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La Fondation Albuquerque, un nouvel écrin pour la céramique

Vue extérieure de la Fondation Albuquerque.

Vue extérieure de la Fondation Albuquerque. Photo Francisco Nogueira. Courtesy The Albuquerque Foundation

Le 22 février dernier était inaugurée à Sintra, près de Lisbonne, la Fondation Albuquerque. À travers la très riche collection de Renato de Albuquerque, elle met en lumière les liens anciens noués entre la Chine et l’Europe à travers la porcelaine, un matériau qui a fasciné les Occidentaux pendant des siècles. 

Ingénieur et architecte originaire du Brésil, Renato de Albuquerque est également un collectionneur passionné. Depuis les années 1960, il a réuni près de 2 600 pièces de céramique, pour la plupart jamais dévoilées au public. Il se tourne d’abord vers la production de Meissen, avant de s’intéresser à partir des années 1980 à la porcelaine d’exportation chinoise des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912). Commence alors une véritable chasse au trésor, qui aboutit aujourd’hui à la plus grande collection au monde de ce type d’objets.

Une affaire de famille

Si la curiosité et l’appréciation esthétique ont toujours été au centre de sa démarche, Renato de Albuquerque a eu à cœur de constituer une collection de qualité, sélectionnant des pièces rares et pertinentes d’un point de vue historique, réunissant parfois des ensembles depuis longtemps dispersés. Avec l’aide de sa petite-fille Mariana Teixeira de Carvalho, il souhaite désormais partager sa passion avec le public grâce à la mise en place d’une fondation, installée dans l’ancienne maison familiale des Albuquerque à Sintra, non loin de Lisbonne. L’institution abritera également des résidences d’artistes et des expositions temporaires centrées sur la scène contemporaine.

Vue intérieure de la Fondation Albuquerque.

Vue intérieure de la Fondation Albuquerque. Photo Francisco Nogueira. Courtesy The Albuquerque Foundation

Un objet entre Extrême-Orient et Occident

Si les terrines sont des objets typiquement européens, fabriqués uniquement pour l’exportation, la forme incongrue de dragons-carpes de cette paire est en revanche totalement influencée par le répertoire chinois traditionnel. Souvent associé au pouvoir impérial, le dragon est une créature importante dans la culture chinoise, de même que la carpe, en raison de l’homophonie entre les mots « poisson » et « abondance » et de sa capacité à nager à contre-courant, synonyme de succès.

Paire de terrines et plat, Chine, dynastie Qing, règne de Qianlong (1736-1795), vers 1750-1770. Porcelaine émaillée rouge et or (famille rose), 9,1 x 22 x 7,5 cm.

Paire de terrines et plat, Chine, dynastie Qing, règne de Qianlong (1736-1795), vers 1750-1770. Porcelaine émaillée rouge et or (famille rose), 9,1 x 22 x 7,5 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Fo

La Chine, une source de fascination ancienne

L’histoire du commerce entre l’Asie et l’Europe par les routes de la soie remonte à environ 2 200 ans. Comme le laisse imaginer cette appellation, les Occidentaux ont d’abord été fascinés par la brillance et la fluidité de la soie, avant de découvrir les autres denrées proposées par l’empire du Milieu. L’ouverture des routes maritimes à partir du XVe siècle ne fait que renforcer les échanges entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Les Portugais sont les premiers à poser le pied sur les côtes chinoises, dès 1415. Ils achètent de la soie, bien sûr, mais aussi du thé, du musc, du sucre et de la porcelaine, alors uniquement fabriquée dans les fours de Jingdezhen.

Paire d’aiguières, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Qing, période Kangxi (1662-1722), vers 1700-1720. Porcelaine à décor en relief, peinte en émaux de la famille verte, 22 x 18,5 cm.

Paire d’aiguières, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Qing, période Kangxi (1662-1722), vers 1700-1720. Porcelaine à décor en relief, peinte en émaux de la famille verte, 22 x 18,5 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

Une course au profit

La multiplication des routes maritimes donne naissance à des échanges plus nombreux et plus rapides, notamment grâce à la création de multiples compagnies maritimes, dites « compagnies des Indes ». Sur le chemin de la Chine, les navires achètent également de l’ivoire en Afrique, des gemmes en Inde, des épices dans les îles du Pacifique, des peaux de phoque sur les côtes nord-américaines, ainsi que de multiples curiosités locales, naturelles ou manufacturées. La course au profit se fait ainsi de plus en plus intense et cette compétition acharnée entre les puissances occidentales conduit régulièrement à des conflits qui peuvent prendre une dimension très politique.

Des porcelaines conservées à la Fondation Albuquerque.

