Le média en ligne des Éditions Faton

Notre‑Dame de Paris restaurée (9/12). Trésors et mystères du patrimoine sculpté

Le tympan du portail du Couronnement de la Vierge.

Le tympan du portail du Couronnement de la Vierge. © Alamy banque d’images – J. Nelson

Aussi ancienne que la cathédrale elle-même, la riche histoire du décor sculpté de Notre-Dame n’a pas fini de livrer ses secrets. En témoignent les fouilles menées en 2022 dans le chœur, qui ont mis au jour des éléments du jubé détruit vers 1700. À l’occasion de l’exposition « Faire parler les pierres » au musée national du Moyen Âge, qui met en scène, notamment, l’actualité des recherches sur ce patrimoine séculaire, Damien Berné, conservateur en chef, revient sur les grandes étapes qui ont vu naître les sculptures de Notre-Dame et sur les trésors disparus peu à peu déchiffrés par l’archéologie.

Propos recueillis par Armelle Fayol

Quelles sont les différentes campagnes de décor sculpté qui ont eu lieu à Notre-Dame ?

L’histoire commence, en réalité, avant même qu’on ne lance le chantier de la cathédrale actuelle : on remploie des sculptures datées vers 1145, or la première pierre de la nouvelle cathédrale est posée en 1163. L’insertion de ces éléments du premier art gothique intervient peu après 1200. On peut distinguer huit ensembles sculptés principaux qui se succèdent à Notre-Dame. Les trois premiers sont les trois portails de la façade occidentale : le portail Sainte-Anne, où ont été insérés les éléments du milieu du XIIe siècle ; son pendant, le portail du Couronnement de la Vierge, du nom de la scène qui est représentée au tympan ; le portail central, dédié au Jugement dernier. Tous trois sont couronnés par la galerie des rois, qui barre la façade occidentale à l’étage du dessus, sous la rose. Vingt-huit statues de 3,70 m de haut la composent (vingt et une têtes des statues d’origine sont conservées au musée de Cluny). Le jubé, lui, a été sculpté dans les années 1230. Délimitant l’espace accessible au commun des mortels et le sanctuaire où se trouve le clergé, il faut l’imaginer comme une façade intérieure masquant le saint des saints.

« En dépit des aléas de l’histoire, l’essentiel subsiste. »

Dans les années 1250-1260 est construit le transept, qui est borné par deux façades, l’une au nord, l’autre au sud. Côté nord, on donne sur le cloître, quartier dit « canonial » composé des maisons des chanoines. Le portail de cette façade est dédié à la Vierge tandis que le portail sud, qui donne sur la cour du palais épiscopal, présente au trumeau une effigie de l’autre patron de la cathédrale, saint Étienne. Le dernier ensemble sculpté à Notre-Dame est strictement contigu au jubé : il prend le relais au nord et au sud et achève d’enfermer le sanctuaire à l’intérieur d’un mur, raison pour laquelle on l’appelle la clôture du chœur. De cette clôture, des parties sont toujours en place, qui ont été nettoyées pendant le chantier de restauration. La partie tournante qui enfermait l’abside, elle, a été détruite en même temps que le jubé, pendant les travaux de réaménagement liturgique autour de 1700 pour faire place au Vœu de Louis XIII.

Détail du tympan du portail du Jugement dernier : figures de damnés conduits en Enfer.

Détail du tympan du portail du Jugement dernier : figures de damnés conduits en Enfer. © Azoor Photo / Alamy banque d’images

Qu’est-ce qui demeure aujourd’hui en place du décor sculpté médiéval ?

En dépit des aléas de l’histoire, l’essentiel subsiste. À l’extérieur, toutes les parties hautes des portails ont survécu : le tympan, les linteaux qui le soutiennent et les voussures qui environnent l’ensemble. Sous la Révolution ont disparu les statues qui peuplaient les ébrasements, ces pans de mur obliques encadrant les vantaux des portes, ainsi que la statue centrale dans la plupart des cas, au trumeau. À l’exception d’un portail, les statues manquantes ont été restituées par le sculpteur Geoffroy-Dechaume et ses collaborateurs sous la direction de Viollet-le-Duc et Lassus au milieu du XIXe siècle. La Vierge destinée au trumeau du portail du Cloître, au nord du transept, a été conservée. C’est l’une des sept statues du décor extérieur qui ont été épargnées par la Révolution, avec le Saint Marcel au trumeau du portail Sainte-Anne (quant à lui remplacé en 1858). Viollet-le-Duc a rétabli assez vite les statues de la galerie des rois, dont l’absence défigurait la façade principale.

