L’énigme Jean Goujon (1/2). Les dernières découvertes
Qui était Jean Goujon ? Un architecte novateur certainement, un sculpteur magnifique évidemment, mais on ne sait ni où, ni quand il est né ; et le même mystère entoure sa disparition. L’artiste s’est illustré sur divers chantiers parisiens, tout particulièrement au Louvre, il est aussi l’auteur de la célèbre fontaine des Innocents, qui vient de bénéficier d’une restauration exemplaire et d’une exposition ; puis il partit pour l’Italie où l’on perd sa trace. C’est l’occasion pour L’Objet d’Art de faire le point sur sa vie et son œuvre à l’aune des dernières découvertes.
Après un dernier paiement en septembre 1562, Goujon disparaît de France. Converti à la Réforme, il gagne Bologne (la ville de Primatice). Le témoin d’un procès atteste qu’il l’y a rencontré vers la fin de 1563 et 1564, et qu’il était déjà mort en 1568. A-t-il alors renoué avec les lieux de sa formation ?
Jean Goujon récemment mis à l’honneur
La récente et belle exposition sur la fontaine des Innocents à Paris qui s’est tenue au musée Carnavalet a fait le point sur ce célèbre monument. Ses nymphes fluides, admirablement restaurées, désormais protégées des intempéries, ont retrouvé vie. Après l’exposition « Le renouveau de la Passion », en 2021 au musée de la Renaissance à Écouen, qui a mis à l’honneur les reliefs du jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois, ces deux événements ont replongé le sculpteur dans l’actualité de la scène artistique. Il fait encore rêver. Mais des mystères demeurent.
Les questions en suspens
Où a-t-il appris son art ? A-t-il voyagé en Italie, comme l’a suggéré Nicole Dacos ? Ou en Espagne ? Yves Pauwels a en effet démontré l’importance du rôle de Sagredo dans sa connaissance de l’antique. Comment expliquer ce type de relief unique, aux contours savamment cernés, comme si le dessin primait sur le volume, alors que pourtant celui-ci, sur quelques millimètres d’épaisseur, se complait à de savantes circonvolutions, lignes fluides, chairs pulpeuses, détails sophistiqués qui n’excluent pas une élégante clarté ? L’art du relief en France en a été bouleversé.
Architecte et sculpteur à Rouen
Le nom de Goujon apparaît en 1541 dans des documents à Rouen et le reste jusqu’en octobre 1542, un très court laps de temps. Il se présente d’abord comme dessinateur et peintre, donnant deux projets de tabernacle eucharistique, et un devis de peinture pour des orgues. Puis on le voit œuvrant principalement comme architecte, il sera d’ailleurs « architecte-juré » à Rouen. Il donne des modèles pour des éléments architecturaux destinés à Notre-Dame la Ronde, et est l’un des experts chargés d’évaluer le modèle en bois qui devait servir à édifier une tour en pierre. Il reste de son œuvre rouennaise les deux colonnes corinthiennes isolées, aux chapiteaux et bases de marbre blanc, aux fûts et piédestaux en marbre noir, qui soutiennent toujours les orgues de l’abbatiale Saint-Maclou. Leurs proportions s’inspirent de l’architecture antique, des préceptes de Vitruve. Introduisant ainsi en France les premières colonnes isolées classiques, il se révèle comme un architecte novateur. L’attribution de l’étonnant édicule à colonnes de la « fierte » Saint-Romain, édifié par le chapitre en 1542-1543 pour l’élévation des reliques, pourrait confirmer son rôle. Il est aussi le tailleur de pierre, chargé en 1542 de la tête de la statue priante de Georges II d’Amboise, archevêque de Rouen, placée sur le tombeau du cardinal Georges Ier d’Amboise dans la cathédrale.
Le tombeau de Louis de Brézé
En raison de cette double compétence, on attribue à Goujon le tombeau de Louis de Brézé, grand sénéchal de Normandie, que sa veuve, Diane de Poitiers, fait édifier dans la chapelle de la Vierge de la cathédrale de Rouen. Ici encore le projet architectural est novateur par son arc de triomphe en albâtre et marbre noir à trois étages, soutenus par des colonnes aux ordres superposés, et des cariatides en ronde-bosse. Trois figures représentent le défunt : au plus bas, le gisant, pauvre et nu, d’où émerge la figuration du même, vêtu et à mi-corps, adressant une prière à une statue de Vierge à l’Enfant ; plus haut, Brézé est représenté caracolant à cheval ; un type de figuration connu en Italie, mais insolite en France. Au sommet, une figure féminine porte des significations multiples et mystérieuses : assise sur un buisson d’épines telle la Patience, elle tient l’épée de la Justice, alors que le mors dans la bouche évoque la Tempérance, et le serpent dans sa main la Prudence. Plus traditionnelles sont les statues de la Vierge à l’Enfant et de la veuve agenouillée qui veillent le défunt.
