L’archéologie et la restitution des biens culturels (1/4). Un enjeu devenu incontournable au XXIe siècle

Les frises du Parthénon au British Museum. © The British Museum, Londres, Dist. Grand-Palais RMN, The Trustees of the British Museum
Le débat sur la restitution de biens culturels touche particulièrement les collections archéologiques occidentales. Ces questions, dont le symbole le plus emblématique est, depuis 40 ans, le retour ou non des marbres du Parthénon en Grèce, se sont amplifiées dans les premières décennies du XXIe siècle, avec des enjeux déontologiques nouveaux tels que la restitution des restes humains et leur réinhumation, et un poids de l’opinion publique grandissant. Dans cette enquête, Archéologia fait le point sur un sujet qui, des musées aux archéologues et aux collectionneurs, est devenu l’affaire de tous.
L’auteur de ce dossier est : Alice Tillier-Chevallier
Squelette de Saartjie Baartman (surnommée la Vénus hottentote) préparé pour sa restitution à l’Afrique du Sud en 2002. © REUTERS, Charles Platiau, Bridgeman Images
Si la question des restitutions est ancienne, elle a pris ces dernières années une place politique et médiatique inédite, à l’échelle internationale. Au-delà du cadre législatif mis en place en France depuis 2023, la préoccupation au sujet des provenances est devenue un sujet essentiel pour les musées.
Après un discours prononcé en novembre 2017 à Ouagadougou, ouvrant la voie à des restitutions à l’Afrique, le président Emmanuel Macron commandait, à Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, un rapport sur cette question. Rendu en novembre 2018, celui-ci appelait à « l’établissement de nouveaux rapports culturels reposant sur une éthique relationnelle repensée » et invitait à réfléchir à un aménagement du droit pour permettre ces restitutions, provoquant un tollé dans le milieu muséal.
La naissance d’une réflexion globale
Si ce discours et le rapport qui s’en est suivi ont donné une résonance politique et médiatique sans précédent à la question des restitutions, celle-ci n’était pas nouvelle. Les années 1960 avaient vu la multiplication des demandes de la part de pays nouvellement indépendants, restées vaines au nom, en particulier, de l’inaliénabilité des collections des musées occidentaux. En 1970 était pourtant signée la Convention de l’Unesco concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert illicites des biens culturels. Même si elle n’était pas rétroactive, cette Convention introduisait la notion de « pays d’origine » et instillait « des principes de responsabilité partagée et d’équité culturelle au sein de la communauté internationale, postulant un droit des peuples à disposer de leur culture » (Vincent Négri, Cahiers d’études africaines 251-252, 2023). Au début des années 2000, la France procédait à des restitutions ponctuelles : en 2002, la dépouille de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud et, en 2011, des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et des manuscrits à la Corée. En 2018, cette dynamique s’est accélérée, en France comme dans les autres pays européens, tels que l’Allemagne ou la Belgique. En 2021, 26 pièces du trésor d’Abomey, pillées par les troupes françaises du colonel Dodds en 1892 et réclamées par le Bénin depuis 2016, lui ont été ainsi rendues, tandis que le sabre d’El Hadj Omar était restitué au Sénégal. Au-delà du patrimoine africain, une réflexion globale s’engageait, concernant tant les biens culturels dérobés dans un contexte colonial, que les restes humains conservés dans les collections publiques ou les biens juifs spoliés au cours de la période nazie. En 2023, deux lois-cadres ont été promulguées sur ces deux derniers sujets. Le troisième volet portant sur les biens coloniaux achoppe quant à lui au printemps 2024.
