Tribune libre du patrimoine : « Sorbonne : la belle endormie ? »
Au cœur de Paris et de sa prestigieuse université, une des plus belles églises du XVIIe siècle est fermée au public depuis des décennies, et sa restauration tarde, scandale qui puise ses racines dans une longue histoire paradoxale… Mais la situation est peut-être en train de changer, et la chapelle de la Sorbonne pourrait bientôt connaître une renaissance et accueillir à nouveau du public.
Devenu proviseur du collège de Sorbonne en 1622, le cardinal de Richelieu devait consacrer une grande énergie et beaucoup d’argent à relever les bâtiments de l’antique établissement, fondé au XIIIe siècle. Après une première campagne de travaux touchant à la bibliothèque, il confiait à son architecte favori, Jacques Lemercier, le dessein de rebâtir fastueusement la petite chapelle du collège, dédiée à sainte Ursule. Décidé avant 1629, ce chantier ne sera lancé qu’en 1634, pour être rapidement achevé, dès 1642 pour le gros œuvre.
Une chapelle-mausolée
Lemercier donne là son chef-d’œuvre, celui-là même qu’il demandera à son ami Champaigne de représenter à l’arrière-plan de son portait, peint en 1644 (musée de Versailles) : sur un terrain rectangulaire, au sud de la cour d’honneur, l’architecte réalise un édifice-Janus, avec une façade sur la ville, dans le style de la Contre-Réforme, et un autre sur la cour, avec un portique de temple à l’antique, alors un unicum à Paris. Leurs deux axes se croisent au centre de l’édifice que matérialise un grand dôme sur tambour, à la romaine, le premier avec celui de l’église Saint-Louis des Jésuites dans le Marais à conquérir le ciel de Paris. Les travaux se poursuivent après la mort du cardinal, le 4 décembre 1642 : la place dégageant la façade est ainsi aménagée peu après, tandis que les maîtres-autels sont mis en place à la fin du siècle. Triomphe de la Contre-Réforme, cette chapelle est aussi un mausolée : Richelieu a souhaité s’y faire enterrer et avec lui les membres de sa famille, qui y auront une sépulture, jusqu’au dernier duc, mort en 1950 – c’est lui qui devait léguer le parc du château de Richelieu en Poitou à l’Université de Paris.
Saccage et profanation
Fermée à la Révolution, la Sorbonne voit sa chapelle saccagée, tandis que le tombeau de Richelieu est profané. La voûte de la nef s’effondre bientôt, et l’édifice meurtri abrite des ateliers d’artistes, dont témoigne un touchant tableau d’Hubert Robert (musée Carnavalet). Napoléon ordonne qu’on répare l’édifice, ce qui le sauve. La chapelle est finalement restaurée en 1822 grâce au duc de Richelieu, ministre de Louis XVIII, qui y est enterré. Moins connu que le cardinal ou même le maréchal, son grand-père, ce Richelieu-là est un homme d’État remarquable, qui a su redresser la France après les désastres de l’Empire. Cette restauration coïncide avec le choix de faire de l’ancienne Sorbonne le siège de l’antique Université de Paris, supprimée par la république terroriste et recréée par Napoléon Ier.
Un symbole paradoxal
Ce choix curieux était évidemment symbolique, à défaut d’être pratique : installer un grand établissement d’enseignement supérieur dans des locaux trop petits, élevés sur des terrains exigus sans dégagements, ni espaces libres… condamnait l’État à l’impasse, alors que l’Europe se couvre de palais universitaires – on songe à celui de Pavie, rebâti au même moment par les Habsbourg-Lorraine. Dès le règne de Louis-Philippe, on imagine donc de vastes projets de démolition-reconstruction in situ, dans un îlot cerné de rues denses et passantes. Il faut abattre une centaine de maisons pour faire un peu de place… et rien ne se fait. La IIIe République reprend le projet et décide de rebâtir la vieille Sorbonne, pour en faire le vaisseau amiral de la nouvelle école de la France repensée de bas en haut par les républicains emmenés par Jules Ferry. En 1882, un concours est lancé, que remporte le médiocre Henri-Paul Nénot. Nouveau paradoxe : s’il rase les bâtiments de Lemercier, l’architecte doit composer avec la chapelle de Richelieu, classée Monument historique en 1887. Le grand palais républicain de la nouvelle France aura ainsi pour centre un édifice catholique de l’ancienne ! Contradiction fascinante, que Nénot tente de résoudre en élevant sur la rue des Écoles une façade aussi monumentale que navrante : qui la regarde ? La chapelle de la Sorbonne, dominant la petite place du même nom, est restée jusqu’à nos jours le centre du petit monde estudiantin. Et c’est cette chapelle qui accueille la bouleversante crypte aux professeurs et élèves résistants, morts pour la France en luttant contre la barbarie nazie.
Un patrimoine unique
Déconsacrée, la chapelle de la Sorbonne a servi épisodiquement de lieu d’exposition, avant d’être complètement fermée au public et aux visites depuis trente ans, en raison de son état sanitaire. Propriété de la Ville de Paris, gérée par la chancellerie des Universités, classée au titre des Monuments historiques, l’édifice dépend donc de trois administrations, source habituelle de complexité. Aujourd’hui, cependant, la situation semble évoluer favorablement et les bonnes volontés converger : en témoigne l’ouverture exceptionnelle des lieux pour les Journées européennes du Patrimoine en septembre dernier.
Vers une réouverture ?
La Mairie de Paris souhaite ainsi achever les efforts en matière de restauration, avec une campagne confiée à Pierre-Antoine Gatier, qui étudie les moyens d’une réouverture, en termes tant d’accessibilité que de sécurité des lieux – la tribune de l’orgue Cavaillé-Coll ne soutient plus l’instrument, lui-même demandant une restauration. La Sauvegarde de l’art français, dont on connaît le magnifique engagement pour le patrimoine religieux, a financé cette année la restauration du tombeau du cardinal de Richelieu, chef-d’œuvre de Girardon, qui renferme le chef du grand homme, ré-inhumé après les profanations jacobines. Enfin, le World Monuments Fund de France s’intéresse à la chapelle de la Sorbonne. Il apparaît bien une confluence de volontés pour rendre au public un des joyaux de son patrimoine.
Un nom universel
Dans un temps politique troublé, la chapelle de la Sorbonne est plus qu’un monument de pierre, sans doute. Elle porte un nom universel, qui résonne partout comme un synonyme d’étude, de savoir, de transmission, d’excellence. Elle abrite surtout trois tombeaux, témoignant d’une autre histoire, plus terrible et plus grande encore : avec le cardinal de Richelieu, artisan d’un desserrement de l’étau Habsbourg qui permit le Grand Siècle ; avec celle du duc de Richelieu, qui sut libérer le sol national d’un ennemi qui l’occupait ; avec celle enfin, collective, de ceux qui luttèrent contre l’oppression et l’abaissement de la France, la chapelle de la Sorbonne parle aussi de l’esprit d’indépendance de la Nation. Il est temps d’y entrer.