Trumeau du portail Sainte-Anne avec la statue de saint Marcel, vers 1145. Il s’agit de l’original remplacé en 1858 sur la façade et « dérestauré » en 1981. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 448,5 ; L. 38 ; P. 61 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Trumeau du portail Sainte-Anne avec la statue de saint Marcel, vers 1145. Il s’agit de l’original remplacé en 1858 sur la façade et « dérestauré » en 1981. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 448,5 ; L. 38 ; P. 61 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – M. Urtado

De Notre-Dame au musée de Cluny

Le musée de Cluny conserve 98 % du décor sculpté extérieur conservé hors de Notre-Dame. L’arrivée de ces décors au musée a connu plusieurs étapes. Une première découverte est faite en 1839, rue de la Santé, sur le site de la prison, où se trouvait alors une exploitation minière : le Marché au charbon. Le mur d’enceinte est étayé par des bornes que l’on identifie comme étant des statues à moitié enterrées provenant de la cathédrale, majoritairement du portail sud du transept ; elles sont envoyées au Palais des Thermes, où s’ouvre en 1843 le musée de Cluny. Lorsque Viollet-le-Duc dépose les éléments originaux de la cathédrale pour les remplacer par des copies, il les envoie au musée, car ce dernier est rattaché à la Commission des monuments historiques. Par la suite, en 1977, plus de 300 fragments sculptés sont découverts en sous-sol au 20 rue de la Chaussée-d’Antin, où l’hôtel Moreau avait été construit, sous le Directoire, par Lakanal Du Puget. Le musée de Cluny reçoit alors ces illustres vestiges, dont les célèbres têtes de la galerie des rois. Quant aux autres éléments connus, une tête provenant d’un portail est conservée au musée Carnavalet. Le Louvre conserve quant à lui des éléments du jubé et de la clôture du chœur, trouvés par Viollet-le-Duc. On trouve aussi des vestiges du décor dans le dépôt lapidaire de la cathédrale. À cela s’ajoutent la tête du Roi David du portail Sainte-Anne, conservée au Metropolitan Museum de New York, et une tête attribuable au bras nord du transept qui se trouve en Caroline du Nord, au Nasher Museum of Art.

Adam

Depuis la fin du XIXe siècle, le musée de Cluny conserve également un élément isolé provenant de Notre-Dame : la statue d’Adam, datée vers 1260, qui se trouvait à l’origine au revers du portail sud du transept, à l’intérieur de la cathédrale, regardant le jubé. L’Ève qui lui faisait pendant a disparu à la fin du XVIIIe siècle. L’exposition « Faire parler les pierres » consacre toute une section à ce chef-d’œuvre. 

Adam, vers 1260. Calcaire lutétien, H. 204 ; L. 69 ; P. 40,5 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Adam, vers 1260. Calcaire lutétien, H. 204 ; L. 69 ; P. 40,5 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Photo service de presse. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – H. Lewandowski

On lit parfois que le décor sculpté serait la partie la plus réussie des restitutions de Viollet-le-Duc et Lassus. Quel est votre avis à ce sujet ?

