L’édito de Jeanne Faton : « Suzanne et les vieillards »

Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923. Huile sur toile, 90 x 116 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges.

Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923. Huile sur toile, 90 x 116 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Jacqueline Hyde / Dist. GrandPalaisRmn

Chère lectrice, cher lecteur,

Dans son livre, et plus précisément dans sa version deutérocanonique (écrite en grec et comprenant des ajouts par rapport aux textes hébraïque et araméen), le prophète Daniel raconte l’histoire de Suzanne, une jeune fille vertueuse et pieuse, qui refuse les avances de deux vieillards malintentionnés.

C’est ce célèbre épisode de la Bible qui inspire à Toulouse-Lautrec le prénom qu’il donne à un très jeune modèle, posant pour des peintres de vingt ou trente ans plus âgés qu’elle, Puvis de Chavannes, Renoir, Henner ou encore Steinlen.

« Elle va mener dès lors dans le monde de la bohème artistique une carrière que la chaste Suzanne biblique et nos plus hautes instances élyséennes auraient pu qualifier de “disruptive”. »

Suzanne Valadon, modèle et artiste

De son vrai prénom Marie-Clémentine, Suzanne Valadon, née en 1865 d’un père inconnu et d’une mère blanchisseuse, arrive avec celle-ci à Paris, à l’âge de 5 ans. Les deux femmes s’installent à Montmartre. Douée pour le dessin, Suzanne s’essaie en vain à l’apprentissage de divers métiers, dont celui d’acrobate de cirque (une mauvaise chute de trapèze l’empêche de poursuivre cette vocation), et devient modèle, à 15 ans à peine. Elle va mener dès lors dans le monde de la bohème artistique une carrière que la chaste Suzanne biblique et nos plus hautes instances élyséennes auraient pu qualifier de « disruptive ».

De modèle, elle devient artiste, au grand dam de Puvis de Chavannes et avec l’appui de Toulouse-Lautrec et de Degas, qui admire ses dessins, les collectionne et l’initie aux techniques de la gravure. Suzanne restera toute sa vie fidèle au peintre, l’aidant à trouver un petit appartement boulevard de Clichy quand, devenu vieux et aveugle, il vit dans la pauvreté.

Suzanne Valadon (1865-1938), Adam et Ève, 1909. Huile sur toile, 162 x 131 cm. Achat de l’État, 1937. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne.

Suzanne Valadon (1865-1938), Adam et Ève, 1909. Huile sur toile, 162 x 131 cm. Achat de l’État, 1937. Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Bertrand Prevost / Dist. GrandPalaisRmn

Peu séduite par la morale bourgeoise, elle multiplie les aventures et accouche, en 1883, d’un fils, Maurice, dont le père n’est pas certain, mais que l’ingénieur catalan Miquel Utrillo finira par reconnaître. Enfin mariée à un agent de change, Paul Moussis, qui lui apporte une sécurité financière, elle le quitte pour un beau jeune homme blond aux yeux bleus, de 21 ans son cadet, André Utter, électricien de son métier, ami de Maurice, qu’elle va initier à la peinture. 

Nudités masculines

Elle le fait poser en tenue d’Adam sur un tableau de 1909 et se représente à ses côtés, en Ève s’apprêtant à croquer la pomme. Quand le tableau est exposé au Salon d’automne de 1920, elle doit ajouter une pudique feuille de vigne, sans doute à la demande des organisateurs. Première femme à oser représenter la nudité masculine, elle avait pourtant déjà récidivé en 1914, dans un grand tableau intitulé Le Lancement du filet, figurant son jeune et athlétique amant dans trois postures différentes ; ce qui lui avait valu le commentaire suivant du critique Arthur Cravan : « (elle) connaît bien les petites recettes, mais simplifier ce n’est pas faire simple, vieille salope ! ». Attaqué pour diffamation, il écrira « Contrairement à mon affirmation, Mme Suzanne Valadon est une vertu ».

Une vertu sans fard, qui se moque du qu’en dira-t-on et ne jure que par la vérité crue de la peinture, comme le montre encore son autoportrait à l’âge de 66 ans ou l’odalisque rhabillée de La Chambre bleue, pied de nez aux vieux messieurs en quête de Vénus nues, lascives et érotiques.

Suzanne Valadon, Le Lancement du filet, 1914. Huile sur toile, 201 x 301 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Nancy.

Suzanne Valadon, Le Lancement du filet, 1914. Huile sur toile, 201 x 301 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Nancy. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Jacqueline Hyde / Dist. GrandPalaisRmn

Les expositions incontournables de ce début d’année

C’est cette « vertu » que présente le Centre Pompidou à Paris, dans une grande exposition consacrée à l’artiste, après celles du Centre Pompidou-Metz en 2023, du musée d’arts de Nantes et de celui de Catalunya à Barcelone – une exposition à ne pas manquer en ce début d’année, tout comme la magistrale rétrospective dédiée au peintre espagnol Jusepe de Ribera, que vous présente ce nouveau numéro de L’Objet d’Art.

Jusepe de Ribera, Vénus et Adonis, 1637. Huile sur toile, 179 × 262 cm. Rome, Galerie Corsini, Gallerie Nazionali di Arte Antica.

Jusepe de Ribera, Vénus et Adonis, 1637. Huile sur toile, 179 × 262 cm. Rome, Galerie Corsini, Gallerie Nazionali di Arte Antica. Photo service de presse. © Gallerie Nazionali di Arte Antica, Barberini / Corsini, Ministero della Cultura

Chère lectrice, cher lecteur, la France brille par la qualité de ses expositions, la variété de ses fromages, de la tomme de Savoie à la tomme de brebis des Pyrénées, l’exemplaire durabilité de ses septuagénaires, toujours prêts aux plus hautes responsabilités politiques, même dans des lieux très précaires tels que Matignon, et le courage de ses artistes femmes !

À l’orée de cette nouvelle année, nous vous souhaitons une excellente lecture de votre Objet d’Art et vous présentons tous nos meilleurs vœux.

À voir :

« Suzanne Valadon », du 15 janvier au 26 mai 2025 au Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou, 75004 Paris. Tél. 01 44 78 12 33. www.centrepompidou.fr

« Ribera. Ténèbres et lumière », du 5 novembre 2024 au 23 février 2025 au Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, avenue Winston Churchill, 75008 Paris. Tél. 01 53 43 40 00. www.petitpalais.paris.fr