Un possible collaborateur
Les nombreuses références à l’antique, dans le vocabulaire ornemental, dans les Renommées des écoinçons, dans les colonnes ou les cariatides, ou encore la statue équestre renvoient à la connaissance de l’Italie. Goujon étant présent à Rouen à l’époque de ce chantier, il aurait été le concepteur du modèle, le directeur des travaux, voire l’entrepreneur. Mais on ne décèle pas de rapport stylistique avec ses sculptures postérieures. Goujon a pu diriger d’autres sculpteurs. On a en particulier relevé le nom de Nicolas Quesnel, « tailleur d’images », qui a collaboré sur les mêmes chantiers.
Le jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois
Quittant Rouen pour Paris, Goujon signe le 12 janvier 1544 un marché avec les marguilliers de Saint-Germain-l’Auxerrois pour les reliefs en pierre du garde-corps de leur nouveau jubé. Le travail s’achèvera un an plus tard. Pierre Lescot, abbé de Clagny, noble érudit, alors au début de sa carrière, en est le concepteur, auteur du dessin préparatoire et directeur des travaux. Rompant avec l’esthétique des jubés gothiques, Lescot confie à Goujon la part la plus ambitieuse de ce nouvel arc de triomphe, les reliefs de la balustrade. Au centre, la déploration du Christ est sculptée sur une pierre fine ; sur les côtés, quatre petits reliefs figurent les évangélistes accompagnés de leurs attributs. Le sculpteur y montre pour la première fois une technique toute personnelle, incisant une fine ligne pour cerner les figures, modulant les chairs, diversifiant les drapés fins, plissés, complexes, agités de mouvements géométriques.
« L’italianisme, qui alors domine à la cour […], a exercé sa fascination sur Lescot et Goujon, lequel garde cependant son propre langage dans l’exécution […]. »
Des modèles italiens
L’invention a été soutenue par la connaissance de modèles italiens. La position d’un personnage de la Déploration est analogue à l’un de ceux de la composition peinte sur le même thème par Rosso Fiorentino ; le corps du Christ s’apparente à une composition de Girolamo Francesco Mazzola dit le Parmesan ; les évangélistes manifestent une parenté avec des gravures d’Agostino Veneziano. L’italianisme, qui alors domine à la cour avec Rosso puis Primatice, a exercé sa fascination sur Lescot et Goujon, lequel garde cependant son propre langage dans l’exécution : le refus de la perspective picturale, la subtilité des plans successifs dans une très fine matière. La dorure, qui à l’origine recouvrait les seuls personnages comme l’a démontré Guillaume Fonkenell, devait encore renforcer l’illusion des volumes.
L’architecte du connétable Anne de Montmorency
Vers la même époque, Goujon exécute les principaux bois gravés qui illustrent la traduction du traité de Vitruve par Jean Martin, publiée en 1547. Dans sa préface, Jean Martin qualifie Goujon de « n’aguères architecte de Monseigneur le connétable [de Montmorency] et maintenant » du roi, alors que dans l’adresse au lecteur Goujon se présente comme « studieux d’architecture ». Il travaille donc sur le chantier du château d’Écouen, embelli par Anne de Montmorency dans les années 1539-1545. On remarque en effet que le style des figures de victoires, inscrites dans les écoinçons du portail d’axe dans la cour, n’est pas étranger à ses compositions, reprenant un motif antique fréquent sur les arcs de triomphe. Du portique d’entrée du château, détruit après la Révolution, proviennent aussi des petits reliefs proches de ses compositions. On s’interroge encore sur l’autel de la chapelle remonté à Chantilly. Comme à Rouen, la responsabilité de Goujon semble être celle d’un « ymaginier architecteur », dessinateur et donneur de modèle, peut-être mal compris, en retrait qualitativement par rapport aux œuvres dans lesquelles on croit reconnaître sa main.
Un sculpteur parisien
Dans les mêmes années, il participe avec Jean Cousin et Charles Dorigny à la construction des architectures éphémères qui ponctuent le trajet de l’entrée royale d’Henri II à Paris, en 1549, depuis Saint-Denis jusqu’à la Cité. Il dessine certains bois gravés du livre souvenir de l’événement, dont celui de la fontaine du Ponceau, un petit édicule carré qu’il aurait construit. On lui attribue encore les petits panneaux en bois des douze figures des mois qui ornaient la salle du Zodiaque dans l’hôtel de ville. S’ils ont été détruits dans l’incendie de 1871, ils sont connus par des moulages.
Le décor de l’hôtel de Ligneris
Il a peut-être donné des modèles pour le décor sculpté de l’hôtel de Ligneris (actuel musée Carnavalet), dont le marché de travaux de maçonnerie date de juin 1548 et que l’historien du XVIIe siècle Henri Sauval attribue à Pierre Lescot. Aurait-il ici collaboré avec Goujon ? On y voit aux clefs des arcs d’entrée de fines figures de la Fortune et de la Justice qui offrent le canon, le style et l’élégance des sculptures dessinées ou dirigées par Goujon. On peut aussi s’interroger sur le style de grandes allégories des Saisons dans la cour.
