Faut-il restituer à l’Afrique son patrimoine culturel ?
C’est le président Macron qui a remis la question à l’ordre du jour. Le 28 novembre 2017, à l’université de Ouagadougou, la capitale du Burkina, il a déclaré : « Je veux que d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ».
Le fait est là : nombre de pays africains ont été, essentiellement durant la période coloniale, dépossédés de la plus grande partie de leur patrimoine artistique. À cet égard, les chiffres sont éloquents. Prenons le cas de l’Afrique subsaharienne. Un rapport que l’on évoquera dans un instant précise que l’on « compte actuellement dans les collections publiques françaises au moins quatre-vingt-huit mille objets provenant de l’Afrique au sud du Sahara », alors que, « à quelques exceptions près, les inventaires des musées nationaux africains ne dépassent guère 3 000 objets dont la majorité est de qualité et d’importance relative ». On comprend, dans ces conditions, que les dirigeants africains réclament, depuis près d’un demi-siècle, la restitution de leurs patrimoines culturels respectifs. Ils se sont jusqu’à présent heurtés, à quelques exceptions près, à des fins de non-recevoir – de la part de la France, en particulier. À ces demandes, nos dirigeants ont en effet opposé un argument apparemment irréfutable : les objets en question ont été depuis longtemps intégrés au domaine public mobilier de l’État ; ils sont donc devenus inaliénables.
Statue royale anthropozoomorphe
Statue royale mi-homme, mi-requin représentant Béhanzin, le dernier roi du Dahomey (1890-1894), héros national et figure de la résistance à la colonisation. Pièce maîtresse du musée du quai Branly, cette statue fait partie du « trésor de Béhanzin », dont le Bénin demande le retour.
Le rapport Savoy-Sarr
La prise de position du président Macron tranche donc avec les discours du passé. Il a d’ailleurs demandé à deux universitaires, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, de rédiger un rapport sur la question, rapport qui lui a été remis le 23 novembre dernier. Ce sont les grandes lignes de ce rapport que nous allons exposer. Précisons d’abord qu’il ne concerne que le cas des pays de l’Afrique situés au sud du Sahara colonisés par la France. De la lecture de ce rapport, il ressort à l’évidence que, aux yeux de ses auteurs, l’on doit procéder à la restitution de la plupart des objets que nous avons « collectés » dans ces pays, même s’il est souhaitable que certains d’entre eux restent dans les musées européens. Et ce, pour deux raisons.
Des objets « collectés » dans un cadre colonial
La première est d’ordre moral : elle tient aux conditions dans lesquelles ont été acquis la plupart de ces objets. Ces acquisitions ont principalement eu lieu dans le cadre colonial. Autant dire que la plupart du temps, les transferts de propriété ont été réalisés sans le consentement réel des propriétaires. Les annexions patrimoniales étaient, en effet, considérées comme la conséquence naturelle des guerres de conquêtes. La « collecte » des objets était le fait des soldats, des fonctionnaires, mais aussi des missionnaires catholiques et protestants. Il faut rappeler que jusqu’à la fin du XIXe siècle, « le droit de s’approprier ce qui a été pris sur l’ennemi faisait partie des pratiques de guerre licites et codifiées1 ». Il a fallu attendre 1899 pour qu’une convention signée à La Haye par vingtquatre États interdise la saisie des « œuvres d’art et de science » dans les pays occupés. Les conditions dans lesquelles les pays européens, et la France en particulier, sont entrés en possession de nombre d’œuvres d’art africaines, ne peut donc qu’inciter, sur le plan éthique, à procéder à leur restitution.
Rendre à l’Afrique son identité profonde
La seconde raison présente un caractère plus pragmatique. Elle repose sur la nécessité qu’il y a de contribuer à rendre à certains peuples africains leur identité profonde. Le départ massif des objets culturels a laissé, dans les pays qui ont été victimes des pillages, des séquelles durables. Les auteurs du rapport soulignent que « l’absence de patrimoine peut rendre la mémoire silencieuse ». Le fait est que certains pays africains ont, durant la période coloniale, perdu le souvenir de leur passé et, de ce fait, une partie de leur identité. D’où la nécessité de leur rendre leur patrimoine.
