Le musée Unterlinden de Colmar (1/2). La restauration du Retable d’Issenheim

Matthias Grünewald (vers 1475-1528) pour la peinture, et Nicolas de Haguenau (1485-1522) pour la sculpture, le Retable d’Issenheim après sa restauration. © Photo Ruedi Walti
Le musée Unterlinden fondé, en 1853, à Colmar, jouit d’un statut tout à fait particulier ; en effet sa gestion est assurée depuis son origine par une association de bénévoles : la Société Schongauer. Chef-d’oeuvre absolu de ses collections, le retable d’Issenheim a retrouvé tout son éclat après une restauration fondamentale sous les yeux du public de 2018 à aujourd’hui.
Le contexte de création du retable
Ce polyptyque doit son nom d’« Issenheim » à la localité pour laquelle il a été créé. L’œuvre vient en effet de l’église de la commanderie des Antonins située dans ce village d’Alsace à mi-chemin entre Colmar et Mulhouse. Sa datation entre 1512 et 1516 est subordonnée aux années où son commanditaire Guy Guers, connu grâce à son effigie sculptée au cœur du Retable et à ses armoiries peintes sur l’un des volets, a souhaité orner l’église qu’il venait d’agrandir.
« Le Retable est démantelé à la Révolution française, et les panneaux peints et les sculptures sont mises à l’abri à Colmar. »
La commanderie des Antonins d’Issenheim
La maison d’Issenheim, qui dépendait de l’ordre des Antonins créé au XIe siècle dans le Dauphiné, fut fondée dans les premières années du XIVe siècle. De vocation hospitalière, elle accueillait et soignait les malades atteints du mal des ardents ou feu de saint Antoine, venant se mettre sous la protection du saint. L’ermite, ayant vécu en Égypte au IIIe siècle et dont les reliques avaient été rapportées de Constantinople à Saint-Antoine en Dauphiné, était censé protéger de ce mal et le guérir tout en ayant pouvoir de le provoquer. Cette maladie était en fait causée par l’ergot de seigle. L’ingestion de ce parasite présent dans la farine occasionnait une contraction des vaisseaux entraînant, suivant la gravité de l’inflammation, des vertiges, des hallucinations ou des gangrènes. La nourriture saine et les soins apportés à Issenheim – boisson ou onguent à base de plantes calmantes, amputation des membres gangrenés – assuraient la renommée de la commanderie. Le Retable participait certainement à cette thérapie en offrant aux fidèles l’exemple des souffrances du Christ et de saint Antoine. Nous savons que les malades étaient conduits dans le chœur au pied du Retable où, suivant les moments liturgiques, ils vénéraient saint Antoine (retable ouvert), assistaient à l’accomplissement de la Nouvelle Loi (Annonciation, Incarnation, Résurrection), ou priaient devant l’ultime sacrifice du Christ (retable fermé, Crucifixion). Le Retable est démantelé à la Révolution française, et les panneaux peints et les sculptures sont mises à l’abri à Colmar. La destruction en 1794 de la structure abritant les sculptures et supportant les panneaux conditionne aujourd’hui au musée Unterlinden une présentation déclinée en trois ensembles séparés. Maquettes et films permettent néanmoins de comprendre l’unité originale du Retable.

