La magnificence retrouvée du Buffet d’eau de Trianon
Après presque dix-huit mois d’une restauration exemplaire dans les ateliers de la fonderie de Coubertin, la plus insigne fontaine des jardins de Trianon a retrouvé sa splendeur en juin dernier. Grâce au mécénat de la Fondation Bru, ses marbres et ses plombs dorés font à nouveau miroiter une eau cristalline, qui dévale en cascade les gradins imaginés par le roi lui-même – assisté de son architecte Hardouin-Mansart –, à l’image d’un monumental buffet d’orfèvrerie en plein air.
« J’ai fait Versailles pour ma cour, Marly pour mes amis, et Trianon pour moi. »
Ainsi Louis XIV exprimait-il sa préférence intime pour ce palais et ses jardins tout proches de Versailles. Il pouvait y inviter quelques amis et, à l’abri de la cour, filer le parfait amour avec la Montespan dont il avait fait sa maîtresse dès l’année 1667 ; trois ans plus tard, il fit édifier le délicat Trianon de Porcelaine avec ses jardins entretenus par Michel III Le Bouteux et ses mille pots d’espèces florales rares, très colorées et renouvelées quotidiennement, qui créaient un lieu délicieusement odorant. Ordonnancées à la française par André Le Nôtre se déployaient ces milliers de fleurs sur le parterre haut et sur le parterre bas, bordé de treillages couverts de jasmin. Vers le sud, s’alignaient des orangers en pleine terre. Le Nôtre créa plusieurs bassins : celui du Platfond, un autre rectangulaire longeant l’aile de Trianon-sous-Bois, et le bassin du Trèfle. Les fleurs les plus délicates étaient massées dans le « Jardin du Roi », tout près de l’entrée du château.
En 1687, Louis XIV fit abattre ce premier château trop fragile et donna lui-même toutes les directives à son architecte Jules Hardouin-Mansart pour le remplacer par un nouveau château en pierre où l’on pénétra par un péristyle du dessin de Robert de Cotte, aux merveilleuses colonnes et pilastres en marbres de couleurs. Évinçant le vieux Le Nôtre, Hardouin-Mansart aménagea de nouveaux bosquets ou « Salles Vertes » avec des bassins ornés de groupes en plomb.
Un chef-d’œuvre d’architecture et de sculpture
C’est à la demande du roi qu’Hardouin-Mansart créa, en 1702, la fontaine du Buffet d’eau, assurément la plus spectaculaire de toutes les fontaines de Trianon. Une large allée y conduit. Nous avons là, en effet, autant un chef-d’œuvre d’architecture que de sculpture. Une margelle incurvée en marbre borde le bas-sin, au fond duquel se dresse le Buffet, douze mètres la séparent de l’arrière de la fontaine. Trois gradins en retraits successifs le constituent, du plus large au plus étroit, revêtus de marbres polychromes allant du rouge du Languedoc au campan royal, polychromie faisant écho aux colonnes et pilastres du péristyle. L’eau jaillit d’une urne sommitale entre deux larges volutes de marbre blanc pour rebondir en voiles transparents au gradin intermédiaire, sur deux vasques également de marbre blanc et sur trois larges autres vasques plus importantes au niveau inférieur. De magnifiques sculptures en plomb doré ornent les gradins : au sommet, Neptune et Amphitrite soutiennent l’urne, accompagnés de part et d’autre de deux lions rugissant que le roi commanda à la place des dragons projetés par Hardouin-Mansart. Au-dessous, deux groupes de jeunes tritons s’ébattent joyeusement sous les vasques latérales et au milieu, sur fond circulaire en marbre blanc veiné de gris de Calacatta, se détache une couronne feuillagée en plomb. Puis, encore en dessous, sur fond du même marbre de Calacatta se déploie en largeur le triomphe d’Amphitrite enfant et de chaque côté, sur fond circulaire, un canard cancanant sur des flots. Enfin, au gradin inférieur plus élevé que les deux autres, entre les trois grandes vasques, Borée, Euros, Auster, Zéphyr, les quatre Vents, crachent de l’eau en jets obliques. Des volutes en marbre blanc ornées de guirlandes végétales en plomb encadrent les gradins inférieurs. Tous les motifs en plomb étaient dorés à la feuille, selon l’exigence du roi.