Le point de vue juridique
L’argument longtemps opposé par les autorités françaises aux demandes de restitution – à savoir que les objets faisant partie des collections publiques sont inaliénables – est difficilement contestable. Voici, en effet, ce que dispose le code du patrimoine dans son article L 451-5 : « Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre inaliénables. Toute décision de déclassement d’un de ces biens ne peut être prise qu’après avis conforme de la commission scientifique nationale des collections ». La situation est donc claire : si l’on veut céder des biens des collections publiques, il faut d’abord procéder à leur déclassement, ce qui suppose l’accord préalable de la Commission scientifique nationale. Mais l’avis de cette Commission, qui est composée d’un député, d’un sénateur, de représentants de l’État et de personnalités qualifiées est, en pratique, très difficile à obtenir. Il faut ajouter que, selon l’article L 451-7, les biens incorporés dans les collections publiques à la suite de dons ou de legs ne peuvent être déclassés. Or, nombre d’objets africains ont été donnés ou légués aux musées par ceux qui les ont rapportés d’Afrique ou par leurs descendants. Aussi, les auteurs du rapport proposent-ils d’emprunter une autre voie. On aurait pu d’abord songer à recourir aux lois d’exception. C’est cette voie qui a été prise lorsque la France a décidé de rendre à la Nouvelle-Zélande les têtes maories conservées dans les musées français. Le Parlement a adopté une loi2 selon laquelle « à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, les têtes maories conservées par des musées de France cessent de faire partie de leurs collections pour être remises à la Nouvelle-Zélande ». Une autre solution consistait à admettre que certains objets n’ont jamais pu être intégrés aux collections des musées. Tel est le cas, après leur récupération, des milliers d’œuvres d’art pillées chez les particuliers par l’occupant nazi. On évite ainsi que la question du déclassement ne soit posée.
Sculpture dédiée à Gou, Dieu de la guerre
Arrivée au musée d’ethnographie du Trocadéro après la prise du palais d’Abomey par les troupes françaises, en 1894, cette pièce est depuis longtemps réclamée par le Bénin. Elle fait partie des 25 restitutions, symboliques et prioritaires, préconisées par le rapport Savoy-Sarr.
Modifier le code du patrimoine
Mais les auteurs du rapport considèrent que ni l’une, ni l’autre de ces manières de faire ne correspondent au processus de restitution tel qu’ils le conçoivent. Ils préconisent donc une procédure entièrement nouvelle qui requiert une modification du code du patrimoine. Cette procédure reposerait sur des accords bilatéraux de coopération conclus avec les pays anciennement colonisés. Les restitutions devraient être demandées par ces pays. Elles pourraient concerner soit les objets qui ont été acquis sans le consentement libre et éclairé de leurs propriétaires d’origine, nonobstant l’existence ultérieure d’un don ou d’un legs, soit ceux dont les circonstances d’acquisition n’ont pu être établies, mais qui sont complémentaires d’autres objets restitués. Des commissions paritaires d’experts, nommés par les deux parties, vérifieraient que ces conditions sont remplies. Un avis favorable de leur part permettrait la sortie de ces objets des collections des musées français où ils sont conservés. C’est ensuite la personne publique propriétaire des objets en question qui prendrait la décision de les restituer aux pays demandeurs. En outre, des accords de coopération culturelle seraient conclus entre la France et les États africains. Le projet est ambitieux. Mais il n’est pas certain qu’il recueille, en France, l’adhésion enthousiaste des professionnels concernés…
1 Texte du rapport.
2 Loi n° 2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande.
À lire :
Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, coédition Philippe Rey / Seuil, 192 p., 17 €.