Résurrection et Annonciation (après restauration). © musée Unterlinden, photo Le Reverbère
Une commande somptuaire suscitant l’attention de tous
Le contrat passé entre Guy Guers, précepteur de la commanderie des Antonins d’Issenheim entre 1490 et 1516, et le ou les créateurs du Retable est malheureusement perdu. Nul ne sait si le religieux fit appel au peintre Grünewald (Wurtzbourg, vers 1475 – Halle, 1528) ou au sculpteur Nicolas de Haguenau (cité à Strasbourg entre 1485 et 1522), personne ne connaît la teneur de la commande et encore moins le coût de ce polyptyque à doubles paires de volets. L’ampleur et la taille de cet ensemble de dix sculptures et de ses huit panneaux peints, l’emploi intense de feuilles d’or et d’argent et de pigments coûteux, la qualité de la mise en œuvre et la cote certaine des deux artistes nous permettent effectivement de supposer un impact financier lourd pour la communauté religieuse hospitalière des Antonins. Au-delà de l’idée d’une commande de grande qualité matérielle, il ne faut pas mésestimer la valeur symbolique du Retable qui ornait le maître-autel de l’église de la commanderie des Antonins. La volonté d’inscrire l’œuvre dans un esprit de magnificence et d’éternité a aussi prévalu et a dicté les engagements de tous les responsables successifs du Retable. Il est vrai que sa qualité esthétique n’a pas échappé à Rodolphe II, empereur du Saint-Empire romain germanique qui souhaitait acquérir en 1597 le Retable pour sa collection. Le graffiti inscrit à l’arrière de la caisse dans sa plus ancienne description en 1781 : « Cet art est un don de Dieu/sans l’inspiration divine l’artiste fait de vains efforts/chacun devrait louer Dieu dans cette œuvre/car cet art vient de Dieu, 1578, Hagerich, von Chur » prouve bien quant à lui que le vœu du commanditaire a été exaucé. Cette fascination et le soin apporté à sa conservation expliquent les transferts nécessaires à sa protection qui ponctuent l’histoire du Retable : à Thann, ville fortifiée proche, lors de la guerre de Trente Ans ; à Besançon pendant la guerre de succession d’Espagne ; à Colmar pendant la Révolution ; à Munich pendant la Première Guerre mondiale ; dans le Périgord et le Limousin en 1939 ; au château du Haut-Koenigsbourg afin d’éviter les bombardements alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale… Les multiples campagnes de restauration des panneaux peints, en 1794, 1842, 1901, 1917, 1932, 1955, 1974, 1990 et les nombreuses études et analyses de l’œuvre réalisées par le C2RMF (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France) reflètent également le soin particulier qui a été apporté au Retable et à sa conservation au fil du temps.

Concert des Anges (après restauration). © musée Unterlinden, photo Le Reverbère
Une restauration globale et fondamentale…
Le colloque organisé à Colmar en 2006, La technique picturale de Grünewald et de ses contemporains, conclut sur la qualité et la supériorité de la peinture de Matthias Gothart Nithart (alias Grünewald) sur ses contemporains. La subtilité des couleurs est malheureusement estompée à l’époque par un vernis jauni et oxydé et un constat d’état de l’œuvre daté de 2003 prouve usures et fragilité de la couche picturale. Dans le cadre d’un plan général de restauration des œuvres du musée Unterlinden, en lien avec son extension et son réaménagement, la commission régionale de restauration valide le début de la restauration des panneaux peints du Retable en 2011. Sous la responsabilité d’un comité scientifique, la restauration prévue du seul panneau de l’Agression de saint Antoine débute en juillet 2011. À la suite d’une controverse mettant en cause sans fondement le protocole de restauration et l’aspect administratif de son organisation, il est décidé de ne pas poursuivre dans l’immédiat le travail.
« […] le Retable d’Issenheim retrouve une nouvelle jeunesse et les mesures conservatoires lui assurent non pas l’éternité mais ce qui peut s’en approcher à l’échelle du temps humain. »
… sous le regard des visiteurs
Le musée commande en 2013 une nouvelle étude auprès de restaurateurs sur l’état des panneaux peints et de leurs encadrements, des sculptures et de la caisse qui les abrite datant de 1930. Ce constat général de l’état de l’œuvre permet la rédaction du cahier des charges pour la restauration du Retable. Sous l’égide du comité scientifique réunissant des professionnels des musées, restaurateurs et historiens d’art français, allemands et suisses, deux équipes sont sélectionnées à la fin de l’année 2017, l’une s’occupant des panneaux peints et des encadrements et l’autre des sculptures et de la caisse de 1930. Le fait de restaurer le Retable sous le regard du public était dicté par une volonté de transparence, un souci réel de conservation en évitant tout déplacement des fragiles panneaux peints, et une grande déception pour nos visiteurs. Les sculptures ayant besoin d’un espace adapté ont été restaurées dans l’atelier de restauration du C2RMF à Paris et les trois encadrements mobiles à Vesoul au Centre de restauration et de conservation des œuvres d’art.