Des porcelaines conservées à la Fondation Albuquerque. Photo Francisco Nogueira. Courtesy The Albuquerque Foundation

L’attrait pour la porcelaine

Très vite, les Européens tombent sous le charme de la porcelaine chinoise. Sa blancheur et sa translucidité inégalées ravissent les cours et l’aristocratie occidentales. Par ailleurs, la porcelaine possède une qualité que la soie, les épices et le thé n’ont pas : elle dure dans le temps. Connue en Europe depuis le XIIIe siècle, avant même l’ouverture des routes maritimes avec la Chine, la porcelaine, surnommée « l’or blanc », reste pourtant rare et mystérieuse et ses secrets de fabrication demeurent bien gardés pendant des siècles. Le processus ne sera en effet pas décrit avant 1735, par le missionnaire jésuite François Xavier d’Entrecolles (1664-1741), qui séjourne à Jingdezhen1. Pour répondre à la forte demande des Occidentaux, les Portugais font de la porcelaine et de la soie le tiers de leur cargaison de retour. À la fin du XVIIIe siècle, on estime à au moins 70 millions de pièces le nombre de porcelaines qui ont fait le voyage depuis la Chine vers l’Europe via les routes maritimes.

Aiguière, Chine, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Ming, période Jiajing (1522-1566). Porcelaine décorée d’émaux polychromes sur glaçure et d’or, H. 24 cm.

Aiguière, Chine, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Ming, période Jiajing (1522-1566). Porcelaine décorée d’émaux polychromes sur glaçure et d’or, H. 24 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

Une production à destination de l’Occident

Ces contacts accrus entre l’Europe et la Chine conduisent cette dernière à adapter sa production de porcelaine à l’export. Les potiers chinois ajustent leur vocabulaire décoratif, donnant ainsi naissance à un art hybride, composé d’objets aux formes chinoises et aux décors occidentaux ou bien l’inverse, à l’image d’un très beau vase couvert orné d’une scène de Crucifixion au milieu de rinceaux, surmontée de l’inscription traditionnelle « INRI » (« Jésus de Nazareth, roi des Juifs »), toutes les deux tout à fait étrangères à la culture chinoise. On trouve aussi des pièces spécifiquement réalisées à destination du marché européen, comme des tabatières ou des terrines.

Dame chinoise, Chine, dynastie Qing (1644-1911), vers 1730-1740. Porcelaine décorée en émaux de la famille rose et or, 106 x 34 x 32,5 cm.

Dame chinoise, Chine, dynastie Qing (1644-1911), vers 1730-1740. Porcelaine décorée en émaux de la famille rose et or, 106 x 34 x 32,5 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

De rares « Premières Commandes »

La collection compte également quelques rares exemples des « Premières Commandes » passées par les Portugais aux artisans chinois dès le XVIe siècle et les premiers contacts entre les deux civilisations : une bouteille de section carrée sur laquelle se déploie une iconographie chrétienne célébrant la Passion, la mort et la Résurrection du Christ, ou encore un plat à décor floral rayonnant rehaussé d’un blason aux armes d’une famille portugaise ou espagnole (un type de décor que l’on retrouve également plus tardivement). 

Kendi, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Ming (1368-1644), fin du XVe – début du XVIe siècle. Porcelaine décorée en bleu cobalt sous glaçure, 17 x 21 cm.

Kendi, fours de Jingdezhen, Jiangxi, dynastie Ming (1368-1644), fin du XVe – début du XVIe siècle. Porcelaine décorée en bleu cobalt sous glaçure, 17 x 21 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

Une grande variété de pièces

Très vite, les potiers chinois démontrent leur habileté à produire toutes sortes de pièces : d’usage ou d’apparat, petites ou grandes, monochromes ou polychromes, ordinaires ou plus onéreuses. Ils sont capables de copier de nombreux motifs et alphabets, ce dont témoignent un bol orné d’une longue inscription en latin, mais aussi plusieurs céramiques décorées de textes en arabe et en persan. Toutefois, leur méconnaissance des langues qu’ils reproduisent les conduit souvent à commettre des fautes de transcription, qui ne donnent que plus de charme à leurs ouvrages.

Vase à décor de fleurs de magnolia, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1722). Porcelaine à fond noir (famille noire) décorée d’émaux colorés (famille verte), 60 x 25,5 cm.

