Notre-Dame de Paris restaurée (3/12) : Une cathédrale théâtre de l’histoire de France
![La salle du trésor de la nouvelle sacristie érigée par Eugène Viollet-le-Duc entre 1843 et 1850. On voit ici la voûte et les vitraux dans leur éclat retrouvé après restauration, en 2024.](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2025/01/preview__notre-dame-restauree-une-cathedrale-theatre-de-l-histoire-01.jpg)
La salle du trésor de la nouvelle sacristie érigée par Eugène Viollet-le-Duc entre 1843 et 1850. On voit ici la voûte et les vitraux dans leur éclat retrouvé après restauration, en 2024. Photo Romaric Toussaint © Rebâtir Notre-Dame de Paris
Loin de se distendre, les liens originaux de Notre-Dame avec la capitale semblent s’être resserrés au fil des siècles, consacrant à la fois son statut de symbole de la royauté puis de la nation et son éminente valeur patrimoniale.
Comme toute cathédrale, Notre-Dame de Paris était l’église mère de son diocèse, au sommet de la hiérarchie ecclésiale, tout comme son évêque était le chef spirituel du clergé local. Ce statut explique à la fois le gigantisme de l’édifice et le soin apporté à son décor, qui consacrent sa place éminente à l’échelle de l’Île-de-France.
« Il faut imaginer une cathédrale illuminée par des milliers de cierges avant que la procession ne s’ébranle, une foule innombrable de fidèles accompagnant la dépouille royale jusqu’à son tombeau. »
Une dimension royale
À Paris, en outre, cette dimension diocésaine se double d’un caractère royal du fait des relations privilégiées que les souverains entretiennent avec le monument. Dès le XIIIe siècle, Notre-Dame est le sanctuaire le plus visité par les rois de France, qui résident le plus souvent à proximité, dans leur palais situé à la pointe occidentale de l’île de la Cité. Au début et à la fin de chaque règne, deux cérémonies témoignent de cette relation privilégiée. De retour de Reims où il a été sacré, le nouveau souverain arrivant à Paris se rend d’abord à Notre-Dame où le clergé l’accueille à la porte de la cathédrale et lui fait lire le serment de protéger l’Église de Paris avant de le laisser entrer dans l’édifice. À l’autre bout du règne, c’est à Notre-Dame qu’a lieu la veillée funèbre du corps du souverain défunt jusqu’à son transfert de nuit à Saint-Denis où il est inhumé dans l’abbatiale, nécropole royale. Il faut imaginer une cathédrale illuminée par des milliers de cierges avant que la procession ne s’ébranle, une foule innombrable de fidèles accompagnant la dépouille royale jusqu’à son tombeau.
Statue équestre de Philippe le Bel, fin du XVIIe siècle. Aquarelle. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
D’autres cérémonies fastueuses sont organisées pour des visites princières tout au long du règne, celles de la famille royale bien sûr, mais aussi la venue d’autres princes ecclésiastiques ou laïcs, qui s’accompagne à chaque fois d’une abondante sonnerie de cloches, de jeux d’orgues et d’importants dons en numéraire ou en nature faits par ces visiteurs de marque. Jusqu’au XVIIIe siècle, une monumentale statue équestre du roi Philippe le Bel est adossée au pilier sud-ouest de la croisée face à l’autel de la Vierge. Il s’agit d’un ex-voto commandé en remerciement de la victoire de l’armée royale sur les Flamands insurgés, à Mons-en-Pévèle en 1302. En période de crise, les solennités se multiplient, qu’il s’agisse de conjurer des épisodes climatiques désastreux, d’obtenir la victoire ou la fin des hostilités en temps de guerre ou le rétablissement du prince. Après la crise de folie de Charles VI en 1392, on assiste à des cérémonies quasi quotidiennes à Notre-Dame pour obtenir sa guérison.