Détail de L'Agression de saint Antoine par les démons (après restauration). © musée Unterlinden, photo Le Reverbère
Retrouver la lisibilité de l’œuvre
D’après la définition du terme, une restauration vise à assurer la conservation d’une œuvre, à retrouver sa lisibilité et son intégrité esthétique tout en répondant aux grands principes de la conservation-restauration que sont la stabilité et la réversibilité. Aujourd’hui, après plusieurs mois de restauration, les visiteurs retrouvent l’unité du retable en dépit de sa présentation au musée qui évite les manipulations des panneaux mais qui ne correspond plus à l’aspect originel de l’œuvre. La qualité insoupçonnée de la polychromie des sculptures, subtil équilibre de feuilles d’or et de feuilles d’argent recouvertes de glacis colorés transpa-rents, s’harmonise parfaitement aux couleurs profondes retrouvées de la couche picturale lors de l’amincissement des vernis. L’analyse comparée des pigments utilisés pour les sculptures et les panneaux peints prouve même que l’atelier de Grünewald a bien mis en couleurs les sculptures réalisées par l’atelier de Nicolas de Haguenau. La découverte de la polychromie originale des encadrements, cachée par des repeints plus ou moins épais, confirme la mise en œuvre originale : en position fermée, les encadrements présentent un aspect faux marbre varié ; en position intermédiaire, le rouge et le bleu alternent avec la feuille d’or et la feuille d’argent ; lorsque le Retable est ouvert, la feuille d’or est prépondérante, simplement rythmée par des liserés bleu et rouge.

La Vierge et l'Enfant (avant et après restauration). © photos musée Unterlinden et Le Reverbère
Souligner l’unité du polyptique
Cette restauration a aussi su garder lisibles des marques d’usages telles les brûlures des cierges ou les marques laissées lors de l’ouverture et la fermeture des volets. Ces résultats d’ordre esthétique permettent de comprendre l’unité du polyptyque et ne doivent pas cacher les avancées significatives en termes de conservation préventive. Ainsi le changement de la structure de maintien et de présentation du Retable a pu s’inscrire dans le cadre de sa restauration. Pensée par les restaurateurs, cette transformation permet aujourd’hui l’évacuation du Retable en cas de sinistre, opération impossible auparavant. La restauration des encadrements qui n’avaient, semble-t-il, jamais fait l’objet de l’attention des professionnels était devenue une nécessité : plusieurs angles très altérés menaçaient de s’effondrer, risquant de fragiliser les panneaux peints qu’ils protègent. Et concernant les sculptures, le refixage de leur polychromie a sauvé cette dernière de pertes irrémédiables.

L'Agression de saint Antoine par les démons, Visite de saint Antoine à saint Paul l'ermite (après restauration). © musée Unterlinden, photo Le Reverbère
« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change »
Cette réplique culte du film Le Guépard de Visconti peut s’appliquer à la restauration du Retable d’Issenheim. En effet, aujourd’hui le visiteur du musée de Colmar ne pourra en rien se douter des longs mois de travail des restaurateurs lorsqu’il découvrira le Retable. Celui qui le connaissait déjà pourra sans doute penser : « c’est un peu différent », mais sans trop savoir ce qui a changé : des couleurs nouvelles, des profondeurs de plans, des éclats d’or, des transparences, une nouvelle unité entre peintures et sculptures. Et pourtant grâce au choix des techniques ou des produits employés peu invasifs, grâce à des dosages subtils ou à l’utilisation de solvants inclus dans des gels ou par le biais de nouvelles technologies (comme le laser), le Retable d’Issenheim retrouve une nouvelle jeunesse et les mesures conservatoires lui assurent non pas l’éternité mais ce qui peut s’en approcher à l’échelle de temps humain. Les visiteurs qui prendront le temps de regarder seront frappés par des différences notables ou des petits détails mis en lumière qui ont toute leur importance. Par exemple dans la première composition qu’aperçoit le visiteur en entrant dans la salle du musée avec la Crucifixion encadrée par Saint Sébastien, Saint Antoine et surplombant la Déploration sur le corps du Christ mort, le contraste entre les deux panneaux centraux et la prédelle en dessous est frappant (cf. pp. 26-27). Celle-ci qui, avant la restauration, était sombre offrant un coloris majoritairement verdâtre donne à voir aujourd’hui un ciel bleu uniforme sous lequel le paysage est suggéré par de larges aplats de peinture.

