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L’archéologie et la restitution des biens culturels (2/4). Un tsunami redouté qui n’a pas eu lieu

Sabre de El Hadji Omar restitué au Sénégal par la France et exposé au musée des civilisations noires de Dakar.

Sabre de El Hadji Omar restitué au Sénégal par la France et exposé au musée des civilisations noires de Dakar. DR

Le débat sur la restitution de biens culturels touche particulièrement les collections archéologiques occidentales. Ces questions, dont le symbole le plus emblématique est, depuis 40 ans, le retour ou non des marbres du Parthénon en Grèce, se sont amplifiées dans les premières décennies du XXIe siècle, avec des enjeux déontologiques nouveaux tels que la restitution des restes humains et leur réinhumation, et un poids de l’opinion publique grandissant. Dans cette enquête, Archéologia fait le point sur un sujet qui, des musées aux archéologues et aux collectionneurs, est devenu l’affaire de tous.

L’auteur de ce dossier est : Alice Tillier-Chevallier

Relief romain, Ier siècle avant notre ère – Ier siècle de notre ère, marbre. Paris, musée du Louvre.

Relief romain, Ier siècle avant notre ère – Ier siècle de notre ère, marbre. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, Tony Querrec

La réflexion qui entoure les restitutions des biens culturels, en particulier ceux intégrés au sein des collections publiques occidentales à l’époque coloniale, n’a pas été la source d’une vague massive et redoutée de demandes. Vincent Négri, chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique, spécialiste de droit comparé et du droit international de la culture et du patrimoine, s’en explique.

Comment le discours d’Emmanuel Macron de 2017 a-t-il réussi à faire bouger les lignes ? 

Si la question des restitutions des biens coloniaux n’a pas émergé à ce moment-là, pour la première fois, ce discours, qui a ouvert le champ des possibles pour des restitutions à l’Afrique, était porté par le chef d’un État dont des musées conservent des biens et collections issus de la période coloniale.

Quels étaient les arguments juridiques opposés jusque-là ? 

La France arguait de la domanialité publique, expression qui définit la propriété d’une personne publique (État ou collectivité territoriale), et qui est verrouillée par deux règles : l’imprescriptibilité – il ne peut y avoir prescription d’une action – et l’inaliénabilité, qui interdit la cession. S’agissant des collections de musées, ces règles fondent une propriété spéciale qui garantit au public l’accès à ce qui constitue une part du patrimoine culturel de la nation.

En 2011, pour répondre à la demande de restitution par la Corée de 297 manuscrits pillés en 1866, la France a accepté un prêt de longue durée. Est-ce là une manière de contourner la domanialité publique ? 

C’est officiellement un contrat de prêt de 5 ans renouvelable, et qui a déjà été reconduit deux fois. Cela ressemble fort à un simulacre de restitution : il suffit de se souvenir de la grandiose cérémonie de retour organisée à Séoul en 2011 dans une ville entièrement pavoisée pour comprendre qu’aux yeux des Coréens, les manuscrits leur ont bel et bien été restitués.

Manuscrit coréen (1834) remis à la Corée en 2011.

Manuscrit coréen (1834) remis à la Corée en 2011. DR

Que changent les deux lois-cadres promulguées en 2023, l’une relative aux biens spoliés aux Juifs, l’autre aux restes humains réclamés par des États étrangers ? 

Jusque-là, il fallait une loi « d’espèce » (au cas par cas) pour autoriser la sortie des collections publiques – ce qui a été fait, en 2020, pour la restitution des trésors du palais d’Abomey et du sabre d’El Hadj Omar ; ou encore pour celle de la dépouille de Saartjie Baartman en 2002 et des têtes maories en 2011. Les lois-cadres fixent un cadre raisonné et allègent la procédure en évitant la nécessité d’une loi spécifique.

En 2024, un troisième volet aux lois-cadres de 2023 était prévu, consacré à la restitution des biens culturels pillés entre 1815 et 1972. Pourquoi n’a-t-il pas abouti ? 

