La basilique Ulpienne renaît à Rome

Vue sur la colonne de Trajan et les ruines de la basilique Ulpienne.

Vue sur la colonne de Trajan et les ruines de la basilique Ulpienne. © Kostantinos Livadas, Alamy banque d’images

En 2021, au cœur du forum de Trajan, s’est ouvert un chantier plutôt discret et qui n’est pas terminé. Les colonnes originales de la basilique Ulpienne, gisant à terre depuis près d’un siècle, ont été récupérées et remontées selon la technique de l’anastylose pour reconstituer une partie de l’ancienne double colonnade. Ainsi pouvons-nous désormais nous représenter plus précisément l’étonnante et gigantesque construction conçue par le grand architecte syrien Apollodore de Damas.

Peu de personnalités de l’histoire romaine ont laissé un souvenir aussi positif que l’empereur romain Trajan (53-117). Il possédait toutes les qualités requises chez un homme d’État, au point qu’il est devenu, au cours des siècles, l’optimus princeps par excellence. Son règne coïncide avec la plus grande expansion de l’empire et la mort le surprend alors qu’il vient de réaliser le rêve de générations entières : la victoire sur les Parthes et l’expansion vers l’Orient, dans les pas d’Alexandre le Grand. Ses succès sont certes éphémères puisque son héritier, Hadrien, doit aussitôt renoncer à une partie de ses conquêtes. Mais la beauté architecturale de son forum, conçu par Apollodore de Damas, dure, elle, depuis dix-neuf siècles.

La plus grande des basiliques romaines

« Le prestige du forum de Trajan, nous raconte Claudio Parisi Presicce, surintendant des biens culturels du Capitole, directeur des Musées du Capitole et responsable de l’actuelle restauration de la colonnade, est dû non seulement à sa valeur esthétique et à ses dimensions, mais aussi à la solution adoptée pour le construire : la zone voisine étant saturée de monuments, il a fallu supprimer l’ensellement [abaissement entre deux hauteurs] qui reliait le Capitole au Quirinal, une opération digne des solutions d’ingénierie les plus modernes. » Avec ses 170 m de long et 60 m de large, la basilique Ulpienne, dont le nom est un hommage à la gens Ulpia, la famille de Trajan, est construite grâce au butin des guerres daciques (101-106). Elle est alors la plus grande jamais édifiée à Rome : son imposante façade, culminant à 40 m, fermait la place du forum, dissimulant ainsi la colonne Trajane qui n’était visible que depuis les bâtiments immédiatement adjacents. Aujourd’hui, il ne reste que très peu de vestiges de cette construction civile majeure, destinée à des fonctions judiciaires et commerciales ainsi qu’à des célébrations. Mais un sesterce du IIe siècle donne à voir sa façade extérieure, surélevée de quelques marches par rapport à la place et divisée verticalement en trois secteurs, trois avant-corps à colonnes saillantes correspondant à autant d’entrées, une large au centre et deux latérales plus petites.

Proposition de restitution de l’intérieur de la basilique, dans l’Encyclopædia Britannica de 1911.

Proposition de restitution de l’intérieur de la basilique, dans l’Encyclopædia Britannica de 1911. DR

Donner au public une vision claire et fidèle

À l’intérieur, des colonnades en granit et en marbre cipolin divisaient la salle en cinq nefs, tandis que deux hémicycles fermaient les extrémités du bâtiment. À l’étage supérieur, des reliefs représentant des trophées de guerre alternaient avec des statues de prisonniers daces, exposées aujourd’hui au musée du Forum impérial, à l’intérieur des marchés de Trajan. « La basilique Ulpienne s’est en grande partie effondrée au Moyen Âge, explique Claudio Parisi Presicce, et les fouilles effectuées au début du XIXe siècle, à l’époque de Napoléon, puis dans les années 1930 n’ont mis au jour que d’infimes traces de son ancienne splendeur. Il est donc apparu nécessaire de lancer un projet de restauration et de recomposition dans le but de donner au public une vision claire et aussi fidèle que possible de la configuration originelle du monument. Si les visiteurs perçoivent l’extension planimétrique et altimétrique de la basilique, ils comprendront sa signification architecturale. »

Sesterce de Trajan, figurant au revers la façade de la basilica Ulpia.

