La villa Ephrussi de Rothschild : la renaissance du joyau de la Riviera
Perchée sur son promontoire du Cap Ferrat, la villa Ile-de-France, léguée à l’Académie des beaux-arts en 1934 par Béatrice de Rothschild, baronne Ephrussi, abrite aujourd’hui le seul musée français consacré aux grands mécènes et amateurs d’art que furent les Rothschild. Voyageuse infatigable, collectionneuse éclectique, Béatrice y a réuni, dans un palais à l’italienne, les éléments intangibles de ce que l’on appelle « le goût Rothschild ». La villa est aussi le reflet de l’esprit et du goût de sa propriétaire, petite-fille du « grand baron » James de Rothschild, décrite à la fois comme un portrait de Nattier, une joueuse invétérée et une redoutable bâtisseuse. Après presque quatre-vingt-dix ans d’existence muséale, la villa, qui s’expose à Paris le temps du salon FAB du 22 au 27 novembre, s’apprête à connaître une renaissance.
Rothschild par son père, mais aussi par sa mère, Béatrice naît le 14 septembre 1864 dans l’hôtel Saint-Florentin, à deux pas de la place de la Concorde, véritable manifeste des débuts du néoclassicisme acquis par James de Rothschild en 1838. Son fils, le baron Alphonse y installa à partir de 1868 sa prodigieuse collection d’art réunissant boiseries du pavillon de Madame du Barry à Louveciennes, tableaux nordiques comptant plusieurs Rembrandt et L’Astronome de Vermeer, de même qu’une riche collection d’arts décoratifs. On admirait ainsi, dans l’un des salons, le vase pot-pourri « à vaisseau » de Madame de Pompadour, posé sur une commode de Riesener, sous le portrait d’Hélène Fourment par Rubens – le goût Rothschild, porté à son plus haut degré de perfection. Béatrice, qui grandit entre la rue Saint-Florentin et le château de Ferrières, fut donc initiée dès son plus jeune âge à la passion familiale pour l’art.
Une véritable mondaine
Mariée en 1883 au banquier Maurice Ephrussi – dont elle se sépare avec fracas en 1904 pour préserver son héritage, le baron étant criblé de dettes –, Béatrice de Rothschild intègre les meilleurs cercles de la mondanité parisienne. Elle s’habille chez Jacques Doucet, dîne chez Marcel Proust, fréquente Deauville, les courses de Chantilly, le Français et l’Opéra comme les Folies Bergère et le milieu des antiquaires. Poitrinaire – la tuberculose est le mal du siècle –, elle fréquente aussi régulièrement les villes d’eau mais surtout le Sud de la France dont le climat est réputé salutaire.
« En 1904, elle tombe sous le charme d’un terrain situé sur les hauteurs, alors arides, de la presqu’île du Cap Ferrat, dominant un modeste village habité par quelques centaines de pêcheurs. »
La naissance d’une villa
La « Côte d’Azur » – un terme qui voit le jour en 1887 – attire en effet depuis la seconde moitié du XIXe siècle les aristocrates, souverains et anciens souverains, banquiers et industriels de toute l’Europe, qui empruntent les trains de la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée pour profiter, durant l’hiver, de la douceur de son climat. Béatrice Ephrussi séjourne presque chaque année depuis son adolescence à Cannes, dans la villa « style Trianon » édifiée pour sa grand-mère, la baronne Betty. En 1904, elle tombe sous le charme d’un terrain situé sur les hauteurs, alors arides, de la presqu’île du Cap Ferrat, dominant un modeste village habité par quelques centaines de pêcheurs. La vue y est spectaculaire, ouvrant d’un côté sur la baie de Beaulieu et de l’autre, sur la rade de Villefranche-sur-Mer. Elle en fait immédiatement l’acquisition et l’augmente de plusieurs parcelles, devenant ainsi propriétaire d’un domaine de plus de sept hectares.
