Quand les fous envahissent le Louvre (2/9). Le fou, créature de Dieu ou pécheur ?
Dans la Bible et les récits hagiographiques, les figures de « fous » abondent, renvoyant à des réalités plus que diverses, opposées. Est d’abord fou celui qui, possédé, nie Dieu ou qui se trouve plongé dans la démence pour s’être dressé contre lui. Mais que dire de celui dont la raison paraît chavirer parce qu’il lui voue un amour total, exclusif ?
L’âpre tradition vétéro-testamentaire n’éprouve nulle commisération pour les déments. La civilisation grecque avait, notamment, envisagé la folie comme une maladie (guérissable) de l’âme. Dans l’Ancien Testament, le fou est d’abord un impie, et la démence qui le frappe, le châtiment divin du péché. C’est contre l’Éternel que s’enflamme le cœur corrompu du fou et cette faute, irrémissible, apparaît sans remède. Néfaste pour lui-même, le fou est aussi funeste pour les autres, pour lesquels il représente un péril majeur : « Rencontre une ourse privée de ses petits / Plutôt qu’un insensé pendant sa folie », prévient le livre des Proverbes (XVII, 12). Le fou dans l’Ancien Testament est – fondamentalement – celui qui a perdu ce qui lui a été confié de plus précieux : la vertu et la foi, qui sont les dons d’un Dieu vindicatif.
« Que nul ne s’abuse lui-même : si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage. »
Saint Paul, Épître aux Corinthiens, 3, 18.
Punition divine
Le châtiment peut s’abattre aussi bien individuellement sur celui qui a oublié ou méprisé Dieu que collectivement sur un peuple oublieux de son élection. Dans le Deutéronome (XXVIII, 28), Moïse met en garde les Hébreux. S’ils sont infidèles, ils seront frappés de folie, de cécité et de stupeur. La folie comme punition divine s’étend, à l’occasion, sur un personnage insigne, ce qui confère alors au châtiment un caractère d’exemplarité. Tel est le cas du souverain et conquérant babylonien que l’Ancien Testament appelle Nabuchodonosor, lequel est réputé avoir détruit le Temple de Jérusalem. L’Éternel ploie son orgueil en le réduisant à l’état animal, pendant sept ans, jusqu’à ce que la raison lui revienne : « Il fut chassé du milieu des hommes, il mangea de l’herbe comme les bœufs, son corps fut trempé de la rosée du ciel ; jusqu’à ce que ses cheveux crussent comme les plumes des aigles, et ses ongles comme ceux des oiseaux » (Daniel, IV, 33). Le personnage bénéficie d’une solide fortune figurative, ce qu’illustre, modestement, un vitrail flamand de la Renaissance présenté dans l’exposition du Louvre. L’iconographie de Nabuchodonosor apparaît toutefois bien moins riche que celle d’un autre roi au sort pitoyable, juif celui-ci, Saül.
« L’homme sans Dieu » du Psaume 52
« L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! Ils se sont corrompus, ils ont commis des iniquités abominables ; il n’en est aucun qui fasse le bien. » (Ps. 52 [53]) Dans les Psaumes attribués par la tradition juive et chrétienne au roi David, la stigmatisation du dément, identifié à l’incroyant, est radicale (soulignons ici la réversibilité de la proposition théologique : l’insensé est l’homme sans Dieu comme l’homme qui nie Dieu est un insensé). Le psaume 52 ou 531 inspira une ample tradition figurative dans le livre enluminé médiéval qui s’attacha à représenter un insensé sous les traits d’un forcené fréquemment doté d’un casse-tête. Ce dernier apparaît souvent logé à l’étroit dans la lettrine pour le D qui ouvre le psaume en latin (Dixit insipiens…). Parfois il bénéficie de plus d’espace pour divaguer, comme chez Jacquemart de Hesdin, enlumineur ayant œuvré pour le grand prince bibliophile que fut le duc Jean de Berry. Le furieux évoqué par le texte biblique peut être vêtu de la tenue grotesque des fous des cours princières ou, plus souvent, de haillons. Dans tous les cas, vivant aux dépens du peuple de Dieu (« Ils dévorent mon peuple, ils le prennent pour nourriture ; / Ils n’invoquent point Dieu »), il apparaît détestable. Pour ces réprouvés, point de rémission ni d’amendement, et le psaume de menacer, dans son avant dernier verset : « Alors ils trembleront d’épouvante, sans qu’il y ait sujet d’épouvante / et Dieu dispersera leurs os. »