L’église des élites
Notre-Dame rassemble dès le Moyen Âge les élites parisiennes. Outre les membres du clergé qui y trouvent sépulture – les évêques dans le sanctuaire, les chanoines majoritairement à la périphérie du chœur –, la haute bourgeoisie urbaine multiplie les fondations dans la cathédrale à partir du XVe siècle. En témoignent encore dans la sixième chapelle du chœur, du côté sud, les vestiges du monument funéraire de Jean Jouvenel des Ursins, prévôt des marchands mort en 1431. Un autre membre de la haute bourgeoisie parisienne, Antoine des Essarts, avait fait élever à l’entrée de la nef une gigantesque statue de saint Christophe de près de dix mètres de haut en 1413. Elle subsista jusqu’en 1785. Cette fréquentation de l’édifice par les élites se poursuivit jusqu’à la Révolution, le chapitre de la cathédrale leur étant largement ouvert. Le tombeau du comte d’Harcourt, lieutenant général des armées du roi Louis XV mort en 1769, commandé par sa veuve au sculpteur Jean-Baptiste Pigalle, met en scène de manière baroque l’inhumation du défunt.
Priants de Jean Jouvenel des Ursins (mort en 1431) et de Michelle de Vitry provenant de leur tombeau. Pierre polychrome. Paris, cathédrale Notre-Dame. © P. Lemaître. All rights reserved 2024 / Bridgeman Images
Vers l’alliance du trône et de l’autel
La dimension nationale de Notre-Dame apparaît dès le début du XIVe siècle lorsqu’elle est choisie comme lieu de réunion de ce qu’on a pu présenter comme la première assemblée des « états généraux », en fait la réunion des députés du peuple, des barons et des évêques, en avril 1302, pour affirmer l’entière souveraineté du roi sur le royaume, refusant de rendre des comptes au pape Boniface VIII. Après le traité de Troyes de 1420 qui reconnaît les prétentions des rois d’Angleterre sur le trône de France, l’évêque Gérard de Montaigu et de nombreux chanoines quittent Paris. Le clergé de la cathédrale subit les pressions de l’occupant. C’est à Notre-Dame, et c’est une première, que le jeune roi d’Angleterre, Henri VI, est sacré roi de France en décembre 1431, quelques mois après Charles VII à Reims, ville des sacres restée fidèle à la dynastie des Valois. L’onction du roi à Notre-Dame se fait avec de l’huile de la sainte ampoule de Thomas Becket, et c’est l’évêque de Winchester qui célèbre la messe, au grand dam de l’évêque de Paris.
Nicolas Coustou, Vierge de pitié, 1723. Marbre. Paris, cathédraleNotre-Dame. © P. Lemaître. All rights reserved 2024 / Bridgeman Images
Sous le règne de Louis XIII (1610-1643), l’alliance du trône et de l’autel s’illustre lors de différents épisodes dont le plus célèbre est le fameux vœu de Louis XIII prononcé en 1638. Dès 1622, grâce à l’appui du roi, le siège de Paris est érigé par le pape au rang d’archevêché, promotion que le clergé parisien réclame depuis le XIVe siècle au moins, et qui le rend autonome par rapport à l’archevêque de Sens. À la suite de deux miracles intervenus en 1626 au pied de la statue de la Vierge, sur l’autel près du pilier sud-est de la croisée, Anne d’Autriche finance la construction d’un nouvel autel dès 1628, bientôt remanié pour accueillir au centre une statue de Notre-Dame de Liesse, lieu de pèlerinage très fréquenté à proximité de Laon.
Le Vœu de Louis XIII
En 1636, en difficulté dans le conflit l’opposant à l’Espagne et sans héritier, le roi fait le vœu de consacrer son royaume à la Vierge. En 1638, la naissance du futur Louis XIV et le retournement du conflit en faveur de la France sont l’occasion du renouvellement du vœu et de la commande d’un décor pour le chœur de Notre-Dame : un nouvel autel majeur orné d’une statue de la Vierge de pitié et du portrait sculpté du roi lui offrant sa couronne et son sceptre. L’ensemble ne sera réalisé qu’à la fin du règne de Louis XIV.
