Entre terre natale et pays d’adoption : trois Vietnamiens à Paris au musée Cernuschi
Depuis une vingtaine d’années, les délicates peintures sur soie, huiles sur toile et plâtres patinés de Lê Phô (1907-2001), Mai-Thu (1906-1980) et Vu Cao Dam (1908-2000) ne cessent d’affoler les enchères. Le musée Cernuschi réunit 150 œuvres de ces pionniers de l’art moderne, formés à Hanoï mais qui firent carrière en France, pour donner à comprendre l’étonnant syncrétisme de leur travail, entre traditions occidentales et vietnamiennes.
Ayant choisi de rester en France plutôt que de répondre à l’appel de Hô Chi Minh qu’ils avaient rencontré à Paris à l’été 1946, les trois artistes ont longtemps été considérés comme des traîtres dans leur pays, avant d’être peu à peu réhabilités. Depuis une vingtaine d’années, leurs intemporels portraits de jeunes Vietnamiennes rêveuses, jouant de la musique ou se coiffant, rencontrent un vif succès sur le marché de l’art.
Des artistes dans le vent
En novembre dernier, une Mère et enfants de Mai-Thu atteignait même 1,91 M€ chez Ivoire Nantes, un record en France pour l’artiste. Mais ces œuvres, principalement acquises par de riches collectionneurs du Pays du dragon, sont désormais hors de portée pour nos musées et quittent massivement le territoire… En 2021, Anne Fort, conservatrice responsable des collections vietnamiennes du musée Cernuschi, frappait un grand coup en organisant au musée des Ursulines de Mâcon une rétrospective dédiée à Mai-Thu, avec l’aide de la fille de l’artiste. Elle a réitéré l’expérience pour la présente exposition en nouant une étroite collaboration avec les héritiers de Lê Phô et Vu Cao Dam. Il en résulte un catalogue remarquablement documenté et une foisonnante exposition qui révèle toutes les facettes du travail de ces singuliers représentants de l’art moderne, sur fond de problématiques coloniales et de guerres. « À l’issue de l’exposition, confie la commissaire, plusieurs dons et dépôts viendront enrichir nos collections, dont un exemplaire du buste en bronze de Hô Chi Minh, donné par la fille de Vu Cao Dam. »
Hanoï-Paris
C’est un fascinant dialogue entre la France et le Vietnam que propose cette exposition ; l’histoire de trois artistes talentueux qui ont partagé une destinée et d’abord une formation commune au sein de l’École des beaux-arts de l’Indochine (EBAI) dont on célèbre le centenaire. Les études de nus et de statues bouddhiques, comme les précieux laques déployés au début du parcours révèlent combien l’enseignement, occidental dans ses fondements, accorde une place aux traditions locales. Une fois formés, les jeunes artistes participent à des Expositions coloniales et universelles à travers l’Europe, mais c’est indéniablement Paris qui attire Lê Phô et ses amis, tous trois issus de familles nobles et lettrées, nourris par l’effervescence culturelle du Vietnam des années 1920. La Ville lumière où ils se retrouvent en 1937 devient ainsi leur port d’attache, malgré les guerres qui allaient immanquablement affecter leur vie privée comme leur carrière.
Vers un style indochinois ?
À l’instar de la monumentale Maison familiale au Tonkin brossée par Lê Phô en 1929 pour la Cité internationale universitaire de Paris et comparée à un Puvis de Chavannes, les œuvres de jeunesse des trois artistes, volontiers peintes à l’huile, trahissent leur intérêt pour l’art occidental. Une fois installés en France, ils privilégient en revanche la technique de la peinture sur soie mise au point à l’EBAI afin de satisfaire des collectionneurs avides d’exotisme et de se démarquer (sculpteur de formation, Vu Cao Dam se tourne lui aussi vers la peinture pour pouvoir vivre de son art), non sans continuer à citer subtilement des œuvres admirées au Louvre, comme La Joconde de Vinci ou La Grande Odalisque d’Ingres.
Tout au long de sa prolifique carrière, Mai-Thu ne cessera d’imaginer de délicieuses compositions mettant en scène un Vietnam idéalisé. On admire dans une section à part ses précieux « petits tableaux », toujours peints sur soie et encadrés par ses soins. On se laisse en revanche surprendre par les recherches plastiques de ses deux confrères, qui choisissent de renouer avec la peinture à l’huile dans les années 1950 et proposent une étonnante synthèse entre l’art indochinois et le postimpressionnisme (Lê Phô) ou le style de Chagall (Vu Cao Dam), pour le plus grand bonheur de leur galeriste américain Wally Findlay. Transversales, les dernières sections de l’exposition rassemblent à nouveau les trois confrères autour des thèmes de la nature morte et du Roman de Kiêu, chef-d’œuvre de la poésie vietnamienne, démontrant combien ils surent synthétiser avec audace tradition et modernité, traversant les tumultes du XXe siècle sans jamais démentir leur amour pour leur terre natale ni pour leur pays d’adoption.
« Lê Phô, Mai-Thu, Vu Cao Dam. Pionniers de l’art moderne vietnamien en France », jusqu’au 9 mars 2025 au musée Cernuschi, musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris, 7 avenue Vélasquez, 75008 Paris. Tél. 01 53 96 21 50. www.cernuschi.paris.fr
Catalogue, éditions Paris Musées, 208 p., 35 €.