Baudrion, assistée de sa sœur Claudine, la Femme à la robe rouge. Cette tapisserie à l’aiguille, aux couleurs chatoyantes inspirées par l’art populaire hongrois, était destinée à orner la salle à manger Art nouveau de la demeure du comte Andrássy, aux côtés du mobilier d’Endre Thèk, des céramiques de la manufacture Zsolnay, des vitraux de Miksa Roth et de la verrerie de Wiesbaden.

Les femmes à l’ouvrage

Le motif familier de femmes filant, tissant, cousant ou brodant inspira aux Nabis de multiples toiles. À l’opposé d’œuvres présentant un idéal féminin éthéré et contemplatif, ils mirent en scène leurs compagnes dans des scènes de la vie quotidienne. Félix Vallotton montrait une Femme ourlant une serviette, Gabrielle Vallotton cousant, tandis que l’atelier de couture tenu par sa mère fournit à Édouard Vuillard d’innombrables sujets : L’Atelier ou L’Essayage, La Couture, Madame Vuillard cousant

Félix Vallotton (1865-1925), Gabrielle Vallotton cousant, 1903. Huile sur carton, 24,5 x 25 cm. Collection particulière.

Félix Vallotton (1865-1925), Gabrielle Vallotton cousant, 1903. Huile sur carton, 24,5 x 25 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Fondation Félix Vallotton, Lausanne

Actrices du renouveau des arts décoratifs à l’aube du XXe siècle

Paul Sérusier plaçait au contraire ses figures féminines à l’ouvrage, comme La Brodeuse, La Fileuse aux anémones, Les Parques ou La Tapisserie, dans un cadre idéal, renvoyant à un imaginaire antique ou médiéval. Il prit pour modèle son épouse, Marguerite Gabriel-Claude, que Maurice Denis considérait comme « la meilleure élève de son mari ». Elle est en effet l’une des rares femmes de l’entourage des Nabis à avoir tenté de mener sa propre carrière artistique. Des œuvres longtemps attribuées à Paul Sérusier, notamment le Paysage vallonné peint sur un paravent, sont à présent considérées comme des réalisations de Marguerite. Après avoir étudié à l’École des beaux-arts de Paris, la jeune femme intégra l’Académie Ranson, comme élève puis comme enseignante, et réussit ensuite à entrer chez Paul Poiret où elle dirigea l’Atelier Martine. Cette école fondée par le grand couturier afin de former des jeunes filles au dessin décoratif promut une esthétique aux formes dynamiques et aux couleurs vives, comparable aux recherches des Nabis. Elle prouve l’importance, encore trop méconnue, des créations féminines dans le renouveau des arts décoratifs au début du XXe siècle.

« Femmes chez les Nabis. De fil en aiguille », jusqu’au 3 novembre 2024 au musée de Pont-Aven, place Julia, 29930 Pont-Aven. Tél. 02 98 06 14 43. www.museepontaven.fr

Catalogue, éditions Faton / musée de Pont-Aven, 224 p., 29 €. À commander sur www.faton.fr