L’archéologie et la restitution des biens culturels (4/4). Restituer à la terre les vestiges anthropobiologiques ?

Étude de la dépouille de Louise de Quengo découverte à Rennes en 2013. © Rozenn Colleter, Inrap
Le débat sur la restitution de biens culturels touche particulièrement les collections archéologiques occidentales. Ces questions, dont le symbole le plus emblématique est, depuis 40 ans, le retour ou non des marbres du Parthénon en Grèce, se sont amplifiées dans les premières décennies du XXIe siècle, avec des enjeux déontologiques nouveaux tels que la restitution des restes humains et leur réinhumation, et un poids de l’opinion publique grandissant. Dans cette enquête, Archéologia fait le point sur un sujet qui, des musées aux archéologues et aux collectionneurs, est devenu l’affaire de tous.
L’auteur de ce dossier est : Alice Tillier-Chevallier
Fouille d’une petite tranchée de la Grande Guerre, où ont été mis au jour en 2012 les corps de cinq soldats allemands. © Yves Desfossés, ministère de la Culture et de la Communication
Depuis quelques années, les demandes de réinhumations des dépouilles mises au jour par l’archéologie augmentent. Que doit-on faire des restes humains, qu’un décret de février 2022 qualifie de « vestiges anthropobiologiques » ? Faut‑il les conserver pour des analyses futures comme le mobilier archéologique ou les rendre à la terre après leur étude ?
Pendant longtemps, le devenir des restes humains découverts par les archéologues n’a pas été sujet d’interrogations. Au XIXe siècle, rappelle Anne Lehoërff, professeur des universités (Cergy Paris université), « l’archéologie du bel objet, qui était aussi l’archéologie de ce qui était identifiable » était prépondérante. « Les restes humains étaient inégalement étudiés ou même gardés. Les ossements “ordinaires” pouvaient être laissés de côté ; seuls des spécimens marquant les grands jalons de l’évolution humaine, comme Néandertal ou Cro-Magnon, étaient conservés, ou encore les momies. » Dans les années 1950, avec la mise au point de la méthode de datation au carbone 14, les ossements prennent une valeur scientifique inédite, accentuée aujourd’hui par les possibilités offertes par les analyses ADN. Les méthodes de prélèvement et d’étude s’affinent peu à peu, sous la houlette notamment d’Henri Duday dans les années 1980, pour traiter ces restes humains avec respect et dignité. Depuis 2008, l’article 16-1-1 du Code civil le rappelle : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. »
La polémique des défunts de la bataille du Mans
En 2009-2010, place des Jacobins au Mans, étaient mis au jour 159 défunts, dans des charniers de la bataille du Mans des 12-13 décembre 1793. Cette épisode décisif de la guerre de Vendée avait vu la victoire des soldats républicains face à l’armée royale catholique. La suggestion de procéder à leur réinhumation – plutôt que de conserver leurs restes dans un dépôt archéologique – entraîna une vive polémique, d’autant plus forte que les défunts provenaient d’endroits différents et que se posait la question du lieu de cette réinhumation. Un comité scientifique, réuni par Stéphane Le Fol, maire du Mans, propose aujourd’hui la réinhumation de l’ensemble des défunts dans le carré militaire d’un cimetière manceau. Jean-Clément Martin, membre du comité, historien spécialiste de la Révolution française, défend ainsi ce choix : « Après 15 années qui ont permis de mener toutes les études jugées nécessaires, on doit redonner une dignité humaine à ces victimes de l’une de nos plus grandes guerres civiles. Le fait de les réinhumer dans un cimetière où des combattants de nombreux conflits reposent déjà les inscrirait dans notre histoire nationale, indépendamment des débats mémoriels que cette guerre suscite toujours… » Surtout, la réinhumation s’inscrit, à ses yeux, dans la voie ouverte par la loi-cadre de 2023 sur la restitution des restes humains à des pays étrangers et le précédent de la réinhumation de Louise de Quengo, en 2021 : « Il est légitime de penser que le sort de ces restes humains répond aux attentes actuelles de nos sensibilités. » La municipalité a rendu sa copie, le dossier est désormais sur le bureau de la sous-direction de l’archéologie, au ministère de la Culture.
Vue des charniers 8 et 9 de la bataille du Mans (12-13 décembre 1793) en cours de fouille. © E. Cabot, Inrap
Une sensibilité nouvelle
Cette modification du Code civil traduit en effet une sensibilité accrue de la société à l’égard de la mort et du traitement des défunts. « Aujourd’hui, les restes humains endossent une charge très forte, témoigne Anne Lehoërff. Elle est exacerbée quand on touche à des sujets complexes comme la colonisation ou l’esclavage. Mais de manière générale, il y a dans notre rapport à la mort et aux défunts une rencontre avec nous-mêmes : les dépouilles sont comme un miroir qui nous est tendu, encore renforcé quand il s’agit de restes récents, et que la sédimentation n’a pas encore fait passer dans le temps de l’oubli la réalité matérielle de leur humanité. C’est le cas avec les soldats des conflits récents, ou ceux qui le sont un peu moins comme les poilus de la Première Guerre mondiale : les chairs ont le plus souvent disparu, mais il reste parfois des cheveux, des vêtements ou des chaussures qui ont en partie résisté. » Le Code des pensions militaires et des victimes de guerre prévoit que ces soldats soient réinhumés de manière systématique aux frais de l’État puisqu’ils sont morts pour la patrie.
Une réinhumation possible
Pour les autres défunts, la réinhumation est une possibilité, mais non une obligation : selon le Code des collectivités territoriales, les ayants droit d’un défunt identifié peuvent faire valoir leur filiation pour demander la réinhumation à condition de pourvoir aux funérailles. Louise de Quengo, noble bretonne morte en 1656, remarquablement conservée dans son cercueil de plomb et retrouvée en 2013 lors des fouilles du couvent des Jacobins de Rennes, a ainsi été réinhumée en 2021. « Un crime scientifique ! », déplore toutefois Jean-Paul Demoule, regrettant que l’on ait ainsi soustrait une dépouille exceptionnelle, naturellement momifiée, à de futures analyses. Et l’archéologue de dénoncer une « américanisation de la société française » : « Nous marchons dans les traces des communautés amérindiennes réclamant les restes humains », un droit inscrit, aux États-Unis, dans la loi depuis 1990 (NAGPRA).
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