Notre-Dame de Paris à la lumière de l’archéologie (2/8). Les secrets de la forêt disparue de Notre-Dame

Vue de l’ensemble de la charpente de la nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris. © F. Épaud
Depuis huit siècles, Notre-Dame de Paris domine l’île de la Cité. Sa silhouette familière dissimule une histoire qui reste en grande partie à découvrir. Le drame du 15 avril 2019 a imposé des opérations de sauvetage et signé l’ouverture d’un chantier scientifique qui vise une connaissance complète de l’édifice afin d’en permettre la parfaite restauration.
Les auteurs de ce dossier sont : Arnaud Ybert, Yves Gallet, Frédéric Épaud, Olivier Poisson, Stephan Albrecht, Caroline Bruzelius, Lindsay Cook et Stéphanie Daussy, respectivement président et membres de l’Association des scientifiques pour Notre-Dame ; Philippe Villeneuve, Aline Magnien, Marie-Hélène Didier et Dominique Garcia. Ce dossier a été coordonné par Olivier Poisson, inspecteur général des Monuments historiques honoraire et membre de l’Association des scientifiques pour Notre-Dame. La rédaction le remercie chaleureusement pour sa précieuse contribution.
Nuage de points de Notre-Dame de Paris. © Art graphique & patrimoine
Jusqu’au début 2019, la cathédrale conservait encore, dans les grands combles du chœur et de la nef, sa charpente gothique du XIIIe siècle. Aux abords de la flèche et sur les deux bras du transept, les structures furent refaites par Lassus et Viollet-le-Duc au milieu du XIXe siècle. Les parties médiévales sont connues aujourd’hui grâce à un relevé réalisé en 2015 par Rémi Fromont, architecte en chef des monuments historiques, et Cédric Trentesaux, architecte du patrimoine, quelques scans, des centaines de photos et des analyses dendrochronologiques pratiquées entre 1991 et 1996, réinterprétées récemment par O. Girardclos (CNRS, UMR 6249). Actuellement en cours d’exploitation, ces données permettent d’ores et déjà de reconsidérer les principales étapes du chantier de construction de la cathédrale gothique.
Dans l’état actuel des connaissances, le premier chœur gothique aurait été achevé et couvert par sa charpente vers 1185. Le chantier se poursuivit sur la nef dont l’achèvement est situé vers 1215. Cette phase permit de repenser les parties hautes de l’édifice afin de corriger les défauts du chœur de la fin du XIIe siècle, notamment en surélevant de 2,60 m la charpente, trop proche des voûtes, et en insérant des chéneaux pour évacuer les eaux pluviales. Lorsque le chantier de la nef s’acheva, le maître d’œuvre reprit le chœur pour l’adapter à ces nouveaux dispositifs. La charpente de la fin du XIIe siècle fut reconstruite vers 1226 sur le modèle de celle de la nef et en réemployant massivement les bois de la charpente du XIIe siècle.
Vue de l’ensemble de la charpente de la nef, qui comprend treize fermes, de la cathédrale Notre-Dame de Paris. © Artedia / Leemage
Cette charpente concentrait l’essentiel des techniques les plus novatrices des années 1220, dont l’accumulation des dispositifs explique la forte densité des bois et son surnom de « forêt ».
Une forêt pour charpente
Les bois de ces charpentes étaient taillés dans du chêne vert et mis en place peu après l’abattage. Ces bois de brin, conservant le cœur de l’arbre, étaient équarris à la hache a minima en respectant le fil des fibres et le profil du tronc, ce qui a fortement contribué à la stabilité de la structure et aux performances mécaniques de la charpente sur une période de près de huit siècles. On estime que la construction des charpentes de la nef et du chœur a consommé autour de 1 000 chênes dont 96 % étaient taillés dans des fûts de 25-30 cm de diamètre et de 12 m de long maximum. Le reste correspondait à des fûts plus larges, de 40-50 cm de diamètre, et plus longs, de 14 m maximum, pour les pièces maîtresses (entraits, poinçons). La majorité de ces bois, relativement jeunes (moins de 80 ans), de profil fin et élancé, provenait vraisemblablement de futaies très denses dont les surfaces exploitées pour ce grand chantier ne représentaient que quelques hectares.
Lexique
Un bois de brin est un morceau long et droit, simplement équarri et de toute la grosseur de l’arbre.
Une ferme est un élément de charpente non déformable supportant le poids de la couverture d’un édifice.
À la pointe des techniques médiévales
Les charpentes du XIIIe siècle du chœur et de la nef sont à « chevrons-formant-ferme » subdivisées en travées comprenant chacune une ferme principale pourvue d’un tirant à la base (entrait) et quatre fermes secondaires sans entrait. Le principal défaut de ces charpentes est que les fermes secondaires génèrent d’importantes poussées latérales sur les murs de 60 cm d’épaisseur et percés de grandes verrières. Le maître charpentier de Notre-Dame a donc conçu une structure qui fait la synthèse de toutes les expérimentations réalisées en son temps afin de limiter ces poussées en adoptant une forte pente à 55° et en mettant en place un dispositif longitudinal ingénieux. Celui-ci permet de soutenir les fermes secondaires et de reporter leurs charges sur des fermes principales renforcées, selon une technique expérimentée sur les cathédrales de Rouen, Meaux, Auxerre, à la collégiale de Mantes ou dans la grange Saint-Lazare de Beauvais dans les mêmes années. En complément de cet agencement, les travées de charpente furent limitées à 3,60 m seulement, de façon à contrecarrer encore les poussées des fermes secondaires comme on le voit aussi sur les cathédrales de Beauvais, Meaux, Bourges ou Tours. Quant aux suspentes de la nef, elles auraient été mises en place à la fin du XIIIe siècle avec la passerelle afin de soulager les entraits.
Vue de la façade occidentale de la cathédrale de Rouen, 2021. © Actu-culture.com / OPM
Chef-d’œuvre de la charpenterie gothique
Ainsi, l’équilibre de la répartition des charges au sein de la structure et sur les murs porteurs a su assurer la stabilité de la charpente et des maçonneries sur près de huit siècles. Cette charpente concentrait l’essentiel des techniques les plus novatrices des années 1220, dont l’accumulation des dispositifs explique la forte densité des bois et son surnom de « forêt ». Elle figurait sans nul doute parmi les plus grands chefs-d’œuvre de la charpenterie gothique française, par sa complexité technique et aussi par la qualité de taille de ses bois d’œuvre.
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