Les marbres du Parthénon
En 1802, Lord Elgin, ambassadeur britannique auprès de l’Empire ottoman – dont la Grèce est à ce moment-là une province –, procède au démontage d’une partie des frises et des statues du Parthénon, au prétexte de les protéger des destructions. Il y aurait été autorisé par un firman (un décret du sultan). Elgin les emporte en Angleterre, les intègre à sa collection personnelle, avant de les revendre quelques années plus tard à l’État britannique pour solder des dettes – une acquisition alors validée par une commission parlementaire. Depuis 1816, elles sont exposées au British Museum. Les gouvernements grecs successifs réclament leur restitution depuis les années 1980. Différents arguments leur ont été opposés : la référence au firman autorisant le prélèvement ; la loi britannique de 1963 empêchant toute restitution ; la qualité de « musée universel » du British Museum ; et l’absence de lieu, en Grèce, à même de valoriser ces pièces majeures. Pour faire face à cet argument, le nouveau musée de l’Acropole, inauguré en 2009, dispose d’un espace dédié, reconstituant les quatre côtés du temple, où figurent côte à côte les quelques œuvres originales conservées par Athènes et les moulages des frises du British Museum. Régulièrement remis au centre des discussions entre la Grèce et la Grande-Bretagne, le dossier peine à sortir de l’impasse. « La solution ne sera pas juridique, explique Vincent Michel, spécialiste du trafic illicite des biens culturels. Les faits sont anciens, et il y a désormais prescription. L’Empire ottoman n’existe plus, rien n’oblige la Grande-Bretagne à restituer les marbres. La résolution de ce contentieux dépend désormais de négociations politiques et diplomatiques. » En janvier 2024, après la proposition du British Museum de trouver un compromis constructif entre la Grande-Bretagne et la Grèce, les autorités grecques ont proposé un prêt d’une partie de leurs trésors en échange du retour des marbres au musée de l’Acropole… Affaire à suivre !
Les frises du Parthénon au British Museum. Détail des reliefs sculptés : Premiers cavaliers de la frise nord. © The British Museum, Londres, Dist. Grand-Palais RMN, The Trustees of the British Museum
Les partages de fouilles
L’importance médiatique prise par la question des restitutions semblait faire peser le soupçon sur toutes les collections occidentales constituées à l’époque coloniale. Il ne faut pas oublier cependant le système du partage de fouilles, à l’origine de l’entrée – parfaitement légale – de très nombreuses pièces archéologiques au sein des musées occidentaux, qui reste souvent méconnu. « Ce système a été mis en place en Orient, au moment où l’archéologie se développe grâce aux fouilles qui se multiplient, explique Ariane Thomas, directrice du département des Antiquités orientales au musée du Louvre. Ces partages, à la fois quantitatifs et qualitatifs entre le pays qui fouille et celui où elle a lieu, étaient supervisés par les services des Antiquités locaux. » Cette pratique a cours jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et perdurera exceptionnellement en Iran jusqu’à la fin des années 1970. De fait, elle a conduit à une « dissémination » des objets trouvés dans les musées occidentaux qui fait aujourd’hui l’objet de débats. Mais on peut aussi la considérer positivement, souligne la conservatrice : « Les collections archéologiques ont pour spécificité de comporter de nombreuses et très grandes séries ; leur partage a contribué à leur étude et à la redécouverte de ces cultures de l’Orient antique que nous avions largement oubliées avec le temps. Ainsi grâce aux séries d’inscriptions rapportées en France et en Angleterre, on déchiffra en quelques années l’assyrien. Ce fut, et cela reste, une aventure scientifique internationale. »
Décision du partage des fouilles entre l’Égypte et la France en 1926. Paris, musée du Louvre. DR
Musées, restitutions et provenances
Le sujet des restitutions est devenu aujourd’hui une réalité avec laquelle les musées doivent composer. Pour Yannick Lintz, présidente du musée Guimet, « la question des provenances fait désormais partie de notre paysage quotidien, d’autant plus quand on est un musée de civilisations extra-européennes comme le nôtre ». Quant à Laurence des Cars, présidente du musée du Louvre, elle ajoute : « Je considère que des œuvres qui ont une provenance douteuse sont une tache dans les collections du Louvre. Nous devons assumer et examiner cela avec rigueur et lucidité. » Un point de vue partagé par Cécile Giroire, directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée : « la provenance, trop souvent négligée il y a 20 ou 25 ans, est devenue aussi importante que l’authenticité des œuvres. »
Faut-il restituer ?