Inspirations italiennes
De titanesques travaux de terrassement sont nécessaires pour établir les fondations de sa villa, la crête est arasée à la dynamite et l’eau adductée sur le site avant 1907. Si elle en confie les plans aux architectes Jacques-Marcel Auburtin et Aaron Messiah, la baronne est bien la véritable conceptrice de la villa Ile-de-France, dont projets et maquettes sont constamment modifiés. L’inspiration de l’édifice est délibérément italienne. La façade méridionale, ouvrant sur le jardin par un jeu de loggias et d’arcades superposées, rappelle les surfaces évidées de la Ca’ d’Oro sur le Grand Canal à Venise mais aussi les créations cinquecentesques de Mauro Codussi, la Ca’ Vendramin ou le palais Godussi-Grimani. Le patio à colonnade autour duquel s’organisent les deux étages de la villa est d’obédience plus florentine mais il évoque aussi l’atrium du casino de Monte Carlo et constitue une version « bord de mer » du « grand hall » des châteaux Rothschild comme Ferrières ou Mentmore. Le rez-de-chaussée accueille les pièces de réception et les appartements de Madame et Monsieur. L’étage est occupé par les huit appartements d’invités.
Tout le confort moderne
Palais de la Renaissance, la villa est aussi une maison moderne. Elle s’ouvre par de spectaculaires bow windows, dispose d’un ascenseur, du téléphone, du chauffage central, d’eau chaude pour toutes les salles de bain, d’une cuisine enterrée pour éviter le désagrément des odeurs. La baronne fait même construire un garage, sur le flanc est, pour accueillir ses neuf voitures, dont trois Rolls Royce.
Un temple de la botanique
Comme les autres membres de sa famille, Béatrice aime les jardins. Elle conçoit à Saint-Jean-Cap-Ferrat un temple de la botanique, acclimate maintes espèces exotiques, cycas, palmiers bleus, arbre à papillons. La promenade dans cette encyclopédie de jardins ménage au visiteur de nombreuses surprises, rochers artificiels, cascades, bassins, jeux d’eaux, roseraie, lanternes et pagode japonaises mais aussi plusieurs fabriques, un tempietto néoclassique surplombant les parterres, un escalier en fer-à-cheval menant à la terrasse, et un nymphée dans le jardin espagnol.
Le premier musée Rothschild d’Europe
Inaugurée fastueusement en 1912, la villa est rapidement délaissée par la baronne. Les deuils, les guerres et la maladie la retiennent éloignée du Cap Ferrat. Elle préfère souvent Monte-Carlo, où elle dispose de deux autres villas et d’une suite permanente à l’hôtel de Paris, à deux pas du casino dont elle est une habituée. Elle s’éteint en 1934, seule, à Davos, à l’hôtel de Paris, des suites de la tuberculose. L’année précédente, la baronne avait décidé de léguer la totalité de ses biens à l’Académie des beaux-arts, soit le contenu de ses résidences parisienne (l’hôtel Ephrussi, avenue Foch, actuelle ambassade de l’Angola en France), monégasque et saint-jeannoise, afin de créer au sein de la villa Ile-de-France un musée, conservant « l’esprit d’un salon », dédié à la mémoire de son père. Celui-ci ouvre ses portes en 1938 et constitue le premier musée Rothschild d’Europe et toujours l’unique en France.
La passion de la collection
Comme son père et son grand-père avant elle, Béatrice de Rothschild est animée par la passion de la collection. Entourée d’antiquaires comme Stettiner ou Vandermeersch, ses premiers achats personnels datent des années 1890 et concernent d’abord la porcelaine, un domaine de prédilection du collectionnisme familial. En 1905, elle hérite de son père de remarquables pièces de Vincennes et de Sèvres, le vase Urne antique des collections de la marquise de Pompadour ou une garniture des trois vases d’époque Louis XVI, dit « des âges », à fond vert. Elle n’aura de cesse, tout au long de sa vie et jusque dans ses derniers mois, d’enrichir sa collection personnelle, l’une des plus importantes de France. Elle achète presque compulsivement des vases d’ornement, des pièces de table ou de toilette mais surtout, des tasses, qu’elles soient « litron », gobelet « Hébert », « Bouret » ou encore « Bouillard ». La villa en conserve près de 300, ornées de tous les types de décors : Taillandier, marbré, caillouté, vermiculé mais aussi toutes les couleurs de fond, rose, « petit vert », « Beau bleu », « bleu céleste » et même le très rare fond jaune.
