![](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Capture-decran-2024-06-10-a-12.16.03.png)
La restauration du seul tableau de Van Eyck conservé en France, La Vierge du chancelier Rolin, donne lieu au musée du Louvre à la réunion exceptionnelle d’une soixantaine d’œuvres dont six de la main du maître, prêtées par les plus grands musées à travers le monde. Ce fascinant chef-d’œuvre est par ailleurs désormais disponible sur le site Closer to Van Eyck dans une version en 3,5 milliards de pixels qui permet d’explorer, millimètre par millimètre, d’innombrables détails presque invisibles à l’œil nu.
Lorsque nous entrons aujourd’hui dans la salle de la Chapelle du musée du Louvre, plongée dans une relative obscurité, nous sommes immédiatement happés par l’appel de lumière du ciel blanc qui se déploie à l’arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin. La restauration du chef-d’œuvre de Jan van Eyck, conduite de 2021 à 2023 au Centre de Recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) et réalisée par la restauratrice Annie Hochart-Giacobbi pour la couche picturale, a rendu à l’œuvre l’éclat de sa palette et la vigueur de ses contrastes : elle nous permet ainsi de faire une expérience proche de celle que devaient vivre les paroissiens et pèlerins à Notre-Dame du Châtel à Autun ; lieu de sépulture du chancelier de Bourgogne, Nicolas Rolin (1376-1462), c’est là que se trouvait le panneau jusqu’à la Révolution.
![Vue de l'exposition. Photo service de presse. © Musée du Louvre, 2024 / Audrey Viger](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/2.-Vue-de-lexposition-Revoir-Van-Eyck-©-2024-Musee-du-Louvre-Audrey-Viger.jpg)
Survivre dans les mémoires
Il faut s’approcher un peu pour que s’atténue cet éblouissement et que l’œuvre révèle progressivement sa composition : on découvre alors le face-à-face entre la Vierge tenant l’Enfant et Nicolas Rolin. La saillance et la massivité de ces figures nous disent quelque chose d’une fonction prévue pour ce panneau : celle d’être l’épitaphe du chancelier, placée à côté de son tombeau, afin d’assurer pour les siècles des siècles sa survie dans les mémoires, collecter les prières des fidèles et ainsi favoriser le salut du défunt. Rolin avait sans doute voulu imiter en cela les notables des Pays-Bas bourguignons : dans l’exposition, deux épitaphes sculptées en pierre de Tournai évoquent ce type de production artistique très répandu alors, tant en pierre qu’en peinture. À cet égard, on comprend le rôle prévu par Van Eyck pour nous, spectateurs, devant La Vierge du chancelier Rolin : celui d’être les témoins de la piété du chancelier et de prier pour lui. Au contraire, devant la Vierge de Lucques, nous devenons pour ainsi dire Rolin, agenouillés devant la Vierge et l’Enfant. Ce chef-d’œuvre de Van Eyck, conservé par le Städel Museum de Francfort et jamais prêté jusqu’à ce jour, est la pierre de touche de la première section de l’exposition, consacrée justement à cette question – comment figurer la rencontre entre un dévot et les figures saintes ?
![Jan van Eyck (1390-1441), Le Chancelier Rolin en prière devant la Vierge et l’Enfant dit aussi La Vierge du chancelier Rolin (après restauration), vers 1430 (?). Huile sur bois (chêne), 66 x 62 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/1.-Jan-van-Eyck-La-Vierge-Rolin-APRES-RESTAURATION-©-RMN-Grand-Palais-musee-du-Louvre-Michel-Urtado.jpg)
Chapiteaux romans et motifs « exotiques »
La destination funéraire de La Vierge du chancelier Rolin éclaire par ailleurs le soin particulier accordé au portrait : le visage inoubliable de Rolin et la somptuosité de son vêtement lui permettent de s’ancrer fortement dans nos mémoires. Aux hospices de Beaune, son portrait placé sur le volet fermé du retable devait avoir la même force d’attraction : c’est à Rogier van der Weyden, qui au lendemain de la mort de Van Eyck (1441) prend son relais comme favori des grands de Bourgogne, que Rolin en confie l’exécution, vers 1445. Prêté aussi pour la première fois, ce portrait contraste avec celui, par le même Van der Weyden, peint dans les Chroniques de Hainaut : dans cet ouvrage, c’est surtout en tant que chancelier de Philippe le Bon qu’il apparaît, élément clé de l’imagerie du pouvoir ducal. La question du portrait est abordée dans la deuxième section de l’exposition. Dans la troisième, « Architecture », c’est autour de L’Annonciation de Van Eyck, venue de Washington, que s’organise le dialogue avec La Vierge du chancelier Rolin. Dans ces deux œuvres, l’étrangeté du lieu est notamment due au fait que Van Eyck y juxtapose des éléments familiers, comme les chapiteaux romans, et des motifs « exotiques », comme les colonnes et le pavement de marbres précieux, qui disent le caractère inouï de la scène.
