Jacques Boucher de Perthes : pionnier de la Préhistoire

Portrait de Boucher de Perthes en 1831, par Henri Grévedon et Joseph Lemercier (détail). Abbeville, musée Boucher de Perthes.

Portrait de Boucher de Perthes en 1831, par Henri Grévedon et Joseph Lemercier (détail). Abbeville, musée Boucher de Perthes. © Grand-Palais RMN, Thierry Ollivier

Les préhistoriens ont commémoré, en 2018, le 150e anniversaire de la disparition de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868). Ce fut l’occasion pour tous de se pencher à nouveau sur l’existence de ce pionnier de la Préhistoire, considéré comme l’un des pères de la discipline. Si son rôle dans la reconnaissance de la très grande ancienneté de l’homme est connu et reconnu, les conséquences de l’entrée de ses collections dans les musées nationaux le sont peut-être moins. Dans le château de Saint-Germain-en-Laye, le musée créé en 1862 par l’empereur Napoléon III, à la gloire de Jules César, du siège d’Alésia et à la sienne propre, ne ressemble pas tout à fait à un musée gallo-romain le jour de son ouverture, cinq ans plus tard…

En 1825, alors qu’il est âgé de 37 ans, Jacques Boucher de Perthes devient directeur des douanes à Abbeville et, parallèlement, président de la Société d’émulation d’Abbeville.

Un pionnier de la Préhistoire

C’est à cette période qu’il publie des poésies, romans et pièces de théâtre, ainsi que des essais sur les sujets les plus divers. Il ne s’intéresse que tardivement aux origines de l’homme, à l’instigation d’un nouveau sociétaire, un jeune médecin abbevillois, Casimir Picard. Ensemble, ils constatent, dans les terrasses de la Somme, que des outils en silex taillé, associés à des ossements d’espèces animales disparues, se trouvent dans des couches géologiques anciennes. Le décès prématuré de Picard, en 1841, conduit Boucher de Perthes à poursuivre seul. En 1844, il fouille le gisement de l’Hôpital à Abbeville, avec des niveaux encore plus anciens que ceux des sites de La Portelette (1837-1838) ou de Menchecourt (1840-1842). Il acquiert la conviction de l’existence, non plus de l’homme « celtique », ayant précédé les Gaulois, mais de l’homme « antédiluvien », antérieur au déluge.

Biface. Découvert dans le quartier Saint-Gilles à Abbeville (Somme). Acheuléen (entre – 500 000 et – 300 000 ans). Silex taillé. L. 12,7 cm. Inv. MAN 7061.

Biface. Découvert dans le quartier Saint-Gilles à Abbeville (Somme). Acheuléen (entre – 500 000 et – 300 000 ans). Silex taillé. L. 12,7 cm. Inv. MAN 7061. © MAN, Catherine Schwab

« C’est une étude nouvelle, une sorte d’invitation à faire, il faut aller doucement. Convertir l’homme d’aujourd’hui aux premiers essais de l’homme primordial n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire […]. »

Lettre de Jacques Boucher de Perthes à Émilien de Nieuwerkerke datée du 12 mai 1865. Archives nationales.

Une absence totale de considération

S’il présente ses conclusions à l’Académie des sciences à Paris, il se heurte au refus obstiné de la très haute antiquité de l’homme. Il retarde la parution du premier tome de son ouvrage monumental, Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, dans l’attente d’une approbation. Le volume sort finalement en 1849 (avec la date de 1847) et les suivants, en 1857 et 1864. Sa publication ne souffre pas d’une mauvaise réception mais d’une absence totale de considération. En revanche, ses travaux sont reconnus par un autre précurseur, le paléontologue Édouard Lartet. C’est la visite à Abbeville, en 1859, des géologues anglais Hugh Falconer, Joseph Prestwich et John Evans, qui valide ses découvertes. La même année, le géologue Charles Lyell prononce un discours devant l’Association britannique pour l’avancement des sciences qui marque la naissance de la Préhistoire.