« Elle achète presque compulsivement des vases d’ornement, des pièces de table ou de toilette mais surtout, des tasses, qu’elles soient “litron”, gobelet “Hébert”, “Bouret” ou encore “Bouillard”. »
Le XVIIIe siècle triomphant
Créée au même moment que les collections de Nélie Jacquemart ou du comte Moïse de Camondo, celle de la baronne de Rothschild partage avec celles de ses deux contemporains le désir de présenter des pièces « décorées dans le costume du temps », selon l’expression de l’historien Bruno Pons, c’est-à-dire composées dans l’idée d’évoquer l’art d’habiter de l’Ancien Régime. Le XVIIIe siècle domine en effet les salons de la villa. La baronne acquiert des dessins de Fragonard, des tableaux de Boucher, des tapisseries des Gobelins. Les murs sont ornés de boiseries dans le style « arabesque », des années 1780. Elle achète des objets d’origine royale, des tapis de la Savonnerie provenant de la chapelle de Versailles, de la Grande Galerie du Louvre ou du château de Choisy. La collection de mobilier se distingue par quelques belles estampilles, une table à jeux peinte en grisaille bleutée de René Dubois, un secrétaire à abattant de la période tardive de Riesener ou une rare commode ornée de panneaux de chinoiserie en vernis européen de Joseph Baumhauer. Plus surprenant, un petit guéridon en acajou d’époque Louis XVI, dont le plateau abrite des plaques de cire ornées de véritables ailes de papillon, plumes et autres pattes d’insectes, un objet naturaliste qui vient de faire l’objet d’une restauration au Centre de Recherche et de Restauration des musées de France.
La passion de l’Italie
Si elle n’est pas conseillée, comme nombre de ses contemporains, par les conservateurs et érudits de son temps, la baronne réunit néanmoins une collection de peinture italienne, réduite mais où trônent quelques joyaux, tels une Assomption de la Vierge du Siennois Bartolo di Fredi et un spectaculaire retable de la fin du XIIIe siècle, attribué au Maître de Cesi – qu’elle fit par caprice transformer en portes. Son iconographie est rare, montrant la Vierge mélancolique, consolée par le Christ au moment de son assomption, selon un schéma inventé par Cimabue à Assise. Elle ne se limite pas à la fin du gothique et acquiert plusieurs tabernacles eucharistiques en marbre, des madones florentines en stuc du Quattrocento, d’après Donatello, Ghiberti ou Rossellino, quelques œuvres issues de l’atelier des Della Robbia mais aussi plusieurs plafonds vénitiens du Settecento, dont celui de Giandomenico Tiepolo installé dans le Grand Salon. Enfin la baronne collectionne le mobilier italien, dont la villa conserve l’ensemble le plus riche en France, avec plus d’une quarantaine de pièces. Si son hôtel parisien abritait la plupart des pièces majeures du mobilier français, les « laques vénitiennes » comme le mobilier néoclassique piémontais en bois doré étaient présentés au Cap Ferrat.
« Si elle n’est pas conseillée, comme nombre de ses contemporains, par les conservateurs et érudits de son temps, la baronne réunit néanmoins une collection de peinture italienne, réduite mais où trônent quelques joyaux. »
Un goût éclectique
La collection de la baronne Ephrussi est néanmoins bien plus éclectique qu’il n’y paraît à première vue. À l’art italien, prisé des collectionneurs de son temps, elle ajoute l’art espagnol. Elle acquiert un enfeu de tombeau castillan du début du XVe siècle qu’elle installe à la façon d’un portail à l’entrée orientale de la villa mais aussi quelques panneaux peints à fond d’or des XIVe et XVe siècles. La collection conserve aussi une dizaine de paravents en laque de Coromandel, un bel ensemble de porcelaines de Meissen, de souliers mandchous, des tapisseries flamandes des manufactures de Bruxelles, Enghien ou Audenarde, des fers forgés et une riche suite de parements ecclésiastiques de la fin de l’époque baroque, aux audacieux brochés.
Moreau, Renoir, Sisley, Monet…
À l’instar d’un Jacques Doucet qui vend en 1912 sa collection ancienne présentée somptueusement rue Spontini pour se consacrer à l’art moderne, la baronne de Rothschild, à la fin de sa vie, fait appel à Jean Dunand pour le décor d’un salon et à Ferdinand Bac pour des projets de jardin. Elle acquiert deux aquarelles orientales de Gustave Moreau mais aussi un ensemble de tableaux impressionnistes, quatre paysages de Renoir, une vue parisienne de Sisley et l’une des deux seules versions conservées dans les collections publiques françaises du Bras de Seine près de Giverny de Claude Monet.