1 Il existe un décalage entre la Bible hébraïque, la Septante grecque et la Vulgate latine.
Un roi biblique « fou » : Saül
Figure inaugurale de la royauté biblique (il est le tout premier roi des Israélites), Saül est le modèle tragique du souverain délaissé par Dieu pour n’avoir pas été assez obéissant à ses directives implacables (et sanguinaires, en l’occurrence) : « L’esprit de l’Éternel se retira de Saül, qui fut agité par un mauvais esprit venant de l’Éternel » (Premier Livre de Samuel, XVI, 14). Seul un jeune berger joueur de lyre ou de cithare, promis à un plus grand destin que lui, parvient à soulager le roi de ses terreurs par sa musique, ce que montre Rembrandt dans un climat tout oriental (l’attribution au maître hollandais du tableau, longtemps incertaine, paraît assurée aujourd’hui).
Le succès de David contre les Philistins et leur effroyable champion Goliath, preuve de l’élection divine, la grande popularité acquise par le jeune héros excitent bientôt la jalousie de Saül, dont l’hostilité ira croissant envers ce rival. Assailli par le « mauvais esprit » qui le tourmente, en état de délire, il a la tentation d’occire David (une première fois) avec sa lance, moment que représente le Guerchin, en Italie, au milieu des années 1640, avec sa grandeur de dramaturge habituelle. Le rôle de la folie dans l’histoire de Saül, qui, battu par les Philistins, finira par se passer l’épée à travers le corps pour ne pas tomber entre leurs mains, et en particulier dans la rivalité qui l’oppose à David présente maints aspects intéressants, qu’il s’agisse du rôle apaisant prêté à la musique ou de l’attitude de David lui-même qui, ayant trouvé refuge chez ses ennemis, simulera, à son tour, la folie, tambourinant et laissant « couler sa salive sur sa barbe » (1 Samuel, XXI, 13).
Le tournant du christianisme
Le Nouveau Testament redéfinit la folie comme châtiment irrémissible du péché : à travers son action rédemptrice universelle, le Christ lui-même dans les Évangiles (et de nombreux saints à sa suite) guérit les déments en bannissant moins des esprits envoyés par un Dieu vengeur que les démons qui les tourmentent. La tension entre le Père et le ministère du Fils apparaît patente ici. La célèbre formule de l’Évangile selon Matthieu, « Heureux les simples d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient » (V, 3), a souvent été comprise comme la promesse d’un accès facilité au paradis pour les « innocents » dont l’esprit était altéré. En vérité le texte évangélique, qui parle plutôt de « pauvres en esprit », doit être compris autrement (dans son Bloc Notes [1954], Mauriac maugrée à ce propos : « Que Dieu préfère les imbéciles, c’est un bruit que les imbéciles font courir depuis dix-neuf siècles… »), mais qu’importe. C’est le poids de la réception commune, séculaire, du message qu’il faut souligner. Le christianisme primitif ne craindra d’ailleurs pas de se vêtir du manteau de la « folie », vraie sagesse opposée à la « sagesse » mondaine, vraie folie, sous la plume de saint Paul (Première épître aux Corinthiens). Érasme reprendra à son compte cette thèse théologique paradoxale, au début du XVIe siècle, dans son Éloge de la folie.
