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L’archéologie des camps d’enfermement

Enrouleur de fil barbelé provenant du camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude d’Alsace.
Enrouleur de fil barbelé provenant du camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude d’Alsace.

Effets personnels, objets fabriqués par les détenus à partir de matériaux récupérés, vaisselle, rations, éléments d’infrastructures… : la nouvelle exposition du Laténium présente quelque 650 pièces issues principalement de fouilles menées dans des camps de la Seconde Guerre mondiale en France, Pologne et Allemagne, mais aussi de fonds d’archives, afin d’aborder la question de l’enfermement et de sa mémoire. Décryptage avec Géraldine Delley, directrice adjointe du musée et commissaire d’une exposition aussi glaçante qu’émouvante.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

Le Laténium est bien connu pour ses collections d’archéologie régionale remontant à la Préhistoire. Pourquoi vous intéresser aux camps de la Seconde Guerre mondiale ?

Notre parcours permanent est principalement issu, c’est vrai, des fouilles du canton de Neuchâtel. Mais nos expositions temporaires sont justement conçues pour apporter un regard complémentaire, élargir le propos – géographiquement ou historiquement – et intégrer une dimension réflexive autour de l’archéologie : son histoire, sa pratique, sa place dans la société, ses enjeux patrimoniaux… Le sujet des camps de la Seconde Guerre mondiale nous a intéressés par sa temporalité même. Il permet de faire prendre conscience au public que cette science ne se cantonne plus à des périodes anciennes, que son cadre s’est élargi et que les vestiges de la Seconde Guerre mondiale ne peuvent plus aujourd’hui être regardés sous l’angle de la seule curiosité, de la simple collection de militaria : ils font désormais pleinement partie du patrimoine archéologique. La reconnaissance de cette archéologie contemporaine est relativement récente en France – elle date surtout des années 2010 – ; elle est un peu plus ancienne en Allemagne, où la chute du mur de Berlin, en 1989, a relancé un travail de mémoire autour de la période nazie, qui s’est appuyé notamment sur l’archéologie préventive. C’est d’ailleurs l’exposition itinérante « Ausgeschlossen. Archäologie der NS Zwangslager », montée en 2021 par le service archéologique du Brandebourg et le Dokumentationszentrum NS-Zwangsarbeit de Berlin autour des objets de camps de travail forcé implantés autour de Berlin, qui a été le déclencheur de notre exposition consacrée à l’enfermement.

Assiettes en carton sur lesquelles des prisonniers ont peint « Fröhliche Weihnachten » [Joyeux Noël]. Camp de prisonniers de guerre allemands de Vandœuvre-lès- Nancy. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude de Lorraine. Décorations de Noël fabriquées à partir de tôle d’aluminium récupérée. Camp de travail forcé de Rathenow, Brandenburgisches Landesamt für Denkmalpflege und Archäologisches. Landesmuseum. © Laténium, Guillaume Perret
Assiettes en carton sur lesquelles des prisonniers ont peint « Fröhliche Weihnachten » [Joyeux Noël]. Camp de prisonniers de guerre allemands de Vandœuvre-lès- Nancy. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude de Lorraine. Décorations de Noël fabriquées à partir de tôle d’aluminium récupérée. Camp de travail forcé de Rathenow, Brandenburgisches Landesamt für Denkmalpflege und Archäologisches. Landesmuseum. © Laténium, Guillaume Perret

Sont présentés des objets issus de camps de travail forcé, de prisonniers de guerre, de concentration, voire d’extermination. Comment concilier ces enfermements de nature différente ?

C’est l’approche proprement archéologique qui nous a guidés : nous sommes partis des objets et de ce qu’ils avaient à nous dire. Le même thème de l’enfermement aurait été traité très différemment d’ailleurs dans un musée d’histoire, dans un musée de camp ou dans un mémorial. Nous avons fait le choix de ne présenter aucune photo d’archives, pour créer exclusivement un univers d’objets. Le parcours n’est pas organisé par lieux, mais par thématiques, pour montrer la réalité de ces camps dans toute leur matérialité et leur spécificité. À la différence de prisons, ils ont été conçus pour être éphémères, souvent dans des matériaux périssables – un certain nombre d’entre eux n’a d’ailleurs laissé aucune trace dans le paysage – ; et ils n’introduisent pas la même coupure avec le monde extérieur, la même invisibilité, dans la mesure où ils n’étaient pas conçus pour être cachés. L’exposition aborde donc « ce qui fait camp » (les infrastructures, notamment les barbelés, l’enregistrement et la perte d’identité, le travail, la hiérarchie) ; puis le besoin des détenus de « créer pour exister », dont témoignent les menus objets fabriqués à partir de matériaux récupérés (râpe, cuillère en aluminium, décorations de Noël notamment) ; elle évoque ensuite le rapport avec l’extérieur, qu’il soit réel ou fantasmé (photos, lettres, pin-ups découpées dans les magazines) et, enfin, la question de la mémoire et du devenir de l’ensemble de ces traces matérielles.

Carnet de recettes de cuisine échangées par des déportées de Ravensbrück. Nanterre, La Contemporaine, bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains. © Laténium, Guillaume Perret
Carnet de recettes de cuisine échangées par des déportées de Ravensbrück. Nanterre, La Contemporaine, bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains. © Laténium, Guillaume Perret

L’exposition de ces objets a-t-elle posé des contraintes spécifiques ?

Nous sommes loin des objets archéologiques conventionnels ! Beaucoup sont cabossés, en partie corrodés. Ils appartiennent à un passé récent, créant une proximité très forte avec le visiteur – je pense par exemple à tous ces peignes, ces brosses à dents, ou aux bouteilles de Coca-Cola® du camp de prisonniers de guerre allemands administré par les Américains à Miramas. Conséquence de la reconnaissance tardive de l’archéologie contemporaine, tous ne sont pas forcément bien conservés et nous avons dû renoncer à la présentation d’un certain nombre car trop dégradés. L’exposition a été l’occasion de participer à la restauration, au sein du laboratoire d’Archéologie Alsace, d’un bouteillon utilisé pour servir la soupe dans le camp de concentration de Natzweiler-Struthof, dans les Vosges, en partenariat avec le Centre européen du résistant déporté, et d’apporter notre pierre à la pérennisation de ce patrimoine fragilisé. Ces objets ont aussi posé la question de leur présentation, avec un risque d’une trop grande esthétisation : nous avons fait par conséquent le choix de les poser simplement dans les vitrines, sans les magnifier ou les socler – à de rares exceptions près – mais en travaillant l’éclairage, afin de les valoriser et leur assurer un respect similaire à celui accordé à toute pièce archéologique. Les vitrines s’insèrent dans une muséographie évocatrice des conditions d’enfermement, avec un grand X symbole d’exclusion au sol comme au plafond et des dispositifs verticaux qui permettent une transparence, à l’image des camps où toute intimité était impossible.

Objets mis au jour dans différents types de camps. Camp de prisonniers de guerre allemands de Vandœuvre-lès- Nancy. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude de Lorraine. © Laténium, Guillaume Perret
Objets mis au jour dans différents types de camps. Camp de prisonniers de guerre allemands de Vandœuvre-lès- Nancy. Drac Grand-Est, SRA, Centre de conservation et d’étude de Lorraine. © Laténium, Guillaume Perret

« Dans les camps. Archéologie de l’enfermement »
Jusqu’au 12 janvier 2025 au Laténium – Parc et musée d’archéologie de Neuchâtel
Espace Paul Vouga, 2068 Hauterive, Suisse
Tél. +41 32 889 69 17
https://latenium.ch

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