Viollet-le-Duc et Lassus ont une vision très cohérente de l’édifice dans sa totalité ; il est délicat de considérer isolément le décor sculpté. Ils réunissent l’essentiel de la documentation existant alors. Seules les découvertes archéologiques faites depuis nous permettent d’aller plus loin. Le problème avec cette dimension globale du projet, c’est que, si la connaissance manque, l’invention prend le relai. Quand Viollet-le-Duc conçoit le décor, les statues du portail Sainte-Anne sont très bien connues, parce qu’elles ont été représentées en 1729, de manière très fidèle, par Bernard de Montfaucon, dans Les Monuments de la monarchie française. Ce moine mauriste pensait en effet que les statues de rois et de reines peuplant les ébrasements du portail étaient des effigies de souverains de la dynastie mérovingienne. En revanche, pour le portail central, qui présentait les apôtres, et pour le portail du Couronnement de la Vierge, figurant les saints honorés dans la cathédrale parisienne, faute de documentation, il a fallu inventer en s’inspirant d’autres portails du XIIIe siècle. Viollet-le-Duc a pu prendre appui sur la première découverte archéologique faite après la Révolution, celle du Marché au charbon, en 1839. Les statues mises alors au jour sont des originaux mutilés provenant en majeure partie du portail sud du transept de Notre-Dame. Elles sont envoyées dans le palais des Thermes, futur musée de Cluny, où les sculpteurs viennent les étudier. Les statues du XIXe siècle que l’on voit aujourd’hui au portail sud sont des copies (complétées) de ces originaux. C’est un travail de restitution remarquable compte tenu de l’état des connaissances de l’époque.

Deux damnés du linteau supérieur du portail du Jugement dernier, vers 1210-20, fragment déposé en 1853. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 82 ; L. 41 ; P. 30 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Deux damnés du linteau supérieur du portail du Jugement dernier, vers 1210-20, fragment déposé en 1853. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 82 ; L. 41 ; P. 30 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – M. Urtado

Comment doit-on considérer ces décors du XIXe siècle aujourd’hui ?

Il faut les regarder pour ce qu’ils sont : des décors conçus dans l’idée de retrouver l’équilibre général de la façade et la pureté du gothique du XIIIe siècle. Pour la balustrade qui couronne la galerie des rois, par exemple, Viollet-le-Duc a restitué le réseau d’origine en supprimant un état de la fin du Moyen Âge. Aujourd’hui, cette galerie fait partie intégrante du visage de la cathédrale, et plus personne ne songe à remettre en cause l’intérêt et les qualités esthétiques de ces statues. Elles sont simplement un peu raides par rapport aux parties médiévales de la façade.

La galerie des rois et, au-dessus, la statue de la Vierge flanquée de deux anges, dessinées par Viollet-le-Duc, ont rendu une unité à la façade, qui a cependant conservé sa rosace sculptée et ses portails médiévaux.

La galerie des rois et, au-dessus, la statue de la Vierge flanquée de deux anges, dessinées par Viollet-le-Duc, ont rendu une unité à la façade, qui a cependant conservé sa rosace sculptée et ses portails médiévaux. © Zoonar – R. Gilmanshin / Alamy banque d’images

En 2022, on a retrouvé au cœur de la cathédrale des éléments du jubé, dont une sélection est présentée dans l’exposition du musée de Cluny. Que nous apprennent ces vestiges ?

Il est trop tôt pour faire une synthèse sur ces fragments, mais on peut faire le point sur ce que Viollet-le-Duc a trouvé au même endroit. En faisant creuser des tranchées, il a fait une brèche dans les strates archéologiques qui contenaient les fragments du jubé, ce qui explique la présence d’éléments dans le dépôt lapidaire de la cathédrale (et au Louvre) depuis le XIXe siècle. En 2022, l’Inrap a fouillé systématiquement la croisée du transept de Notre-Dame avant qu’un échafaudage ne soit fondé dans ce périmètre ; c’était une fouille préventive. Très vite cependant, les archéologues ont constaté que l’importance de ce qui était mis au jour nécessitait de coordonner des partenaires institutionnels et scientifiques sous la forme d’un Projet collectif de recherche. L’urgence consistait, après l’inventaire, à stabiliser la polychromie extraordinairement préservée des fragments, de façon à la conserver mais aussi à pouvoir l’étudier. Le musée de Cluny participe à ce PCR. Au moment où s’achevait son propre chantier de rénovation en 2022, il avait pour projet de consacrer une exposition aux statues de Notre-Dame et à son décor extérieur. La découverte des fragments du jubé, survenue alors, nous a amenés à élargir le propos au décor intérieur. C’était l’occasion idéale de valoriser une sélection d’une trentaine de fragments du jubé.