Un esprit indépendant, fantasque et capricieux
Le goût de la baronne Ephrussi est donc un goût hautement curieux. Elle juxtapose le chef-d’œuvre et le bibelot, accumule les sièges d’époque et de style et n’hésite pas à transformer les objets. Ainsi d’un plateau de pot à oille en porcelaine de Sèvres monté en guéridon, de plafonds peints lombards devenus porte-manteaux ou d’une cage à oiseaux transformée en lanterne. L’intérêt de la collection réside avant tout dans l’esprit indépendant de ce « goût Rothschild » fantasque et capricieux installé au bord de la mer.
Un héritage malmené
Ouverte au public depuis 1938, la villa Ephrussi de Rothschild est restée la figure de proue de ces folies architecturales de la Belle Époque, dont les autres grandes représentantes comme Les Cèdres, Maryland ou Cyrnos ont depuis bien longtemps été vidées du décor, du mobilier et même souvent du souvenir de leurs premiers propriétaires. La transformation en musée de la villa Ile-de-France occasionna pourtant la perte d’une partie de son identité. L’obturation de nombreuses ouvertures en a considérablement assombri l’atmosphère. Le jardin d’hiver a disparu, de même que l’appartement du baron Ephrussi. En 1966, de manière parfaitement arbitraire, les façades de la villa sont habillées de rose en lieu et place de l’ocre jaune d’origine. La salle à manger voûtée d’ogives, transformée en cabinet chinois par le premier conservateur, accueille depuis 1992 le restaurant. Enfin, à l’étage, une bonne partie de l’aile ouest est occupée par les bureaux de l’administration. Au fil du temps, les espaces se vident et l’état des collections se dégrade. Sur les 5 000 objets portés à l’inventaire, aujourd’hui, seul un cinquième environ est encore présenté au public.
Une véritable renaissance
Depuis le 1er janvier 2023, l’Académie des beaux-arts a repris la gestion directe de la villa et nommé à sa tête l’académicienne Muriel Mayette-Holtz afin de mettre en œuvre la rénovation complète du site. La restauration du bâtiment, conduite par l’architecte en chef des Monuments historiques Riccardo Giordano, permettra de retrouver les volumes et couleurs d’origine de l’édifice et de mieux protéger le bâtiment comme ses collections des dangers du climat. Les trois dépendances seront également restaurées et rendues à des usages culturels. Elles accueilleront des artistes en résidence, une vocation essentielle de l’Académie des beaux-arts et une ambition également chère au cœur d’Alphonse de Rothschild, le père de Béatrice et dédicataire du musée. À l’intérieur, le parcours de visite sera largement redessiné et enrichi, les présentations renouvelées. Il permettra de découvrir l’histoire de la famille Rothschild, du site du Cap Ferrat mais aussi du goût de la baronne, dans toute sa diversité. La collection a enfin vocation à s’enrichir selon les termes d’une vraie politique d’acquisitions.
De la Riviera à Paris
En attendant la fermeture pour travaux prévue pour 2026 et la renaissance de la villa, le chantier des collections lancé en 2024 suite à l’externalisation des réserves a permis de commencer à restaurer de nombreux objets. Si les marbres du patio sont nettoyés sur place et révèlent d’authentiques polychromies anciennes, d’autres objets ont gagné les ateliers de restauration parisiens. Certains d’entre eux sont présentés au public pour la première fois depuis près d’un demi-siècle, à l’occasion de FAB Paris, sous la nef du Grand Palais. C’est le cas de la série de fauteuils de Jean-Baptiste Boulard, d’une jatte à punch « fond caillouté » ou encore d’une paire de chaises en cabriolet provenant du château de Chanteloup. Dans une scénographie imaginée par Jacques Garcia, chantre et interprète du « Goût Rothschild », cette exposition d’une cinquantaine d’objets de la collection de la baronne offre au public un premier aperçu de la renaissance tant attendue de l’un des plus beaux joyaux du patrimoine balnéaire et de l’histoire du collectionnisme.