Le marbre dans l’Antiquité grecque (3/7). Sculpter : l’expérience grecque de la virtuosité

Idole cycladique aux bras croisés (détail). Variété de Chalandriani, Cycladique ancien II, 2700-2300 avant notre ère. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Tony Querrec
Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée…
Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce

« Aphrodite express » : reconstitution de la chaîne opératoire raccourcie de production de statuettes d’Aphrodite, d’après des fragments inachevés trouvés dans les ateliers hellénistiques de Délos. Tiré de Délos, île sacrée, ville cosmopolite, CNRS Éditions, 1996, p. 106.
Virtuosité technique et sculpture grecque sont toujours allées de pair. Mais comment les artisans sont-ils passés du marbre au chef-d’œuvre ? L’étude soignée de leurs outils et de leurs gestes permet d’entrer dans leurs secrets de fabrication.
Dès l’origine, entre 3200 et le début du IIIe millénaire avant notre ère, les idoles cycladiques, taillées dans le marbre de Kéros, Naxos, Paros ou d’autres îles des Cyclades, ont triomphé de la dureté d’une roche dont la blancheur n’avait d’égale que la dureté.
Genèse d’un miracle grec
L’exploit était d’autant plus remarquable que l’outillage pour en dégager les formes était lui-même en pierre, du moins au début. Il s’agissait moins d’extraire de grands blocs que d’en détacher des éclats avant de les façonner. Nous savons peu de choses des techniques mises en œuvre qui privilégiaient percussion et abrasion. Cette dernière opération, dont les traces s’observent à la surface du marbre, sollicitait la pierre ponce et probablement déjà l’émeri, provenant des carrières de Naxos. Ce fut une vaste ère d’expérimentations, comme les sculpteurs grecs n’ont cessé d’en conduire ensuite.

Idole cycladique aux bras croisés. Variété de Chalandriani, Cycladique ancien II, 2700-2300 avant notre ère. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Tony Querrec
Lire dans les kouroi
Dès le VIIe siècle avant notre ère, les kouroi, ces statues viriles nues monolithiques, rivalisent, par leur colossalité, avec les modèles égyptiens. Le tour de force n’était pas sans risque. Certains, inachevés, gisent encore aujourd’hui, soit dans leur lit de carrière, victimes d’un accident de taille (Naxos, Apollonas) soit brisés en cours de transport (Naxos, Mélanès). On y lit à ciel ouvert les outils, les techniques voire les gestes mis en œuvre. Le pic de carrier témoigne d’un premier dégrossissage : il permet de dégager la forme générale, à grandes masses. Comme le fait la pointe, à échelle réduite, pour des œuvres de taille naturelle ou infra-naturelle. Ces deux outils à percussion lancée (le pic) ou à percussion posée avec percuteur (la pointe) ont accompagné le miracle grec de la sculpture archaïque.
Kouros inachevé de Mélanès (Naxos), demeuré in situ. © Ph. Jockey
Ciseaux droits ou dentés
Ses développements classiques et hellénistiques voient étapes, outils et gestes aller toujours plus avant. Le façonnage, moment décisif où le modelé définitif de la forme est approché, exigeait le recours à des outils de types variés et requérait des gestes plus précis encore. Très vite, l’artiste grec a maîtrisé l’usage du ciseau droit, au tranchant rectiligne, pour l’épannelage, dressant à pans coupés membres et torses. Pour égaliser les arêtes vives laissées par cette opération ou pour préciser le modelé qui va atteindre des sommets de perfection, le plasticien grec recourait aux ciseaux dentés, gradine ou ciseau grain d’orge. Ces interventions ont parfois laissé leurs traces à la surface du marbre, voire leurs morsures quand la main s’est révélée maladroite. Restait une étape ultime, avant que l’application des couleurs ou de la feuille d’or ne dissimulât au regard l’épiderme du marbre, le finissage, accompli par la série des outils à percussion posée sans percuteur. Le ponçage de la surface, à l’émeri, en poudre ou en bloc, était préparé par le passage de la râpe ou de la ripe. Le poli dit « de porcelaine », jugé caractéristique de la période romaine, n’était jamais souhaité par les commanditaires grecs ni, donc, atteint. Il aurait en outre compromis l’adhérence de la couche picturale et de l’assiette dorée.
Imitation idéale du réel
Demeurent deux ultimes témoins de cette virtuosité grecque : le rapiéçage et la taille au foret. Les artistes grecs s’émancipèrent très tôt des contraintes du canon archaïque pétrifié dans le type du kouros : l’idéal mimétique de la création grecque exigeait l’expression libre du mouvement, libérée en outre des contraintes du fond d’une plaque, dans le cas d’un haut-relief. Sculpter à part bras, jambes, mains, voire torses et têtes ou toute autre forme (serpent, queue de cheval, phallus, etc.), c’était relever le défi lancé par la statuaire en bronze qui, dès les premières décennies du Ve siècle avant notre ère (grâce aux chefs-d’œuvre de Polyclète, le célèbre bronzier d’Argos, et grâce à la maîtrise de la technique de la fonte à la cire perdue), plaçait l’imitation idéale du réel au sommet de l’art grec. Une fois taillées à part, les pièces étaient « rapportées » à l’ensemble principal, par des scellements métalliques selon des lignes de joint parfaites et invisibles. La Vénus de Milo nous aurait-elle autant fascinés si son bras droit n’avait pas été scellé à l’origine à hauteur du biceps ?

Apollon « en pièces détachées ». Exemple de scellement sur l’avant-bras droit de la statue polychrome de Délos. L’ajout des couleurs permettait de dissimuler totalement le raccord. © Philippe Collet, Efa
« L’idéal mimétique de la création grecque exigeait l’expression libre du mouvement »
Les as du foret
Un ultime tour de force de la sculpture grecque en marbre tient dans l’usage du foret comme outil taillant et non pas simplement dévolu au perçage… Dégager un personnage du fond d’une plaque sans rompre le marbre par une percussion maladroite, détacher les membres d’une figure au risque de la rupture, refouiller profondément les plis d’un vêtement virevoltant furent quelques-unes des missions imparties au foret, appliqué perpendiculairement à la surface du marbre ou « courant » sur celle-ci, selon un angle plus ou moins prononcé. Les métopes de la tholos de Delphes, au IVe siècle avant notre ère, représentent l’une des illustrations les plus spectaculaires de ces usages du foret taillant.
Les pressions d’une demande toujours plus grande en copies de chefs-d’œuvre classiques, au tournant du Ier siècle avant notre ère, mirent parfois à mal cette virtuosité des sculpteurs classiques… Ainsi une officine délienne privilégia un cycle court de fabrication, économe en gestes et en outils, au prix de l’esthétique et de la solidité (exercices d’apprentis ou accidents de taille) pour la production de ses « Aphrodite express »…
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