Un objet à la loupe : un chewing-gum du Néolithique final

Flèche n° 36 : pointe en silex et hampe en viorne (détail). Station 3 de Chalain (Jura).

Flèche n° 36 : pointe en silex et hampe en viorne (détail). Station 3 de Chalain (Jura). © Coll. musée de Lons-le-Saunier, cliché David Vuillermoz

Les villages lacustres de Chalain, dans le Jura, ont livré des vestiges organiques incroyablement bien préservés offrant une image particulièrement vivante de notre préhistoire récente, il y a plus de 5 000 ans. Ces découvertes exceptionnelles en bois, en cuir, ou même en tissus, dévoilent un quotidien très précis des premières sociétés agraires et de leur environnement. Le potentiel informatif de ces matériaux habituellement absents est ainsi considérable, à l’image de cette gomme de bétuline qui n’a peut-être pas encore révélé tous ses secrets…

En mai 1904, le niveau des eaux du lac de Chalain est abaissé artificiellement pour permettre la construction d’une usine hydroélectrique. Cet épisode met à nu, dans la craie lacustre, un foisonnement de pieux et des milliers d’objets.

Les palafittes de Chalain, patrimoine de l’humanité

Ces occupations caractérisées par leurs habitats sur pilotis (« palafittes ») ont fait l’objet, à partir de 1986, de recherches fondamentales sous la direction de Pierre et Anne-Marie Pétrequin, ethno-archéologues, spécialistes du Néolithique. À l’issue de quarante années de fouilles, trente-deux stations sont recensées sur la rive occidentale du lac. Par la diversité des disciplines engagées, ces investigations ont considérablement enrichi nos connaissances sur la période néolithique dans l’Est de la France. Depuis 2011, cet ensemble de référence compte parmi les sites archéologiques majeurs en Europe, inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, au sein du bien sériel « Palafittes préhistoriques autour des Alpes ». Depuis leur découverte, les milliers d’objets organiques recueillis ont été traités puis transportés dans les réserves externalisées du musée de Lons- le-Saunier (Jura) au Centre de conservation et d’étude René-Rémond, où des espaces en atmosphères contrôlées spécialement conçus pour ces matières fragiles les accueillent désormais afin qu’ils bénéficient des meilleures conditions de conservation possibles. Parmi ces pièces exceptionnelles, certaines recèlent encore de nombreuses informations pour les chercheurs du futur.

Flèche n° 36 : pointe en silex et hampe en viorne. Station 3 de Chalain (Jura).

Flèche n° 36 : pointe en silex et hampe en viorne. Station 3 de Chalain (Jura). © Coll. musée de Lons-le-Saunier, cliché David Vuillermoz

La bétuline, un des plus anciens matériaux de synthèse

Si la conservation des artefacts en bois ou de restes textiles est spectaculaire en milieu humide, d’autres vestiges d’aspect plus modeste nous renseignent tout autant, voire plus, sur ces temps reculés. Ce « chewing-gum » de bétuline, par exemple, fragment de pâte noirâtre, si petit et informe qu’il puisse être, est à considérer comme un témoin essentiel de l’une des activités majeures des populations néolithiques : la chasse. Fabriqué par traitement thermique de l’écorce fraîche de bouleau, ce produit transformé se révèle être un marqueur important de l’exploitation du milieu naturel. La substance obtenue par ce procédé chimique est le fruit d’un savoir-faire remontant au Paléolithique moyen. Ses propriétés adhésives en font un matériau de choix pour l’emmanchement de certains outils ou armes composites. Cette colle végétale appelée brai de bouleau, ou plus couramment bétuline, permettait de fixer des lames de silex ou des armatures de flèche sur un support en bois. Au Néolithique, cette matière adhésive était majoritaire. D’autres espèces arborées pouvaient être mises à profit. L’emploi du brai de bouleau est également attesté durant cette période pour réparer et étanchéifier les céramiques.

Un chewing-gum extraordinaire

Souvent interprété comme une réserve destinée à une utilisation future, cet objet a priori insignifiant peut donner accès à une multitude d’informations sur les populations passées. À l’instar de plusieurs exemplaires retrouvés en Europe et en Suisse, ce morceau de bétuline a été « mâchouillé ». À quelle fin ? Des hypothèses ont été proposées sur la mastication intentionnelle de ce matériau. Le brai de bouleau se solidifiant en refroidissant, une théorie avance qu’il était mâché avant usage pour lui rendre toute sa plasticité. Il est aussi possible que des vertus thérapeutiques lui aient été prêtées pour soulager des douleurs dentaires ou d’autres affections. Au-delà de ces suggestions, ces « boulettes d’adhésif » constituent des sources potentielles d’ADN. Les avancées technologiques réalisées ces dernières années dans les études génétiques, l’imagerie des molécules organiques ou la biochimie isotopique ont ouvert les portes sur un savoir insoupçonné. À cet égard, des chercheurs scandinaves ont récemment pu accéder à un extraordinaire instantané de vie à partir de l’analyse paléogénétique réalisée sur un fragment de bétuline, mâché il y a 5 700 ans au Danemark. Ils ont récolté l’ADN conservé dans les traces de salive fossilisées, dévoilant ainsi le visage le plus intime de nos lointains ancêtres. À quoi ressemblait la personne qui l’avait mastiqué ? Était-elle malade ? Était-ce un homme ou une femme ? Qu’avait-elle mangé ?

Amalgame de bétuline, Chalain, station 3.

Amalgame de bétuline, Chalain, station 3. © Coll. musée de Lons-le-Saunier, cliché David Vuillermoz

Résultats d’analyses

Les analyses du génome humain conservé dans ce petit vestige anodin répondent à toutes ces questions : l’individu était donc une femme, génétiquement plus proche des chasseurs-cueilleurs de l’ouest de l’Europe continentale que de ceux de Scandinavie centrale. Elle avait probablement la peau foncée, les cheveux brun foncé et les yeux bleus. Dans le même temps, une autre surprise attendait les paléogénéticiens : des séquences d’ADN appartenant à des organismes non-humains ont pu être identifiées comme la présence du virus Epstein-Barr, ainsi que de l’ADN animal et végétal, du canard et des noisettes, qui pourraient provenir d’un repas récent. Ces artefacts à la valeur inestimable sont des archives uniques pour entrevoir l’invisible. Leur sauvegarde est un enjeu majeur et une nécessité absolue pour les recherches futures.

Pour aller plus loin :
Collectif, 2021, Néolithique. Les villages de Chalain & Clairvaux, patrimoine de l’humanité, catalogue de l’exposition présentée du 4 juin au 14 novembre 2021, musée de Lons-le-Saunier édition.
JENSEN T. Z. T., NIEMANN J., IVERSEN K. H. et al., 2019, « A 5700 year-old human genome and oral microbiome from chewed birch pitch », Nature Communications 10, 5520. Doi : 10.1038/s41467- 019-13549-9
KASHUBA N., KIRDÖK E., DAMLIEN H. et al., 2019, « Ancient DNA from mastics solidifies connection between material culture and genetics of mesolithic hunter-gatherers in Scandinavia », Communications Biology 2, 185. Doi : 10.1038/s42003-019-0399-1
Visite numérique de l’exposition : https:// my.matterport.com/show/?m=dasFwDQtRyD