« Au temps du roi Louis XVI, l’insigne fontaine, jugée démodée, avait cessé d’intéresser les amateurs. L’empereur Napoléon fut le premier à s’inquiéter de cette dégradation et ordonna en 1812 de consolider les fondations. »
Des restaurations successives au cours du temps
Le Buffet d’eau venait à peine d’être achevé que l’on cessa de s’y intéresser et de l’entretenir, les marbres s’étaient ternis, les dorures des sculptures avaient peu à peu disparu, les jeux d’eau s’étaient tus. Au temps du roi Louis XVI, l’insigne fontaine, jugée démodée, avait cessé d’intéresser les amateurs. L’empereur Napoléon fut le premier à s’inquiéter de cette dégradation et ordonna en 1812 de consolider les fondations. Quatre-vingts ans plus tard, non seulement on les consolida à nouveau mais on restaura les marbres et les ornements en plomb et il fallut revoir l’étanchéité du bassin. Au milieu du XXe siècle fut restauré le bas-relief du triomphe d’Amphitrite. Au cours des années 1970, plusieurs ornements en plomb disparurent, des fêlures apparurent sur les sculptures et la jambe droite de Neptune fut écrasée sans doute par la chute d’une branche ; les marbres s’étaient oxydés et l’étanchéité du bassin n’était plus assurée. Jacques Moulin, architecte en chef des Monuments historiques en charge des jardins depuis 2012, mena la dernière restauration. Il avait constaté que l’état du Buffet d’eau était alarmant : sa structure même était déstabilisée, les marbres se détachaient des gradins, des infiltrations se produisaient dans la maçonnerie qui n’était plus étanche, et les sculptures en plomb, qui avaient perdu leur or, nécessitaient des réparations urgentes. Catherine Pégard, présidente de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, ayant compris combien nécessaire était la restauration de la fontaine, s’adressa à la Fondation Bru qui a pour vocation la sauvegarde du patrimoine. Celle-ci eut la générosité d’en financer les coûteux travaux qui démarrèrent au printemps 2022. Mais tout d’abord, et dès 2020, il avait fallu recréer la boucle hydraulique afin que toutes les fontaines de Trianon pussent fonctionner simultanément. Puis maçons, tailleurs de pierre, marbriers, chaudronniers et fondeurs, doreurs et fontainiers, artisans au savoir-faire d’excellence, furent requis. Les structures de maçonnerie en pierre qui s’étaient enfoncées dans un sol meuble furent démontées, réparées et rétablies, des résines expansives ayant été injectées dans les fondations pour les renforcer. Les pièces métalliques de fixation furent réparées. Tous les éléments de marbre : panneaux, plinthes, corniches, margelles et vasques, déposés, furent restaurés en atelier. Les tables de plomb assurant l’étanchéité des gradins furent réinstallées et l’on put alors les couvrir à nouveau des marbres de parement. Les motifs en plomb, statues et reliefs, furent tous transportés à la Fondation de Coubertin.
Le traitement des plombs à la fonderie de Coubertin
La Fondation de Coubertin fut chargée de la restauration et de la dorure de ces sculptures en plomb, sous le contrôle de Jacques Moulin qu’assistait un petit comité. Le sculpteur Corneille Van Clève, auquel avaient été versées 3160 livres, était l’auteur des statues d’Amphitrite et de Neptune, et probablement aussi des deux lions à la magnifique crinière. La jambe droite de Neptune, écrasée, dut être remodelée ainsi que le pied mais pas les orteils. La touffe de la queue d’un des lions ayant disparu, elle lui fut restituée. Hormis quelques fissures, la statue d’Amphitrite, tellement belle (Van Clève avait dû être amoureux de son modèle !), n’avait pas trop souffert. Une équipe de sculpteurs des Bâtiments du roi, Louis Garnier, Jean Hardy, Jean de La Pierre, Robert Le Lorrain, Jean Louis Lemoyne et Simon Mazière, avait modelé tous les autres motifs, qui furent payés indistinctement un total de 7918 livres. Tous ces plombs ont été restaurés. Le petit comité dont j’eus l’honneur de faire partie fut consulté à plusieurs reprises pour surveiller ces travaux et la dorure finale (voir encadré ci-contre).
La dorure des sculptures en plomb du Buffet d’eau
Les sculptures en plomb du Buffet d’eau, qui présentaient depuis de nombreuses années l’aspect grisâtre du plomb nu, ont été redorées avec la technique traditionnelle de la dorure à la feuille d’or sur mixtion à l’huile. Cette technique de dorure est la plus renommée pour les ouvrages de plein air. Mais on a aussi employé parfois pour cet usage des feuilles d’alliage cuivreux imitant l’or et des peintures dorées (les bronzines), composées d’un liant (huileux anciennement) et d’une charge de poudre d’alliage cuivreux (ou plus récemment de poudres minérales d’aspect doré). Feuilles d’or comme bronzines peuvent présenter différentes nuances de couleur. C’est pourquoi notamment il est utile pour la restauration d’ouvrages anciens de procéder à des examens stratigraphiques pour tenter de documenter les aspects précédents. On observe souvent une séquence XVIIe ou XVIIIe de dorure à la feuille d’or, suivie d’une séquence XIXe de dorure à la feuille de laiton, suivie à son tour d’une séquence XXe de bronzine. Mais on peut aussi observer le contraire, à savoir des sculptures initialement dorées à la bronzine qui ont été ensuite dorées à la feuille d’or. Et il serait réducteur d’interpréter l’usage de cette bronzine comme un simple succédané économique de la dorure à la feuille d’or. Il a pu s’agir d’un choix initial délibéré, dans le but d’obtenir un aspect plus à même de mettre en valeur le modelé d’une sculpture qu’une dorure à la feuille d’or étincelante. Par ailleurs, la couleur des sous-couches préalables à la dorure à la feuille d’or influe grandement sur l’aspect final. Sur les ouvrages anciens on retrouve presque toujours sous la feuille d’or une sous couche ocrejaune destinée à soutenir le ton de l’or et à faire passer discrètement son inévitable abrasion progressive. L’usage moderne y ajoute assez systématiquement une ultime couche jaune vif, qui doit avoir son utilité pour tendre la surface, mais qui a pour effet visuel de renforcer le côté étincelant de la dorure. Cet effet, même tempéré par une couche finale de patine, est rarement souhaitable pour des sculptures. Dans le cas du buffet d’eau, l’éclat de l’or est heureusement contrebalancé par la symphonie des marbres colorés, ce qui assourdit ce petit bémol technique. Antoine Amarger1
1 Antoine Amarger est spécialiste de la restauration des sculptures métalliques, plomb ou bronze. Il travaille autant pour des particuliers que pour des institutions publiques et divers musées. C’est ainsi qu’il est responsable de la conservation et de la restauration des sculptures métalliques du domaine de Versailles, celles des Grands Appartements comme celles des jardins du domaine.