« Faire parler les pierres »

L’exposition du musée de Cluny n’a pas pour propos de proposer une synthèse sur le décor sculpté de Notre-Dame mais d’en mettre en lumière certains ensembles remarquables, tel le portail Sainte-Anne de la façade occidentale. Ce dernier est évoqué à la fois par le biais de l’imposant trumeau représentant saint Marcel, haut de 4 mètres, et à travers la restitution à l’échelle 1 des ébrasements grâce aux fragments des huit statues-colonnes conservés par le musée. En les découvrant dressées devant la projection du dessin qui en a été fait en 1729, le public peut aussi mieux comprendre comment les chercheurs travaillent à identifier les fragments.

Pour le portail central, les éléments des anciens linteaux déposés par Viollet-le-Duc, qui conservent une polychromie médiévale, sont disposés les uns par rapport aux autres dans une présentation qui rend compte de l’ampleur du monument. Autour du jubé, l’exposition met en scène le matériel de la fouille de façon à révéler les précieux vestiges et leur belle polychromie. Il s’agit aussi de faire comprendre par quels moyens d’investigation on peut, aujourd’hui, approfondir la connaissance du décor sculpté de la cathédrale. Des éléments narratifs illustrant l’iconographie de la Passion (têtes, corps, mains…) sont présentés aux côtés d’éléments de structure (microarchitecture, colonnettes, chapiteaux, frises…) qui donnent une idée de la disposition d’ensemble. L’exposition invite enfin à scruter la matière même des fragments sculptés, du grain de la pierre aux fossiles pris dans le calcaire.

Décor de microarchitecture du jubé issu des fouilles de la croisée du transept, vers 1230.

Décor de microarchitecture du jubé issu des fouilles de la croisée du transept, vers 1230. Photo service de presse. © Inrap – D. Gliksman

Les éléments découverts corroborent-ils la documentation qu’on avait jusqu’à présent ?

Ils font plus que cela ; ils ouvrent des horizons vertigineux. Le cadre d’interprétation de l’ensemble nous est donné par la Passion du Christ, dont les épisodes aident à lire les fragments découverts. La clôture du chœur est mise en chantier dans les années 1270-1280 et s’achève dans les années 1330, par la partie tournante, à l’est. La première scène de la partie septentrionale (les travées droites), c’est l’Enfance du Christ, et la dernière scène, l’Agonie du Christ au mont des Oliviers. Contigu à la clôture, le jubé devait donc s’ouvrir avec la scène de l’Arrestation du Christ, et de l’autre côté du jubé devait se trouver l’Apparition du Christ à la Madeleine sur la partie sud de la clôture.

Notre compréhension de l’ensemble va pouvoir s’appuyer sur une autre découverte récente qui n’avait, à l’origine, aucun lien avec nos recherches. Des historiens ont fait émerger par petites touches, depuis les années 1980, les feuillets d’un manuscrit démembré qu’on date des années 1340. Le chapitre de la cathédrale semble avoir confié à l’enlumineur le soin de représenter scène par scène l’histoire du Christ telle qu’elle se déploie sur la clôture et le jubé de Notre-Dame, sous forme de quatre vignettes par page accompagnées de légendes en français. Or, parmi les fragments retrouvés en 1859 figurent des soubassements de la partie disparue de la clôture portant des inscriptions gravées qui décrivent les scènes, assez rares, présentées au-dessus dans des médaillons. On connaît deux de ces médaillons aujourd’hui, un au Louvre, l’autre en collection particulière. Ces inscriptions correspondent à la lettre près aux légendes du manuscrit ; c’est donc vraiment un écho direct, qui va nourrir le travail de reconstitution.

Tête de Christ aux yeux clos (Mise au tombeau ?), vers 1230. Fragment de l’ancien jubé issu des fouilles de la croisée du transept. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 24 ; L. 22 ; P. 30 cm. Vue prise après nettoyage et stabilisation de la polychromie du XIIIe siècle.

Tête de Christ aux yeux clos (Mise au tombeau ?), vers 1230. Fragment de l’ancien jubé issu des fouilles de la croisée du transept. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 24 ; L. 22 ; P. 30 cm. Vue prise après nettoyage et stabilisation de la polychromie du XIIIe siècle. Photo service de presse © Inrap – H. Azmoun

Où est ce manuscrit ?

