Un éblouissant panorama photographique dévoilé aux Abattoirs de Toulouse
Première galerie publique dédiée à la photographie d’auteur en France, Le Château d’Eau a été créé par le photographe Jean Dieuzaide à Toulouse, en 1974. Actuellement fermée pour travaux, l’institution célèbre dignement ses 50 ans en nouant un partenariat inédit avec le musée des Abattoirs voisin, au gré d’une foisonnante exposition faisant dialoguer près de 300 clichés de leurs deux collections. Nulle prétention à l’exhaustivité toutefois, ce qui explique le choix d’un parcours thématique ouvert où se croisent pas moins d’une centaine de photographes actifs entre les années 1920 et aujourd’hui, comme Robert Doisneau, Sophie Calle, Sabine Weiss, Robert Mapplethorpe, Zanele Muholi et tant d’autres.
« Dans un monde où l’image est devenue omniprésente, un outil de manipulation tout sauf objectif, il faut apprendre à regarder, résume Christian Caujolle, conseiller artistique du Château d’Eau. Cette exposition ne cherche pas à démontrer quoique ce soit mais à poser des questions, à proposer différents points de vue. » À la question de l’instantané succèdent des sections dédiées à l’esthétique du quotidien, au corps humain dans tous ses états, au paysage, ou encore au portrait et à l’autoportrait.
« Dans une démarche purement artistique, les photographes profitent à partir des années 1930 des incessantes améliorations techniques (appareils plus légers, réduction du temps de pose…) pour saisir des instantanés, à l’instar de ces pigeons prenant leur envol, capturés par Jean Dieuzaide. »
Sur le vif
Dès 1839 et la diffusion du daguerréotype, la photographie fascine autant qu’elle inquiète par sa capacité à saisir implacablement le réel, à capter l’« instant décisif » théorisé par Henri Cartier-Bresson. Aux alentours de 1880, seule la photographie a pu permettre à Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey de décomposer le mouvement d’un cheval au galop et d’apporter ainsi des avancées scientifiques décisives. Dans une démarche purement artistique, les photographes profitent à partir des années 1930 des incessantes améliorations techniques (appareils plus légers, réduction du temps de pose…) pour saisir des instantanés, à l’instar de ces pigeons prenant leur envol, capturés par Jean Dieuzaide. Mais la réalité peut aussi être déformée, recomposée, voire fabriquée de toutes pièces, comme dans les burlesques photomontages du Marseillais Gilbert Garcin ou dans les clichés du duo Mwangi Hutter (formé par la Kenyane Ingrid Mwangi et l’Allemand Obert Hutter).
Capturer le quotidien
Si certains photographes poursuivent une quête du sublime ou de l’exceptionnel, d’autres préfèrent appréhender le quotidien dans sa simplicité nue, immortaliser la banalité d’objets usuels, de scènes de tous les jours, de paysages ordinaires… Pourtant, par le simple choix du cadrage, n’importe quel panorama se voit réinventé ; toujours l’artiste « superpose lignes de fuite et lignes de force dans une chorégraphie savamment orchestrée », pour reprendre les mots des commissaires de l’exposition, Christian Caujolle et Lauriane Gricourt, directrice des Abattoirs. Dans la lignée d’un Brassaï qui, dans les années 1930, arpentait Paris en quête de graffitis, Gabriele Basilico n’hésite pas à intégrer à ses paysages des éléments a priori disgracieux comme les fils électriques ou des édifices délabrés, tandis que les installations et livres du Toulousain Gaël Bonnefon s’attachent à sublimer les détails et les atmosphères du monde ordinaire.
« Le regard est ici happé par le cliché de Bernard Plossu se montrant lui-même en train d’embrasser sa compagne et consœur Françoise Nuñez, par le profil d’Agnès Varda posant devant une peinture de Gentile Bellini dont elle semble presque faire partie, ou par le visage jovial du Burkinabé Sanlé Sory s’immortalisant face au miroir. »
Face à face
Sur le ton de l’humour, de l’introspection ou de la provocation, un saisissant ensemble de portraits et autoportraits confronte les visages de personnalités (André Malraux, Virginia Woolf) à ceux de photographes qui se mettent volontiers en scène. Le regard est ici happé par le cliché de Bernard Plossu se montrant lui-même en train d’embrasser sa compagne et consœur Françoise Nuñez, par le profil d’Agnès Varda posant devant une peinture de Gentile Bellini dont elle semble presque faire partie, ou par le visage jovial du Burkinabé Sanlé Sory s’immortalisant face au miroir. On admire aussi une captivante série de grands tirages de la série Regimen : Dramatis Personae du Vénézuélien Alexander Apóstol, qui réunit les portraits en buste des différents « acteurs » de la société vénézuélienne, apportant ainsi une réflexion critique sur le régime politique autoritaire de son pays.
À corps perdu
L’incontournable question des corps, « mis en scène ou mis en pièces », est abordée dans le vaste espace de la nef du musée. Plus que dans toute autre section s’entrechoquent ici la poésie et l’érotisme, les combats et les traumatismes, l’universel et le personnel… Frôlant l’abstraction dans des clichés du Japonais Kishin Shinoyama, le corps se révèle absent dans le grand diptyque de Sophie Calle exposé à même le sol et montrant deux tombes anonymes avec les seules mentions de « Mother » et « Father ». Le corps est au contraire mis en scène de manière théâtre dans cette photographie burlesque de l’Espagnole Pilar Albarracín : dansant le tanguillo les « tripes à l’air », elle propose un saisissant contraste entre la sensualité et l’évocation des violences et douleurs subies par les femmes.
Photographes de la Movida
Soulignons que, du fait de leur situation géographique, les deux institutions toulousaines accordent une place de choix à la scène hispanique, et notamment aux photographes de la Movida, phénomène culturel spontané qui se développe à Madrid au début des années 1980, après des décennies de dictature et d’ostracisme. Parmi les principaux photographes du groupe figurent Albarracín, que nous venons d’évoquer, Ouka Leele ou encore Miguel Trillo.
« Ouvrir les yeux. Les collections photographiques des Abattoirs et de la Galerie Le Château d’Eau », jusqu’au 18 mai 2025 aux Abattoirs, musée – Frac Occitanie Toulouse, 76 allées Charles de Fitte, 31300 Toulouse. Tél. 05 62 48 58 00. www.lesabattoirs.org