Vase à décor de fleurs de magnolia, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1722). Porcelaine à fond noir (famille noire) décorée d’émaux colorés (famille verte), 60 x 25,5 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

La porcelaine bleu et blanc

Les porcelaines à décor bleu et blanc sont les plus prisées des Européens et les Hollandais vont devenir les premiers exportateurs à grande échelle de ce type de pièces, qu’on retrouve dans toutes les natures mortes du XVIIe siècle. La Fondation Albuquerque abrite par exemple quatre jarres ornées d’un superbe décor floral en bleu et blanc disposé en registres superposés. Identifiés grâce aux marques présentes à l’intérieur, ces vases ont appartenu à l’électeur de Saxe, Auguste le Fort (1670-1733). Grand collectionneur et féru de porcelaine, ce dernier ira jusqu’à échanger 600 cavaliers de son armée contre 151 porcelaines au roi Friedrich Wilhelm Ier de Prusse afin d’enrichir sa collection. Le musée présente également une exceptionnelle garniture de cinq pièces (trois vases balustres et deux vases cylindriques) décorées d’un paysage en nuances de bleu qui fourmille de détails. Ces derniers laissent penser qu’il s’agit d’une représentation du lac occidental de Hangzhou, que l’on retrouve régulièrement dans l’art chinois.

Garniture (trois vases balustres et deux vases cylindriques), Jingdezhen, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1722), vers 1700. Porcelaine, 102,5 et 103,5 x 31 cm ; 93 et 92,5 x 43,5 cm.

Garniture (trois vases balustres et deux vases cylindriques), Jingdezhen, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1722), vers 1700. Porcelaine, 102,5 et 103,5 x 31 cm ; 93 et 92,5 x 43,5 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

L’introduction des émaux

Vers 1720, les artisans chinois introduisent dans leurs pièces des émaux colorés opaques, dont l’emploi donne à son tour naissance à des améliorations techniques qui leur permettent d’utiliser les émaux comme de la peinture à l’huile plutôt que comme de l’aquarelle. Les Européens regroupent ces pièces, en fonction des couleurs employées, sous les termes de « famille rose », « famille verte » et « famille noire2 ». C’est à ces deux dernières qu’appartient un vase à décor de fleurs de magnolia en réserve sur un fond sombre. Cette couleur très particulière est obtenue en combinant deux couches d’émaux, l’une marron foncé, riche en fer et en manganèse, et l’autre d’un vert translucide.

Terrine et plat, Chine, dynastie Qing, règne de Qianlong (1736-1795), vers 1770. Porcelaine décorée en émaux de la famille rose et or, H. 10,5 cm, L. plat 22,8 cm.

Terrine et plat, Chine, dynastie Qing, règne de Qianlong (1736-1795), vers 1770. Porcelaine décorée en émaux de la famille rose et or, H. 10,5 cm, L. plat 22,8 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

Commercer avec le reste du monde

Ce personnage en grès est un objet funéraire, qui accompagne le défunt dans la vie après la mort. Il représente un marchand de Sogdiana, une région qui correspond à une grande partie de l’Ouzbékistan actuel et à une partie du Tadjikistan. Ses origines eurasiennes sont perceptibles à ses grands yeux ronds, son nez aquilin et sa barbe épaisse. Il témoigne du commerce important qui existe entre la Chine et l’Asie centrale, particulièrement à l’époque des Tang (618-907).

Figurine d’un marchand sogdian, dynastie Tang (618-907), vers 625-675. Grès, H. 51,3 cm.

Figurine d’un marchand sogdian, dynastie Tang (618-907), vers 625-675. Grès, H. 51,3 cm. Photo Courtesy of Albuquerque Foundation

Réfréner les appétits européens

La Chine essaie de décourager les incursions dans le pays, mais les marchands européens font du commerce de manière officieuse dans les ports le long de la côte jusqu’à la mise en place du système de Canton en 1757. À partir de cette date, les Européens ne peuvent s’établir qu’à Macao, ville sous contrôle portugais, et ne faire du commerce que dans une zone strictement délimitée autour de Canton. En 1793, l’empereur Qianlong justifie cette décision dans une lettre au roi d’Angleterre George III par le fait que la Chine possède tout ce dont elle a besoin en abondance, qu’elle n’a donc pas besoin des produits venus de l’Occident barbare, alors que le thé, la soie et la porcelaine sont absolument nécessaires aux Européens. Une affirmation quelque peu exagérée au regard de l’intérêt de Qianlong pour l’argent espagnol. 

À travers ces 2 600 pièces, Renato de Albuquerque entend ainsi montrer au public les « connexions culturelles » et les relations commerciales « complexes et fascinantes » entre Orient et Occident et la place centrale du Portugal dans ces échanges.

Notes

1 Bien que Jingdezhen soit le principal centre de production de porcelaine de Chine, il n’est pas le seul. On en fabrique également à Dehua ou à Yixing, ville qui produit une céramique sans glaçure à partir d’une terre violette très plastique.

2 Les deux premiers sont imaginés par l’historien de l’art Albert Jacquemart (1808-1875) au milieu du XIXe siècle, tandis que l’expression « famille noire » apparaît un peu plus tard dans la bouche des marchands et des collectionneurs.

Fondation Albuquerque, Rua António dos Reis, 189, 2710-302 Sintra (Portugal). www.albuquerquefoundation.pt