Il est dispersé aux quatre coins du monde. Les feuillets sont répartis entre des institutions anglaises (British Library, Oxford, Cambridge), américaines, canadienne, la collection de Bob McCarthy à Hong Kong et d’autres collections anonymes. Le musée de Cluny a acquis un dernier feuillet qui est apparu en juillet 2024 sur le marché de l’art.

Feuillet enluminé d’un manuscrit démembré : le Massacre des Innocents, la Présentation au Temple, la Fuite en Égypte, le Christ parmi les docteurs, vers 1340. Parchemin enluminé, 18,6 x 14 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Feuillet enluminé d’un manuscrit démembré : le Massacre des Innocents, la Présentation au Temple, la Fuite en Égypte, le Christ parmi les docteurs, vers 1340. Parchemin enluminé, 18,6 x 14 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Photo service de presse. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – M. Urtado

« Il faut imaginer que tout le décor sculpté était peint à Notre-Dame ; parler de la sculpture médiévale en faisant abstraction de la polychromie, c’est raconter la moitié de l’histoire. »

Pour cette époque, connaît-on des jubés dont le décor correspond à cette iconographie ?

Ces jubés sont hélas eux aussi en fragments. L’un d’eux est le jubé de la cathédrale de Chartres, remis en valeur à l’occasion de l’inauguration du trésor en septembre 2024, et qui est l’un des sommets de la sculpture gothique. Il est consacré à l’Enfance du Christ. L’autre jubé qui montre la Passion est à la cathédrale de Bourges, remonté en partie dans l’église basse. Un autre plus tardif, de la fin du XIIIe siècle, est celui de la cathédrale d’Amiens, dont on trouve des fragments au musée de Picardie. Comprendre le jubé de Notre-Dame, c’est aussi jeter un éclairage indirect sur une série de monuments à l’étranger, auxquels il a probablement servi de référence (celui de Naumburg, en Saxe-Anhalt, par exemple). Les jubés qui sont toujours en élévation en France sont plus tardifs ; ils datent de la fin du Moyen Âge.

Revenons sur la polychromie des fragments découverts. Y en a-t-il aussi des traces sur d’autres éléments connus du décor ?

Il faut imaginer que tout le décor sculpté était peint à Notre-Dame ; parler de la sculpture médiévale en faisant abstraction de la polychromie, c’est raconter la moitié de l’histoire. Cette polychromie a disparu dans des proportions effarantes. Parfois subsiste la couleur de fond, mais tous les glacis et les rehauts sont perdus. Les fragments des linteaux du portail central déposés au XIXe siècle racontent, de ce point de vue, une histoire plus complète que ce qu’on voit aujourd’hui sur la façade. En outre, la polychromie a été badigeonnée dans de larges proportions au XVIIIe siècle. Quand on voit les fragments du jubé, on n’en revient pas de voir à quel point les couleurs sont chatoyantes.

Fragment de personnage, vers 1230.

Fragment de personnage, vers 1230. Photo service de presse. © Inrap – D. Gliksman

Notre-Dame, sur le plan architectural, était un édifice gigantesque. Son décor sculpté est-il également démesuré par rapport à ce qui se faisait à l’époque ?

Non, il est proportionné à l’édifice et s’inscrit dans une tradition que Notre-Dame n’invente pas. C’est l’abbatiale de Saint-Denis, sous l’abbatiat de Suger, qui a systématisé le principe du triple portail à la façon d’un arc de triomphe, avec une telle ambition et un décor foisonnant. Ce type de décor devient alors la norme pour les édifices les plus prestigieux. Notre-Dame est une cathédrale moyenne du point de vue de la place de la sculpture, mais comme c’est un monument insigne, les formules qu’elle met au point s’exportent.

Linteau inférieur du portail du Jugement dernier. La Résurrection des morts : ange sonnant de la trompe et trois ressuscités sortant de leurs tombeaux, vers 1230-40. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 115 ; L. 118 ; P. 34 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Linteau inférieur du portail du Jugement dernier. La Résurrection des morts : ange sonnant de la trompe et trois ressuscités sortant de leurs tombeaux, vers 1230-40. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 115 ; L. 118 ; P. 34 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Photo service de presse. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – M. Urtado

Pour quelles raisons a-t-on retrouvé séparément les têtes et les fragments de corps de la galerie des rois ?