Les trois volumes des Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine de Jacques Boucher de Perthes, édités en 1849 (portant la date de 1847), 1857 et 1864. MAN, bibliothèque.

Les trois volumes des Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine de Jacques Boucher de Perthes, édités en 1849 (portant la date de 1847), 1857 et 1864. MAN, bibliothèque. © MAN, Valorie Gô

Des collections longtemps refusées

À partir des années 1830, Jacques Boucher de Perthes organise un cabinet d’antiquités dans son hôtel particulier, l’hôtel de Chepy, à Abbeville. Cet édifice a malheureusement été bombardé en 1940, mais des clichés anciens montrent la richesse de ces ensembles d’objets archéologiques, se rapportant aux époques historiques, protohistoriques et préhistoriques. Dans un glossaire administratif publié en 1835, Boucher de Perthes appelle déjà de ses vœux la création d’un musée archéologique national. En 1843, l’État acquiert l’hôtel de Cluny à Paris pour y créer un « musée d’antiquités nationales » à partir du fonds médiéval d’Alexandre Du Sommerard. Boucher de Perthes, qui apprend cette fondation, propose immédiatement sa collection, non pas d’outils préhistoriques, mais d’antiquités historiques. Son offre est acceptée et des salles vont être préparées à cet effet. Mais, après deux longues années, un courrier lui signifie que rien ne sera exposé. Dans ces conditions, il décide de tout conserver à Abbeville. En 1858, avec la persévérance qui le caractérise, il propose au musée du Louvre de fonder un département gaulois, dont il offrirait les premiers ensembles. Il essuie encore un refus.

« L’arrivée de la collection préhistorique de Jacques Boucher de Perthes joue un rôle non négligeable dans la fondation du musée d’Archéologie nationale. »

Le Muséum d’histoire Naturelle se fait prier

Dès les années 1838 et 1839, Boucher de Perthes souhaite aussi donner sa collection préhistorique naissante au Muséum d’histoire Naturelle de Paris. Cette proposition est évidemment prématurée, vu que les académies refusent de croire en l’existence d’un homme antédiluvien. En 1849, il réitère son offre, que l’établissement décline encore. Ne se décourageant toujours pas, il écrit de nouveau au Muséum en 1859, ses découvertes ayant été reconnues quelques mois auparavant. Suivant l’avis favorable de plusieurs scientifiques, dont Édouard Lartet, le musée accepte enfin une partie de la collection Boucher de Perthes, qui est inscrite à l’inventaire en 1860, dans le « Catalogue des objets renfermés dans la galerie d’Anthropologie du Muséum du Jardin des Plantes ».

Boucher de Perthes chez les Gallo-Romains

Napoléon III, qui rédige une Histoire de Jules César, ordonne en 1861 des fouilles sur le site d’Alésia à Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or). L’empereur décide en 1862 de la création d’un « Musée gallo-romain », qui doit être installé dans le château de Saint-Germain-en-Laye. La même année, Napoléon III invite à Compiègne, où il réside, Jacques Boucher de Perthes. Il souhaite acquérir son ensemble de « pierres antédiluviennes » pour le musée en devenir ; il lui propose même une salle à son nom – promesse qui ne sera pas tenue. Il lui demande enfin de participer à la commission d’organisation du futur établissement. Un an plus tard, Philibert Beaune, le premier attaché à la conservation du musée de Saint-Germain, réclame l’arrivée des collections de Boucher de Perthes. Il juge cette acquisition d’autant plus urgente qu’il compte profiter des informations que le donateur pourrait lui fournir directement. En effet, le pionnier de la Préhistoire est dans sa 76e année, un âge très avancé pour l’époque.
En 1865, plus de vingt caisses arrivent au musée, qui contiennent des pièces datant de la Préhistoire au début du Moyen Âge. Le volume de mobilier archéologique est considérable. À tel point que Philibert Beaune finit par renvoyer quelques caisses à Boucher de Perthes ! Une partie des objets, trop récente pour le musée de Saint-Germain, est aussi redirigée vers d’autres établissements, comme le musée de l’Artillerie – ancêtre du musée de l’Armée – à Paris ou le « Musée céramique » à Sèvres.
Bien qu’arrivé dès 1865, le fonds Boucher de Perthes n’est inscrit à l’inventaire du musée qu’à partir de 1867, ce qui s’explique probablement par le nombre d’objets concernés et par l’arrivée massive d’autres fonds, notamment celui d’Édouard Lartet, à la même époque. Paradoxalement, les premiers objets inscrits ne sont pas les outils en silex taillé antédiluviens tant attendus, mais des pièces ethnographiques et protohistoriques.