Sesterce de Trajan, figurant au revers la façade de la basilica Ulpia. DR

Avec ses 170 m de long et 60 m de large, la basilique Ulpienne était la plus grande jamais construite à Rome.

Apollodore de Damas, un génie multiforme au service de l’Empire romain

Né vers 60 de notre ère à Damas dans une famille nabatéenne, Apollodore est le seul grand architecte romain dont on connaît le nom et l’œuvre complète. Il nous a légué plusieurs de ses créations, comme le forum, les thermes et le port de Trajan à Rome. S’il n’existe pas de portraits officiels le représentant, il est cependant reconnaissable sur une des scènes de la colonne devant le pont sur le Danube. Après la mort de Trajan, il passe au service de son successeur, Hadrien, féru lui aussi d’architecture, mais dont les idées sont bien différentes. Dion Cassius rapporte d’ailleurs une anecdote où l’architecte avait chassé le jeune Hadrien, critiquant ses projets : « Va dessiner tes citrouilles ! Tu n’as jamais rien compris à l’architecture ! » Ces citrouilles étant les coupoles très innovantes conçues par Hadrien pour sa légendaire villa. Cette forme insolite méprisée par Apollodore séduisit un autre architecte 1 400 ans plus tard : Francesco Borromini. Dion Cassius nous raconte également ­qu’Hadrien, vexé par les critiques d’Apollodore, aurait commandité son assassinat. Mais sur ce point, les spécialistes expriment de nombreuses réserves.

Buste présumé d’Apollodore de Damas datant de 130-140, Glyptothèque de Munich.

Buste présumé d’Apollodore de Damas datant de 130-140, Glyptothèque de Munich. DR

Le chantier de la restauration

Le financement du projet – un million et demi d’euros – provient d’une donation du magnat ouzbèke Alisher Ousmanov et résulte d’un accord, signé en 2015, avec la municipalité de Rome, dont Ignazio Marino était alors maire. « Les trois colonnes en marbre cipolin, abandonnées dans un coin pendant près d’un siècle, que l’on croyait sans lien avec la structure de l’édifice, ont retrouvé leur position d’origine au-dessus des quatre colonnes en granit gris qui avaient déjà été remises en place au siècle dernier, délimitant ainsi le périmètre extérieur de la première nef », précise un communiqué de presse de la surintendance des Biens culturels du Capitole. « L’entablement entre les deux niveaux, avec sa frise décorée de Victoires ailées sacrifiant des taureaux, a été remonté en intégrant des reproductions en résine de fragments originaux. » Le rapport, qui détaille les choix techniques du projet et de la conception des travaux, explique que des tirants en acier inoxydable ancrent la base des colonnes du deuxième niveau au sol de l’ancien forum. Deux chaînes en acier sont placées à l’intérieur des fûts des colonnes, passant par des trous jointoyés avec du mortier hydraulique naturel : cette intervention, complètement réversible, évite d’endommager les fragments originaux et de mettre en contact des matériaux qui, en inter-réagissant, pourraient causer des dégradations fatales aux vestiges romains.

Fragment de la grande frise de la basilique Ulpienne réemployé sur l’arc de Constantin.

