Tribune libre du patrimoine : « Notre-Dame de Paris : les vitraux du caprice »

Alfred Gérente (1821-1868), sous la direction d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1869), vitrail de la chapelle Saint-Éloi, 1864.

Alfred Gérente (1821-1868), sous la direction d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1869), vitrail de la chapelle Saint-Éloi, 1864. © DR

Le 8 décembre 2023, visitant le chantier de Notre-Dame, le président de la République lançait la création de six grands vitraux contemporains dans les chapelles du bas-côté sud de la cathédrale, en place de vitraux datant de la restauration de Viollet-le-Duc. Immédiatement, comme après l’annonce du concours pour une flèche contemporaine, en 2019, par le même M. Macron, la polémique éclatait, mobilisant experts, défenseurs du patrimoine et plus de 230 000 pétitionnaires ! Plutôt qu’un nouvel épisode de la querelle des Anciens et des Modernes, ne faut-il pas voir dans cette étrange affaire l’histoire d’un caprice politique dans le goût – qui commence à passer de mode – de notre monarchie républicaine ?

La question soulevée en premier lieu par ce projet de vitraux contemporains est d’ordre doctrinal.

Un point de doctrine

Dans un édifice classé Monument historique, on ne supprime pas des parties en bon état et qui ont une valeur historique pour les remplacer au gré des modes et du moment. Tout l’édifice juridique du service des Monuments historiques repose là-dessus : sinon, pourquoi ne pas enlever aussi les trois roses médiévales, si demain on les trouvait trop ceci ou pas assez cela ? Ici donc, l’introduction de vitraux contemporains dans un édifice ancien n’est pas en cause, le service des Monuments historiques y ayant fait droit tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, quand il fallait remplacer des vitraux abîmés ou détruits par le vandalisme ou à l’occasion de guerres, comme à la cathédrale de Nevers1. Dans le cas de Notre-Dame, depuis l’incendie du 15 avril 2019, la doctrine qui a guidé les travaux de restauration est bien l’« état Viollet le-Duc » (restitutions de la charpente et de la flèche, restauration des peintures murales des chapelles…). Et voilà qu’on veut enlever six verrières monumentales, conçues sur ses dessins et dues au maître verrier Alfred Gérente (1811-1868), datées de 1864 ? La contradiction est intenable, mais il y a plus grave encore : ces verrières ont échappé à l’incendie, et ont été depuis nettoyées avec l’argent des donateurs ! Seule porte de sortie pour les promoteurs de l’opération : dénigrer les vitraux à remplacer. Ici se met en place une rhétorique aussi connue qu’usée : ces vitraux sont sans qualité, voire provisoires, et ils auraient pu – dû – être plus beaux si… Ne s’agit-il pas d’ailleurs de simples verrières en « grisaille » ? Cette appellation est en fait peu efficiente, tant les couleurs et les motifs décoratifs y dominent. La vérité est plus simple : ces vitraux sont beaux dans leur simplicité ouvragée, et leur nettoyage récent a montré à la fois leur qualité et leur harmonie. Second argument pour contrer les « conservateurs » : selon le président de la République lui-même, ces vitraux seront démontés et rangés… au musée de Notre-Dame ! Pas d’inquiétude donc, tout est prévu : que le président de la République ne néglige pas les questions de régie des œuvres, voilà qui est bien digne de son génie2.

Une procédure viciée ?