Un premier projet est confié à l’architecte du roi, Jules Hardouin-Mansart, qui conçoit un gigantesque baldaquin à colonnes torses pour abriter l’autel, sur le modèle de celui du Bernin à Saint-Pierre de Rome. Il meurt toutefois avant de le mettre en œuvre, et c’est son beau-frère Robert de Cotte qui dirige les travaux, bénéficiant du don de 10 000 livres par le chanoine Delaporte en 1708, lequel amène le roi à en offrir le double. Le chantier commence immédiatement ; le gros œuvre est achevé en 1714, l’ensemble en 1726.
Au-dessus d’une crypte aménagée pour servir de caveau des archevêques, le chœur est entièrement refait. L’autel majeur se détache devant une niche occupant le pan central de l’abside. Il reçoit le groupe sculpté de la Vierge retenant le corps du Christ mort, entre deux anges, dû à Nicolas Coustou. Sur le côté, la statue de Louis XIII, par Guillaume Coustou, reprend l’iconographie utilisée par Philippe de Champaigne du vivant du roi. En pendant, la statue de Louis XIV, en souverain marqué par l’âge et agenouillé en prière, est d’Antoine Coysevox. Six statues d’anges complètent l’ensemble dans l’abside. Le remplacement, par une grille de fer forgé, de la clôture de pierre qui isolait l’abside du déambulatoire depuis le XIVe siècle permet aux fidèles d’admirer ce décor sculpté qui magnifie l’alliance du trône et de l’autel de manière plus éloquente que jamais. Avec la réfection des stalles, la mise en place au-dessus d’elles d’une tenture illustrant la vie de la Vierge, les placages de marbre sur les piliers gothiques, le chœur est désormais métamorphosé dans un langage contemporain qui tranche avec le reste de la cathédrale.
Guillaume Coustou, Louis XIII offrant son sceptre et sa couronne, 1715Détail. Marbre. Paris, cathédrale Notre-Dame. © P. Lemaître. All rights reserved 2024 / Bridgeman Images
Célébrer les grands événements
Sous les règnes des Bourbons, Notre-Dame accueille de nombreuses cérémonies lors desquelles sont célébrés par des Te Deum les cortèges militaires victorieux. Plus de trente triomphes y sont fêtés entre 1667 et 1766. On a retenu l’expression « tapissier de Notre-Dame », forgée par le prince de Conti, pour saluer le maréchal de Luxembourg après sa victoire en 1693 à Neerwinden en Brabant contre les armées de la ligue d’Augsbourg : les drapeaux pris à l’ennemi sont en effet suspendus alors dans les tribunes de la cathédrale. Cette tradition se maintient sous le Consulat et l’Empire. Ainsi, après la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), cinquante drapeaux sont expédiés à Notre-Dame où ils demeurent jusqu’en 1814, date à laquelle on perd leur trace… Les cérémonies de funérailles, elles aussi, métamorphosent l’édifice par de monumentales mises en scène baroques. Berain, le grand chef de l’administration des Menus-Plaisirs, s’illustre dans ce domaine pour les funérailles d’Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (1675), et du Grand Condé (1687). Le décorateur italien Vigarini conçoit les décors les plus somptueux pour ces événements dont de nombreuses gravures gardent le souvenir.