Quand l’administration des travaux publics du département de la Seine mandate un entrepreneur pour faire totalement disparaître de la façade les statues – vandalisme administratif qui s’étend de décembre 1793 à septembre 1794 –, les statues libérées de la muraille viennent s’écraser sur le parvis. Or, il semble que Varin, l’entrepreneur, soit également chargé de trancher les têtes des statues. S’agit-il d’une forme de décapitation rituelle qui rejoue la mort du roi ? La netteté des découpes peut le laisser penser. Quant aux corps qui encombrent le parvis, ils restent là quelques années avant de disparaître de la circulation.

Des trouvailles archéologiques fortuites ont permis de comprendre ce qu’était devenu tout ce lapidaire. Certaines statues ont été identifiées au Marché au charbon en 1839. En 1880, on a retrouvé une statue du portail central au pied du Pont-au-Change. On a aussi découvert que d’autres statues étaient allées alimenter le chantier de construction de l’hôtel Moreau, rue de la Chaussée-d’Antin. À l’occasion de travaux sous la cour, devant les communs de l’hôtel, on a retrouvé quatre rangées de têtes, parmi lesquelles des têtes de rois de la galerie des rois, toutes orientées de la même façon vers le sud et face contre terre. On peut penser que Lakanal Du Puget, promoteur de la construction de cet hôtel particulier sous le Directoire, par conscience religieuse et monarchiste, a réservé une sorte d’inhumation à ces têtes. Le reste a été débité, comme en témoignent des fragments trouvés dans les fondations et les murs. Sous l’Ancien Régime, il est d’usage d’enterrer les effigies de saints ; c’est ce qui explique aussi que l’on ait retrouvé les fragments du jubé sous Notre-Dame, à son emplacement même. On a réduit le jubé en morceaux, mais on l’a inhumé au cœur de la cathédrale.

Buste de roi mage provenant du portail nord du transept de Notre-Dame (statue d’ébrasement), avant 1260. Calcaire lutétien,traces de polychromie, H. 41 ; L. 30 ; P. 23 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Buste de roi mage provenant du portail nord du transept de Notre-Dame (statue d’ébrasement), avant 1260. Calcaire lutétien,traces de polychromie, H. 41 ; L. 30 ; P. 23 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Photo service de presse © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – M. Urtado

Qu’en est-il aujourd’hui de l’interprétation iconographique de la galerie des rois ?

La polysémie de ces statues fait l’objet d’une controverse qui remonte sans doute à la date de leur création. Dans cette façade d’une cathédrale dédiée à la Vierge, dotée de deux portails mariaux, cette galerie qui les surplombe, avec sa théorie de rois, répétitive, parataxique, dit sans aucun doute quelque chose de la majesté royale de la Vierge, représentée juste au-dessus, par une statue placée devant la rose. Il est donc tentant d’y voir des rois de Juda, les ancêtres de la Vierge dont la lignée remonte à David. Mais dans un contexte de réaffirmation du pouvoir royal capétien, à la fin du règne de Philippe Auguste, ne peut-on pas y voir aussi une allusion aux rois de France ? Pour ma part, j’ai du mal à renoncer à la polysémie. Le Moyen Âge aime superposer les sens. Au centre de la façade, à l’aplomb du portail central, une figure un peu plus petite que les autres pourrait être le roi David juché sur le lion de la maison de Juda. Une autre hypothèse voudrait que ce soit Pépin le Bref, juché sur un lion qu’il aurait dompté à mains nues à Ferrières, devant les grands de sa cour médusés.

Tête du roi David ou de Pépin le Bref, provenant de la galerie des rois (façade occidentale), vers 1220. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 43 ; L. 32 ; P. 35 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge.

Tête du roi David ou de Pépin le Bref, provenant de la galerie des rois (façade occidentale), vers 1220. Calcaire lutétien, traces de polychromie, H. 43 ; L. 32 ; P. 35 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. Photo service de presse. © RMN (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) – R.-G. Ojeda

« Faire parler les pierres. Sculptures médiévales de Notre-Dame », du 19 novembre 2024 au 16 mars 2025 au musée de Cluny – musée national du Moyen Âge, 6 place Paul Painlevé, Paris Ve. www.musee-moyenage.fr