Matthias Grünewald (vers 1475-1528) pour la peinture, et Nicolas de Haguenau (1485-1522) pour la sculpture, le Retable d’Issenheim après sa restauration (détail). © Photo Ruedi Walti
Une palette subtile mise au jour
Les encadrements des quatre compositions qui avaient été malencontreusement repeints en 1933 de façon totalement uniforme avec le même faux marbre sont aujourd’hui bien plus cohérents par leurs subtiles différences et leurs rythmes variés, passant de l’ocre au vert puis au rose et au bordeaux. En s’approchant de la Crucifixion, les rouges enfin différenciés sautent aux yeux : celui orangé de saint Sébastien fait place au rouge vermillon de saint Jean, puis à la tunique de peau brune couverte du manteau rouge puissant aux reflets garance de saint Jean l’évangéliste et enfin au manteau rouge bordeaux de saint Antoine. La pâle figure de la Vierge n’est plus cette grande masse ivoire à gauche de la composition. Aujourd’hui, se détache un visage verdâtre ravagé de souffrance où une larme se devine sur la joue de la mère du Christ. Sa coiffe masquant sa chevelure se détache du voile couvrant son buste, et tous deux se distinguent bien de l’étole très blanche qui couvre son manteau bleu. Le visiteur est aussi frappé par ce ciel zébré de nuages horizontaux passant du bleu nuit au gris sombre puis au noir complet. Quelle différence avec le ciel noir épais sans rythme qui était là avant la restauration ! Ce repeint avait été posé en 1902 pour masquer les usures très visibles du ciel dues à la présence de fibres aux jointures des 26 planches formant la composition des deux panneaux de la Crucifixion. Et, en s’approchant, quelle belle surprise que de découvrir l’ample chevelure dans le dos de Marie Madeleine et l’ombre portée des jambes du Christ sur la croix, qui avaient tous deux été masqués par le vernis devenu sombre !

Amincissement du vernis en cours sur le vêtement de la Vierge. © photo musée Unterlinden
Les nombreuses découvertes lors de la restauration des sculptures
Le dais au-dessus de Saint Antoine, que jamais personne ne regardait, a changé de physionomie : les restauratrices ont dégagé le somptueux bleu azurite, caché par le repeint gris de la fin des années 1960. Un repeint et un vernis plus anciens avaient quant à eux unifié les carnations des apôtres et du Christ de la prédelle. Aujourd’hui le saint Jean aux joues claires rehaussées de rose semble encore plus jeune à côté de saint Pierre aux carnations grises. D’autres sont plus ou moins rougeauds, mais tous ont des carnations différentes et les deux mains de saint Jean sont identiques alors qu’avant la restauration l’une était rose et l’autre grise ! Sous ce vernis, disparaissaient les glacis aux couleurs translucides et vives posées sur feuille d’argent : le bleu indigo sur la coiffe de saint Jacques et la tunique rayée de l’apôtre placé à l’extrême gauche, le vert, les rouges des tuniques ou intérieur de manches. La phase de la restauration la plus spectaculaire fut la découverte de la peinture originale en très bon état des bases des trois grandes sculptures, de la tunique de saint Jérôme et du manteau de Guy Guers. Sous les yeux des restauratrices et des membres du comité scientifique sont apparues sous les pieds des trois saints un vert vif malachite que cachaient du brun et du bordeaux, une tunique bleu azurite sous le rouge vif de saint Jérôme et un manteau bleu-violet sur feuille d’argent sous le noir du manteau du donateur. Possible effet de mode à la fin du XVIIIe siècle ? Cette redécouverte permet d’affirmer aujourd’hui que toute la polychromie des sculptures du Retable est bien originale. Cette restauration qui a duré pratiquement cinq années, freinée par la pandémie, fut une aventure de tous les instants. Chaque décision du comité scientifique était mesurée, chaque geste des restaurateurs et des équipes techniques devait être parfait. Au-delà du travail nécessitant cette haute technicité, ce fut aussi une aventure humaine où le dialogue était constant entre le comité scientifique, l’équipe du musée Unterlinden, les restaurateurs et les conservateurs et scientifiques du C2RMF. Les discussions furent parfois animées, d’autres sereines, avec comme seul but la conservation-restauration du Retable d’Issenheim.
Musée Unterlinden, place des Unterlinden, 68000 Colmar. Tél. 03 89 20 15 50. www.musee-unterlinden.com
Sommaire
Le musée Unterlinden de Colmar
1/2. La restauration du Retable d’Issenheim