Charles Nicolas Cochin (graveur), d’après Sébastien Antoine Slodtz (dessinateur), Pompe funèbre de Marie Thérèse d’Espagne, dauphine de France, en l’église de Notre‑Dame de Paris le 24 novembre 1746, 1748. Eau-forte et burin, 48,7 x 31,9 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
« Les cérémonies de funérailles, elles aussi, métamorphosent l’édifice par de monumentales mises en scène baroques. »
Dans la tourmente révolutionnaire
Le 22 novembre 1790 est célébré le dernier office canonial. Un nouvel évêque, Gobel, prête serment le 27 mars 1791 avant de démissionner le 7 novembre 1793, au moment des pires destructions qui touchent la cathédrale suite à la décision de la Convention de supprimer les insignes féodaux. Baptisé « temple de la Raison » en 1794, l’édifice est rendu accessible à la Société catholique présidée par le citoyen Oudet, après Thermidor, mais celle-ci doit partager les lieux avec les théophilanthropes, qui réclament de pouvoir officier à Notre-Dame en 1798. C’est le jour de Pâques 1802 qu’est célébrée la fête de la réconciliation avec l’intronisation de l’archevêque monseigneur de Belloy, alors âgé de 93 ans. Bonaparte renoue avec une coutume séculaire en choisissant Notre-Dame pour la cérémonie du sacre, au détriment des Invalides et du Champ-de-Mars, en raison de son « caractère plus auguste » et parce qu’elle est « consacrée par la tradition ». La mise en scène est spectaculaire. Plus de 10 000 personnes assistent à la double cérémonie du 2 décembre 1804 : onction par le pape Pie VII et couronnement dans le chœur d’une part ; de l’autre, prestation du serment de fidélité à la Constitution dans la nef, du haut d’une tribune couronnée d’un arc de triomphe accessible par un escalier de vingt-quatre marches.
Jacques Louis David, Sacre de l’empereur Napoléon Ier etcouronnement de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre‑Dame de Paris, le 2 décembre 1804, 1806-07. Huile sur toile, 621 x 979 cm. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN – A. Dequier
Un monument historique
Faute d’entretien régulier depuis la fin du siècle précédent, la cathédrale est en mauvais état au début du XIXe siècle, et les menus travaux exécutés ne permettent pas d’y remédier. En publiant Notre-Dame de Paris, 1482, en mars 1831, Victor Hugo attire l’attention sur un monument qui reste au cœur de l’actualité ; le 15 février précédent, les Parisiens révoltés contre l’archevêque légitimiste, monseigneur de Quelen, ont en effet incendié l’archevêché. Si les grandes cérémonies liées au pouvoir royal puis impérial se déroulent toujours à Notre-Dame, la période est surtout placée sous le signe de la grande restauration qui s’ouvre en 1844 et s’étend sur une vingtaine d’années, restauration présentée alors comme un modèle et menée sous la conduite de Lassus et de Viollet-le-Duc – le second demeurant seul à compter de la mort de son collègue en 1857. C’est peu avant l’achèvement de la restauration, en 1862, que l’édifice est classé Monument historique.
Un environnement transformé
À la même époque, l’environnement de Notre-Dame est entièrement métamorphosé : la cathédrale est isolée par l’agrandissement du parvis, l’hôtel-Dieu étant transféré au nord de cette grande place, tandis que la démolition du palais épiscopal permet l’érection d’une grande sacristie abritant le trésor et la maison du gardien au sud de la nef (1843-1850). À l’est de l’édifice, l’extrémité de l’île de la Cité est aménagée en parc, tandis que l’ancien cloître des chanoines au nord cède la place à des opérations de lotissement qui concentrent aujourd’hui la majorité des résidents dans l’île. Cet isolement, peu respectueux de l’histoire du site, comme en témoignent les découvertes faites lors des fouilles menées sous le parvis (1965-1970), pérennisées dans la crypte archéologique, témoigne d’une volonté de magnifier la cathédrale, ainsi dégagée sur trois de ses côtés, à l’ouest, au sud et à l’est.
Pierre Alexandre Aveline, Vue et perspective intérieure de la cathédrale Notre‑Dame de Paris, XVIIIe siècle. Gravure. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
Un lieu d’histoire
Le prestige de l’édifice en fera encore, au XXe siècle, le lieu de cérémonies nationales lors d’épisodes marquants de l’histoire de France, comme le Te Deum chanté après la libération de Paris en 1944 en présence du général De Gaulle. Les visites de chefs d’État étrangers, la fréquentation en masse par les touristes de celle qui est devenue le monument le plus visité de France témoigneront de la dimension internationale acquise par la cathédrale, perceptible dans l’émotion inédite suscitée à l’échelle de la planète par l’incendie du 15 avril 2019. C’est dire les enjeux de la restauration qui s’achève.