Fragment de la grande frise de la basilique Ulpienne réemployé sur l’arc de Constantin. DR

Entre pillages et admiration

En 2001, lors de la rénovation du palais Roccagiovine (construit en 1866 contre une des absides de la basilique Ulpienne), des fouilles financées par la Fondation Alda Fendi, qui occupait le palais à l’époque, ont conduit à la découverte de la plus vaste surface de sol en marbre de tout le complexe de Trajan. Elles ont également permis de connaître avec certitude la disposition des dalles et les différents types de marbre utilisés – jaune antique, « pavonazzetto », vert africain – donnant ainsi un aperçu de la magnifique décoration de l’ancienne basilique. Sans doute est-ce sa beauté majestueuse qui a permis au complexe de Trajan de survivre plus longtemps que d’autres monuments de Rome. Au IVe siècle, l’historien Ammien Marcellin décrivait le forum comme « une construction, à [son] avis, unique en son genre et que les dieux eux-mêmes devaient admirer… Un complexe gigantesque qui ne peut plus être décrit avec les mots des hommes, ni imité par un mortel. » (XVI, 10.15)
Nous savons que, dans les absides de la basilique, se déroulaient encore au début du Ve siècle des activités judiciaires et la cérémonie de la manumissio – l’acte par lequel le propriétaire affranchissait son esclave – héritée de l’Atrium Libertatis, l’édifice sacrifié lors de la construction du forum. Les derniers témoignages attestant d’une certaine activité au sein du forum de Trajan remontent à l’an 800 : dans sa Vie de Grégoire le Grand, Paul Diacre rapporte que les monuments du forum continuaient à susciter l’étonnement des contemporains. Vers le milieu du IXe siècle, abandonné peut-être à la suite de catastrophes naturelles, l’ensemble du complexe tombe en ruine ; dès lors, il sert de carrière et les précieux marbres sont pillés.

Maquette de la basilique Ulpienne.

Maquette de la basilique Ulpienne. © Ch. Morineau, Université de Caen Normandie, CIREVE, Plan de Rome

Sans doute est-ce sa beauté majestueuse qui a permis au complexe de Trajan de survivre plus longtemps que d’autres monuments de Rome.

Hypothèses de reconstruction affinées

La fabrique de Saint-Pierre, organisme chargé de la reconstruction, de la conservation, de l’entretien de la nouvelle église du Vatican, y trouve les matériaux nécessaires à la décoration de l’édifice saint : entre 1541 et 1543, pas moins de 53 chargements de marbre sont emportés ! Désormais réduit à l’état de ruine, presque entièrement enterré, l’ensemble architectural reste déserté jusqu’à ce que le gouvernement napoléonien entreprenne les premières fouilles, entre 1811 et 1814. La démolition du couvent de Sainte-Euphémie fait apparaître la partie centrale de la basilique ainsi que les gigantesques statues des Daces. Enfin, sous le fascisme, avec la reprise des recherches et la démolition du quartier dit alexandrin (construit au XVIe siècle par le cardinal Michele Bonelli, originaire d’Alessandria dans le Piémont, quartier qui comptait d’illustres habitants dont Michel-Ange), est percée la Via dei Fori Imperiali. « Les témoignages millénaires doivent se dresser dans leur nécessaire solitude », prétendait Mussolini.
Aujourd’hui, grâce aux récentes investigations menées sur une grande partie du forum de Trajan dans les années 2000, des hypothèses de reconstruction de la structure architecturale de l’édifice ont été affinées et proposées. La surintendance des Biens culturels du Capitole assure que, bientôt, le public aura le plaisir d’admirer la conclusion des travaux de restauration de la colonnade puisqu’il est prévu de reconstruire une partie du sol de la basilique, à côté des vestiges déjà relevés, ainsi que l’escalier de l’entrée sud du monument, dans lequel seront incorporées les dalles originales en marbre jaune trouvées sur place. 

Proposition de restitution de l’intérieur de la basilique Ulpienne. Infographie Ch. Morineau, N. Lefèvre, 2013.

Proposition de restitution de l’intérieur de la basilique Ulpienne. Infographie Ch. Morineau, N. Lefèvre, 2013. © Université de Caen Normandie, CIREVE, Plan de Rome