Pour permettre la sortie des collections de la domanialité publique, deux possibilités existent : il faut soit « déroger » – en d’autres termes, introduire une dérogation à la règle de l’inaliénabilité, ce qui a été le cas pour les lois d’espèces que je citais –, soit justifier d’une perte d’intérêt du bien culturel ou mettre en évidence un intérêt public supérieur. Or l’intérêt supérieur invoqué par le projet de loi du printemps 2024 était la diplomatie culturelle, un motif jugé irrecevable par le Conseil d’État – c’est du moins ce que la presse (Le Monde) a relaté. Deux propositions de loi complémentaires (l’une sur les restes humains kali’na, l’autre sur ceux originaires du territoire national) ont été respectivement déposées au Sénat en octobre 2024 et à l’Assemblée nationale le 25 janvier dernier.

Pourquoi la demande massive de restitutions, redoutée après le discours du président Macron, ne s’est-elle finalement pas produite ? 

Cette crainte reposait sur une méconnaissance de la position de nombre de responsables africains de musées ou du patrimoine sur le continent, qui n’ont jamais réclamé le retour de toutes les œuvres, mais bien, comme le disait en 1978 Amadou Mahtar M’Bow, directeur général de l’Unesco, « des trésors d’art les plus représentatifs de leur culture », ceux dont l’absence « est psychologiquement le plus intolérable ».

L’archéologie et les MNR

Dès 1944 est mise en place, en France comme dans les autres pays européens, une Commission de récupération artistique des biens juifs spoliés par les nazis.

Si dans les années d’après-guerre, quelque 45 000 pièces avaient été rendues en France, plus de 2 200 biens n’avaient pas retrouvé leurs propriétaires. Ils sont alors confiés à la garde provisoire des musées nationaux, sous l’appellation Musées nationaux récupération (MNR), et répertoriés en ligne depuis 1997 sur la base de données Rose-Valland. En 2019, une mission dédiée à leur restitution est créée au sein du ministère de la Culture et, en 2013, une loi-cadre est promulguée pour simplifier et accélérer les procédures de restitution.

Les objets archéologiques, part minime des biens spoliés

Au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre, les objets archéologiques ne sont que 12 à être répertoriés dans la base Rose-Valland. « Ce sont notamment des fragments de figurines en terre cuite, deux sarcophages, des éléments lapidaires…, précise Cécile Giroire, directrice du département. Nous les avons récemment photographiés et décrits, en procédant au relevé de toutes les marques distinctives pour leur mise en ligne dans la base de données. La difficulté est que ces pièces sont peu spécifiques et elles n’ont pas pu être rattachées, à ce stade, à des collections anciennes. » Depuis 2020, un poste au musée du Louvre est entièrement dédié aux recherches de provenance sur cette période critique de 1933 à 1945. Au-delà des œuvres classées MNR, le travail porte aussi sur les acquisitions réalisées pendant ces années-là pour lever d’éventuelles zones d’ombre.

Le bas-relief de Mortagne-au-Perche

Si aucun objet archéologique MNR n’a fait à ce jour l’objet d’une restitution, le musée du Louvre a tout récemment contribué, à l’occasion d’une demande de certificat d’exportation par un particulier, à la restitution d’un relief romain : un personnage en cuirasse, identifié comme Octavien devant la personnification de l’Égypte ou Alexandrie éplorée – commémoration de la bataille d’Actium, en 31 avant notre ère. « La recherche de provenance a montré qu’il avait été acquis en 1928 par un collectionneur américain établi à Versailles, relate Cécile Giroire. Celui-ci avait réclamé la restitution de ses biens au lendemain de la guerre – cette pièce-là ne lui avait pas été rendue. » Et pour cause, le relief avait été scellé dans un mur d’une maison de Mortagne-au-Perche, en Normandie… Restitué aux petites-filles du collectionneur, qui n’ont pas souhaité le conserver, le fragment a été finalement acquis par le Louvre en novembre 2024. 

Sommaire

L’archéologie et la restitution des biens culturels

3/4. Restituer les biens culturels pillés ou volés (à venir)

4/4. Restituer à la terre les vestiges anthropobiologiques ? (à venir)