L’avis de Jean-Paul Demoule, professeur émérite à l’université Paris I et à l’Institut universitaire de France
« La réponse ne peut être ni unique, ni univoque… Certains cas sont issus de pillages avérés, comme le trésor d’Abomey, restitué au Bénin en 2021 par le musée du quai Branly. D’autres situations sont plus complexes, et cette complexité ouvre la porte à la négociation. Force est de constater que les arguments longtemps avancés par les pays occidentaux pour opposer une fin de non-recevoir aux demandes de restitutions sont fortement contestables. Le British Museum peut-il vraiment se présenter comme un musée universel – son nom lui-même n’est-il pas en contradiction flagrante avec cette prétention ? L’idée selon laquelle le patrimoine serait mieux préservé en Occident ne tient pas non plus : il suffit de se rappeler les nombreuses destructions subies pendant la Seconde Guerre mondiale… Les restitutions sont devenues aujourd’hui un enjeu politique, un enjeu de diplomatie culturelle, parfois un instrument de nationalisme. Une question se pose néanmoins : les États actuels ont-ils des droits sur un patrimoine qui appartenait à un État ancien, antérieur de plusieurs millénaires ? Les Grecs d’aujourd’hui sont-ils les descendants de Périclès et de Phidias ? Les Indiens hopis d’Arizona peuvent-ils se réclamer de ceux qui les ont précédés sur leur territoire il y a 10 000 ans ? Quelle légitimité a-t-on à se prétendre détenteur d’un patrimoine ? N’est-il pas celui de l’humanité tout entière ? La circulation des œuvres pourrait être une réponse, mais elle est loin d’être parfaite – le tourisme, on le sait, ne touche que 10 % de la population mondiale… Les lois-cadres de 2023 sont une étape dans un mouvement de fond. Elles ne résolvent pas tous les problèmes, mais elles permettent d’avancer. »
Des politiques d’acquisition plus réduites
Cette attention nouvelle a une incidence sur les politiques d’acquisition des objets antiques et archéologiques, sans doute plus réduites que par le passé ou limitées au vivier des collections anciennes. « Au moindre doute, on s’abstient », précise Yannick Lintz. « Le souci systématique de l’historique de l’œuvre depuis sa découverte dépasse le cadre des acquisitions, ajoute encore Ariane Thomas. Nous collaborons avec les douanes, la police et les pays partenaires victimes de pillages tristement intenses, notamment à travers l’instruction des certificats d’exportation. Nous pouvons ainsi alerter en cas de doute sur l’origine d’une œuvre. Nous espérons aussi jouer un rôle de caisse de résonance car le pillage est l’affaire de tous. »
Tête maorie momifiée restituée. Collection du musée national de la Marine. DR
La loi-cadre de 2023 sur les restes humains
Promulguée le 26 décembre 2023, la loi porte sur la restitution des restes humains, postérieurs à 1500, d’origine étrangère appartenant aux collections publiques françaises. Les États devront en avoir fait officiellement la demande au nom du respect d’un groupe social ou d’une communauté dont les traditions sont toujours actives, afin que ces restes puissent être réinhumés (en aucun cas exposés à nouveau). Mais cette loi ne prend pas en compte les territoires ultramarins, où des communautés réclament elles aussi des restitutions – à l’exemple des dépouilles de six Amérindiens kali’na (Guyane) exhibés au Jardin d’acclimatation à la fin du XIXe siècle et conservées au musée de l’Homme.
Exhibition de « Caraïbes », en mars 1892 au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac. DR
Un travail de documentation nécessaire
Des postes dédiés ont ainsi été créés au sein des musées pour connaître et étudier la provenance exactes des œuvres. Depuis décembre 2024, la Villa Guimet, centre de recherche sur les arts asiatiques, prévoit des bourses de recherche pour mieux préciser l’histoire de la circulation des œuvres entre l’Asie et l’Europe, grâce à une étude des archives conservées au musée. Ce travail de documentation peut s’effectuer à la suite d’une demande de restitution par un pays étranger. Le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Louvre y a été confronté récemment, l’Italie souhaitant le retour de sept pièces, acquises entre 1976 et 1998. « Un groupe de travail, incluant des personnalités externes au musée, a été constitué pour rassembler un dossier documentaire sur ces pièces acquises de bonne foi par le musée », précise Cécile Giroire. Ce dossier a été depuis remis au ministère de la Culture, pour que la procédure suive son cours…
Sommaire
L’archéologie et la restitution des biens culturels
3/4. Restituer les biens culturels pillés ou volés (à venir)
4/4. Restituer à la terre les vestiges anthropobiologiques ? (à venir)