 Mystérieuses pierres-figures

À l’automne 1866, Philibert Beaune, attaché de conservation au musée de Saint-Germain, demande à Jacques Boucher de Perthes de donner une partie de ses pierres-figures, ces silex ou autres pierres qui ressemblent à des figures humaines ou animales. Elles arrivent donc au printemps 1867. Dans le courrier qui accompagne l’envoi, Boucher de Perthes explique que ces objets ont presque tous été trouvés par lui-même, car les ouvriers ne les aperçoivent pas. Les pierres-figures sont groupées par figurations supposées : humains, ours, phoques, oiseaux, poissons, etc. Des bois-figures, pièces moins connues, sont également offerts. Avec elles, Boucher de Perthes défend l’existence de l’art préhistorique – ce qui s’avérera juste avec les travaux d’Édouard Lartet – mais en s’appuyant sur des pièces qui ne sont finalement pas des sculptures, juste des outils en silex taillé, voire des cailloux, érodés par la nature.

Pierre-figure (oiseau nageant). Provient des environs d’Abbeville (Somme). Acheuléen ? (entre –500 000 et–300 000 ans ?). Silex taillé. L. 6cm. Inv. MAN 7321.

Pierre-figure (oiseau nageant). Provient des environs d’Abbeville (Somme). Acheuléen ? (entre –500 000 et–300 000 ans ?). Silex taillé. L. 6cm. Inv. MAN 7321. © MAN, Valorie Gô

Un musée moins antique que préhistorique !

L’arrivée de la collection préhistorique de Jacques Boucher de Perthes, ainsi que d’autres ensembles datés du Paléolithique et du Néolithique, joue un rôle non négligeable dans la fondation du musée d’Archéologie nationale. Elle entraîne, en effet, une évolution du projet de l’établissement : le « Musée gallo-romain » devient, au cours des années 1870, le « musée des Antiquités nationales ». C’est désormais toute l’histoire de la Gaule qui doit être retracée, des origines au début du Moyen Âge. Le musée de Saint-Germain est inauguré par Napoléon III le 12 mai 1867, en même temps que s’ouvre l’Exposition universelle à Paris. La première salle, dédiée aux époques dites « anté-historiques » et plus précisément à l’âge de la Pierre, présente les vestiges les plus anciens. La première moitié est vouée aux dépôts quaternaires et la seconde, aux cavernes occupées par les hommes préhistoriques. Y sont principalement exposées les collections de Jacques Boucher de Perthes et d’Édouard Lartet.
Les séries de Boucher de Perthes occupent quatre vitrines et sont accompagnées de deux coupes de terrains quaternaires, dans les sablières de Menchecourt à Abbeville et de Saint-Acheul à Amiens, peintes à l’huile sur toile et présentées dans des cadres en chêne assortis aux vitrines. De plus, le buste du généreux donateur, qu’il a lui-même offert, est posé sur la cheminée. Pour le pionnier de la Préhistoire, la présentation qui est faite de sa collection au musée de Saint-Germain signe définitivement la reconnaissance officielle et publique de son œuvre.

Vue de la salle I avec, sur la cheminée, derrière le crâne de mégacéros, les bustes d’Édouard Lartet (1801-1871) et de Jacques Boucher de Perthes (1788-1868).

Vue de la salle I avec, sur la cheminée, derrière le crâne de mégacéros, les bustes d’Édouard Lartet (1801-1871) et de Jacques Boucher de Perthes (1788-1868). Photographe anonyme, années 1880. MAN, photothèque.