![Jan van Eyck (1390-1441), L’Annonciation, vers 1435. Transposé sur toile, 90,2 x 34,1 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo service de presse. © Courtesy National Gallery of Art, Washington](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/4.-Jan-van-Eyck-LAnnonciation-©-Courtesy-National-Gallery-of-Art-Washington-scaled.jpg)
Prier avec Nicolas Rolin
Ces trois premières sections rejouent donc en un sens l’expérience d’un pèlerin à Autun. Mais si l’on vient tout près de l’œuvre, un autre monde s’ouvre à nous : comment expliquer le cosmos miniature peuplé d’innombrables silhouettes, l’infinité de détails qu’on distingue mieux si l’on est seul, pendant un long moment, face à l’œuvre ? Sans doute par le fait que Van Eyck avait prévu dès l’origine pour cette œuvre une autre « fonction » – avant celle d’épitaphe : il s’agissait d’accompagner la prière quotidienne de Nicolas Rolin, comme le faisaient alors les livres d’heures, supports les plus courants de la dévotion privée. La Vierge du chancelier Rolin nous invite en effet à la contempler aussi comme une page enluminée sur bois. Cela n’est pas étonnant de la part de Van Eyck, lui-même enlumineur d’un immense talent : en témoignent aujourd’hui les Heures de Turin-Milan, autour desquelles se déploie la section dédiée aux « Paysages ». Parmi les paysages miniaturisés de Van Eyck, dont celui à l’arrière-plan du Saint François prêté par le Philadelphia Museum of Art, la spécificité du paysage de la Vierge Rolin tient sans doute à ce que le paysage devient presque une carte topographique parcourable mentalement. En se laissant happer par ce monde à la fois familier et idéalisé, Rolin pouvait se livrer à une méditation spirituelle adaptée à son rôle de gouvernant. Dissimulé derrière une grande cimaise, un film nous permet, dans l’exposition, de faire à notre tour l’expérience d’une immersion à grande échelle, dans la ville eyckienne.
![Jan van Eyck (1390-1441) et atelier, Saint François recevant les stigmates, vers 1430-1440. Parchemin collé sur chêne, 12,7 x 14,6 cm. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, The John G. Johnson Collection. Photo service de presse. © The John G. Johnson Collection, Philadelphia Museum of Art](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/5.-Jan-van-Eyck-et-atelier-Saint-Francois-recevant-les-stigmates©-The-John-G.-Johnson-Collection-Philadelphia-Museum-of-Art-Cat.-314.jpg)
« Choses vues »
Enfin, une dernière section est dédiée à l’étrange jardin suspendu au seuil de cette « miniature » centrale qu’est le paysage. On y distingue deux pies et trois paons : ces motifs issus des bestiaires médiévaux, peuplant habituellement les marges des manuscrits, servent sans doute à nourrir, stimuler, relancer la prière intime de Rolin, comme si le jardin lui-même devenait cette marge. Mais la manière dont Van Eyck les peint rappelle l’attention nouvelle et délicate qu’il porte à la réalité. Des dessins de Pisanello montrent une même attention aux « choses vues ». La dernière section résume cette double polarité : l’œuvre est à la fois livre d’heures et « relief » épitaphe. C’est aussi le sens de l’extraordinaire revers peint révélé par la restauration : un marbre feint, qui dit le caractère portatif de ce livre d’heures sur bois, tout en évoquant le tombeau de Rolin.
![École d’Antonio Pisanello (vers 1395-1455), Trois études de têtes de lapin de profil et de face, vers 1440 ? Pinceau et lavis brun, 25,1 x 18,5 cm. Paris, département des Arts graphiques du musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/14.-Ecole-dAntonio-Pisanello-Trois-etudes-de-tete-de-lapin-©-RMN-Grand-Palais-Musee-du-Louvre-Michel-Urtado-scaled.jpg)
Plonger dans l’œuvre
Ainsi l’exposition mime-t-elle en quelque sorte la manière dont on découvre progressivement l’œuvre, plan par plan, comme si on y plongeait littéralement, pour y faire une balade : comme toute balade, elle offre une pause dans nos préoccupations quotidiennes, et peut être riche de surprises, de pensées et d’émotions inattendues.
Sophie Caron
Commissaire de l’exposition
Conservatrice au département des Peintures du musée du Louvre
« Revoir Van Eyck. Rencontre avec un chef-d’œuvre. La Vierge du chancelier Rolin »
Jusqu’au 17 juin 2024 au musée du Louvre
Aile Sully, 1er étage, salle de la Chapelle, 75001 Paris
Tél. 01 40 20 53 17
www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre éditions / Liénart éditions, 240 p., 39 €.