L’importance d’une telle opération (un vitrail n’est pas un meuble, mais une partie de l’architecture), impliquait certainement une présentation du dossier devant la Commission nationale du Patrimoine et de l’Architecture (CNPA), dans sa troisième section « travaux »3. Seul problème : on connaissait par avance sa position, celle de faire respecter la doctrine des MH. On la connaissait d’autant mieux que le projet de ces nouveaux vitraux remonte en fait à… 2020, quand l’Archevêque de Paris, alors Mgr Aupetit, avait déjà souhaité remplacer les verrières des chapelles du bas-côté sud de la nef. Le ministère de la Culture avait indiqué sa ferme opposition à ce projet par la voix de la ministre, alors Mme Bachelot ; ses services lui avaient en effet expliqué les difficultés d’un tel projet, portant atteinte à l’intégrité de l’état historique parfaitement documenté de la cathédrale, tout en étant contraire à la démarche adoptée depuis l’incendie, qui faisait de l’état Viollet-le-Duc l’état de référence, suivant en cela la charte de Venise, texte international signé par la France. Pour contourner la difficulté, le président de la République, lors de sa fameuse visite de décembre dernier, devait affirmer que le principe de cette opération avait été présenté « aux commissions compétentes » [sic] en juillet 2023. Que cache ce mensonge, gênant dans la bouche d’un responsable politique de haut niveau ? Il s’agit en fait d’une allusion à la séance de la Commission nationale du Patrimoine et de l’architecture tenue en juillet 2023 et consacrée au futur mobilier liturgique de la cathédrale, refait a novo après l’incendie. À cette occasion, le nouvel archevêque de Paris, Mgr Ulrich, dans un discours liminaire assez vague, avait formé le vœu « de voir un jour prochain quelques vitraux nouveaux dans l’une ou l’autre chapelle… ». Déclaration qui n’est, on en conviendra, ni un projet, ni sa « présentation », mais qui devait pourtant connaître une spectaculaire concrétisation quelques mois plus tard, puisque dans un courrier en date du 4 décembre suivant, le même Mgr Ulrich demandait formellement la réalisation de ces vitraux contemporains « figuratifs », dans six chapelles du bas-côté sud ; courrier adressé directement à la présidence de la République, et non au ministère de la Culture, pourtant en charge du dossier. Cette stratégie s’est révélée efficace, puisque le 8 décembre suivant donc, M. Macron déclarait publiquement faire droit à cette nouvelle demande de l’Archevêché, prenant à contre-pied l’avis du ministère de la Culture. Suivant le fonctionnement vertical de la Ve République, celui-ci allait donc défendre le projet qu’il avait repoussé en 2020… Restait à ne surtout pas convoquer la Commission nationale, en la mettant devant le fait accompli. Le 8 mars 2024, la nouvelle ministre de la Culture, Mme Rachida Dati, installait ainsi un comité artistique ad hoc, présidé par Bernard Blistène et chargé de choisir le projet de vitraux. Fin juin, il sélectionnait parmi la centaine de candidatures reçues cinq groupements d’artistes… quand la machine s’est grippée.

Une commission unanime

Inquiets de la tournure des événements, plusieurs membres de la Commission nationale ont alors, suivant le règlement, demandé et obtenu fin mai l’inscription du dossier des vitraux à l’ordre du jour, avant qu’il ne soit trop tard. La séance en question a eu lieu le 11 juillet dernier. Après avoir entendu trois rapports critiques4 dont deux étaient défavorables à l’opération, la CNPA a rejeté le projet de vitraux à cet emplacement-là par un vote à l’unanimité ; il ne s’est trouvé personne pour défendre ce projet insensé. Dès le lendemain, un des cinq artistes retenus, Pascal Convert, annonçait son retrait, par respect pour ce vote. Qu’à cela ne tienne ! En pleine tempête politique post-dissolution, et alors que le gouvernement allait tomber, la ministre annonçait tranquillement que la procédure suivrait son cours jusqu’à la désignation du lauréat en septembre ! Et que la Commission nationale se prononcerait, in fine, sur le choix de l’artiste. Autrement dit, pas sur le principe même, comme elle l’a fait avec éclat le 11 juillet, mais seulement sur le résultat du caprice. Comment mieux dire qu’on méprise les experts et sa propre administration ? Clin d’œil du destin ? Durant la séance de la Commission du 11 juillet, une nouvelle est tombée sur les téléphones portables des uns et des autres, provoquant la consternation : l’incendie, heureusement rapidement maîtrisé, de la flèche de la cathédrale de Rouen. Cruel rappel que le patrimoine demeure fragile, et que les crédits des Monuments historiques ne sont pas extensibles, au contraire. Une fois encore, Notre-Dame nous invite à méditer plus largement sur l’état de notre pays. On sait que la politique est un art complexe, et aussi que le pouvoir possède une tendance naturelle à déborder de son cadre. Avec tout le respect qu’on doit à la fonction, il est clair que la présidence de la République n’est pas le bon niveau hiérarchique dans cette affaire de vitraux des chapelles du bas-côté sud de la cathédrale… Il y a pour cela une administration de la Culture, des hauts fonctionnaires, des commissions d’experts… Il y a même tout un peuple qui se passionne pour le patrimoine et que ne convainquent pas, ou plus, ces caprices d’un autre âge. Chacun à sa place, et les vitraux de Notre-Dame seront bien gardés.

Notes
1 En une occurrence, qui fit scandale, des vitraux modernes ont remplacé des vitraux d’un autre artiste, à Conques (Soulages supplantant Chigot, dont les œuvres dataient de 1941).
2 Sous Malraux, les vitraux des baies hautes de la nef de Viollet-le-Duc ont été déposés sans ménagement, mal stockés durant plusieurs décennies, et ont fini par être détruits en 2003, à la réserve d’une verrière-témoin…
3 Commission dont l’auteur de ces lignes est membre dans le collège des associations et fondations.
4 Le premier de la DRAC d’Ile-de-France, le deuxième de l’Inspection générale des MH, le dernier par l’auteur de ces lignes.