« Après avoir persévéré pendant plus d’un quart de siècle, Jacques Boucher de Perthes parvient à faire admettre la très haute antiquité de l’homme par les milieux académiques. »

La très haute antiquité de l’homme enfin acceptée

Il est intéressant de souligner que ce sont les ensembles préhistoriques, plus particulièrement paléolithiques, totalement nouveaux pour les visiteurs et pour la presse, qui reçoivent la faveur des journaux illustrés. C’est, en effet, dans la première salle, identifiable entre toutes à la présence, sur une vitrine haute, du crâne et des ramures du « grand cerf d’Irlande » (Megaloceros giganteus), qu’est figuré Napoléon III inaugurant le musée.
Après avoir persévéré pendant plus d’un quart de siècle, Jacques Boucher de Perthes parvient à faire admettre la très haute antiquité de l’homme par les milieux académiques et à faire accepter ses collections « antédiluviennes » par les musées nationaux. L’arrivée de ses outils en silex taillé préhistoriques élargit considérablement le spectre chronologique du « Musée gallo-romain » voulu par Napoléon III au château de Saint-Germain. Mais, en 1867, alors que l’on vient d’inaugurer les premières salles de Préhistoire, Gabriel de Mortillet, attaché à la conservation du musée, ne travaille plus à étayer l’existence du Paléolithique, mais à en établir la chronologie. C’est déjà une nouvelle phase de l’archéologie préhistorique qui commence. 

Inauguration du Musée gallo-romain au château de Saint- Germain, illustration Valère Morland, publiée dans L’Univers illustré du 29 mai 1867, p. 339.

Inauguration du Musée gallo-romain au château de Saint- Germain, illustration Valère Morland, publiée dans L’Univers illustré du 29 mai 1867, p. 339. MAN, centre des archives, fonds de la presse.

 La « mâchoire » de Moulin-Quignon

En 1863, un ouvrier apporte à Jacques Boucher de Perthes une dent humaine qu’il a trouvée dans un niveau géologique ancien de la carrière de Moulin-Quignon, à Abbeville. Boucher de Perthes y découvre lui-même une moitié de mandibule humaine. La presse relate aussitôt cette trouvaille exceptionnelle : des ossements humains préhistoriques. Le retentissement, parmi les savants et auprès du public, est considérable. Des archéologues français et britanniques expertisent le site et les fossiles. Alors que les Français soutiennent l’authenticité de la « mâchoire », les Britanniques la contestent : Boucher de Perthes avait offert une forte prime à qui trouverait des vestiges humains. Une commission scientifique valide finalement la découverte. Et l’idée de l’existence de l’homme fossile s’impose… grâce à un faux ! Les ossements de Moulin-Quignon, une trentaine au total, étudiés et datés par la méthode du carbone 14, sont en réalité modernes (Homo sapiens) et récents (du XIIIe au XVIIIe siècle).

Mâchoire (hémi-mandibule). Découverte en 1863 dans la carrière de Moulin-Quignon à Abbeville (Somme). Époque médiévale ou moderne (XIIIe-XVIIIe siècle). L. 11,5 cm. Inv. MNHN 2976, d’après Boucherde Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, t. 3, pl. III.

Mâchoire (hémi-mandibule). Découverte en 1863 dans la carrière de Moulin-Quignon à Abbeville (Somme). Époque médiévale ou moderne (XIIIe-XVIIIe siècle). L. 11,5 cm. Inv. MNHN 2976, d’après Boucherde Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, t. 3, pl. III. MAN, bibliothèque.

Pour aller plus loin :
SCHWAB C., JOUYS BARBELIN C., 2021, « Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) et le Musée gallo-romain de Saint-Germain », Antiquités nationales, no 50/51, p. 168-179.
ORLIAC R., 2012, « L’invention de la préhistoire par les objets : essai sur la collection Boucher de Perthes conservée au Muséum national d’histoire naturelle », Les Nouvelles de l’archéologie, no 129, p. 13-20.