Sculptures funéraires
Goujon cultive aussi la sculpture funéraire comme l’a démontré Guy-Michel Leproux. Il est responsable, en 1555-1556, du tombeau, disparu, de Louise de Mailly, abbesse à Caen, puis, en 1560, de la dalle funéraire d’André Blondel de Rocquencourt, conservée au Louvre. Cette fine plaque de bronze montre le défunt endormi, au corp nu athlétique enveloppé des plis de son suaire.
Le sculpteur du palais du Louvre
À partir de 1546, Pierre Lescot édifie au Louvre une aile, commandée par François Ier et qu’Henri II fait poursuivre avec constance et passion. Elle s’insère avec une totale nouveauté dans cet ancien château médiéval. Lescot fait appel à Goujon après le succès du jubé. Le sculpteur commence en 1548 par les reliefs de l’oculus central, encadré par deux souples allégories féminines. Leur iconographie est d’interprétation difficile, malgré leurs attributs multiples, globe, cimeterre, triple couronne, palmes… Sur un fond lisse, les figures occupent tout l’espace et se coulent dans la forme architecturale, selon une horreur du vide qui privilégie le relief en négligeant la perspective.
Le 9 décembre 1549, Goujon s’engage à tailler quatre autres figures en bas-relief pour les deux oculi des avant-corps latéraux, sur le modèle du premier. D’un côté, la Victoire tient une palme et une couronne de lauriers, et la Renommée embouche sa trompette ; de l’autre, une seconde Victoire tend une couronne à l’Histoire qui écrit sur une tablette. La finesse du relief, le jeu des courbes, les drapés et la linéarité du dessin sont dans la même manière qu’au jubé.
Les cariatides de la salle de bal
Pierre Lescot confie à Goujon, en 1550, l’exécution des quatre célèbres cariatides qui soutiennent le portique de la salle de bal. Selon une trouvaille de Jean Guillaume, Goujon est bien l’auteur de leur modèle. L’apparence de ces femmes-colonnes évoque celles que Goujon a dessinées pour illustrer le Vitruve de Jean Martin. Strictement frontales, elles semblent pétrifiées dans leur fonction de colonnes. Pourtant elles esquissent un léger mouvement, une jambe s’avance et bouscule légèrement l’ordre des drapés. Les formes charnelles de leur corps se devinent. L’année suivante, Goujon reçoit le marché de la cheminée de la salle, ornée de grandes figures, qui s’inscrivent dans le même style. En 1552, Lescot confie à Goujon l’ornement des fenêtres et de la frise de la façade. Un vocabulaire fait de satyres, de têtes de Diane, d’enfants tenant des guirlandes, de H et de croissants de lune, constitue un décor tapissant.
« Pierre Lescot confie à Goujon, en 1550, l’exécution des quatre célèbres cariatides qui soutiennent le portique de la salle de bal. […] Strictement frontales, elles semblent pétrifiées dans leur fonction de colonnes. Pourtant elles esquissent un léger mouvement, une jambe s’avance et bouscule légèrement l’ordre des drapés. »
L’iconographie royale
Puis Goujon reçoit la responsabilité de toute la sculpture, tant ornementale que figurative des parties hautes. Le marché de 1553 définit un gigantesque espace réservé à l’iconographie royale, dont l’exécution se poursuit jusqu’en 1556. L’iconographie en est encore complexe. Dans la volonté d’exalter la « vertu » royale, le thème d’une harmonie universelle, dont le souverain est le garant, semble sous-jacent. Au centre, les armoiries royales, qui sont encadrées par Mars et Bellone, dominant des captifs, exaltent la puissance guerrière du roi. Dans les autres avant-corps, l’Abondance s’accompagne de figures représentant l’Eau, les Moissons, la Vigne et les Bois, alors que de l’autre côté, la Science ou la Connaissance du monde sensible domine de grands personnages illustrant la vie de l’esprit.
De 1558 à 1562, Goujon est encore rémunéré sur le chantier du Louvre. Il aurait pu diriger les travaux des deux premières travées de l’aile méridionale, dont les avant-corps illustrent la devise de Charles IX, Justice et Piété. Les fortes figures des parties hautes des façades ne présentent pas la qualité d’exécution reconnue au jubé et aux oculi. Goujon a sans doute été seulement le dessinateur et l’entrepreneur mais non le sculpteur. Bras droit de Pierre Lescot qui dirige les chantiers de Saint-Germain-l’Auxerrois et du Louvre, Goujon lui a peut-être suggéré la valeur d’un décor sculpté, se réservant de ciseler les figures des oculi.
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