La « folie de Dieu » des saints ermites
Les premières communautés chrétiennes, travaillées par un fort climat d’attente et de crainte eschatologiques dans l’Antiquité tardive, témoignèrent d’une ferveur radicale présentant certains aspects que nous ne manquerions pas aujourd’hui d’identifier comme névrotiques, sinon pathologiques. C’est notamment le cas chez les anachorètes retranchés dans les déserts de la Thébaïde, dans l’Égypte méridionale, où ils s’adonnaient à une ascèse forcenée et à d’inquiétantes mortifications (que l’on désigne sous le terme de macérations). Le profil de ces anachorètes, plus ou moins légendaires, initiateurs du premier monachisme chrétien, offre un ensemble de typologies plus excentriques les unes que les autres, évoquant parfois les gymnosophistes de l’Inde. L’un des plus poétiques, mais pas le moins inquiétant relativement à sa santé mentale, est saint Siméon « le Stylite » (Ve siècle), qui vécut, dit-on, quelque quarante ans au sommet d’une haute colonne en Syrie. Siméon serait mort en position de prière, ce dont ses fidèles ne se rendirent compte que deux jours après sa mort. Les pèlerins lui apportaient de quoi subsister dans un panier qu’il hissait au moyen d’une corde, ainsi qu’on peut le voir dans l’interprétation qu’en donne l’orientaliste américain Elihu Vedder au début du siècle dernier.
Une solitude et un ennui délétères
Les fondateurs du monachisme communautaire, si crucial pour la période médiévale, prirent conscience du caractère délétère d’une solitude hallucinée et d’un temps qui s’étirait, indéfini, jusqu’au désespoir et que ne venait rythmer aucun labeur. Le propre de la temporalité monastique, contrairement au temps érémitique, est d’être réglée au dernier degré, notamment pour lutter contre ce que les théologiens identifièrent comme le « démon de midi » et contre ce redoutable mal de l’âme qui se cristallise par l’ennui, la torpeur et le dégoût de soi et de tout : l’acédie (acedia), qui a beaucoup à voir avec la melankholía, la maladie humorale de la bile noire dans la tradition classique grecque. « Saint patron des mélancoliques » et l’un des fondateurs prestigieux de la tradition érémitique dans l’Égypte du IVe siècle, saint Antoine « le Grand » et la riche tradition figurative qu’il inspira (ici sous les pinceaux experts de Jérôme Bosch) offriraient matière à une lecture entièrement psychiatrique. Qu’il s’agisse de l’abattement morbide, sorte d’exil intérieur dont témoigne Antoine dans nombre de représentations, ou de ses fameuses « tentations » qui mobilisent des mécanismes hallucinatoires (tout en traduisant évidemment un rapport névrotique au corps, à la femme et à la sexualité), la frontière entre la dévotion anachorétique et la folie apparaît décidément fort mince. L’une n’est jamais que le revers de l’autre.
La « sainte folie » de saint François
« Depuis ce temps-là, mes frères, la folie est devenue une qualité honorable ; et l’apôtre saint Paul a publié de la part de Dieu cet édit que j’ai récité dans mon texte : « Si quelqu’un veut être sage, il faut nécessairement qu’il soit fou : Stultus fiat, ut sit sapiens [Saint Paul, Cor, 3, 18]. » C’est pourquoi ne vous étonnez pas si, ayant entrepris aujourd’hui le panégyrique de saint François, je ne fais autre chose que vous montrer sa folie, beaucoup plus estimable que toute la prudence du monde. » La coalescence la plus réussie de la folie et de la sainteté réside probablement dans cette réitération médiévale du Christ qu’est saint François d’Assise, loué ici avec fougue par le jeune Bossuet (Panégyrique de saint François d’Assise, 1655). Approchant dangereusement l’hérésie, magnifiquement excentrique, François, à l’instar du Christ, manifeste au début du XIIIe siècle tout à la fois un parfait dédain pour les normes et valeurs mondaines (honneurs, richesse qu’il délaisse pour la pauvreté) et un élan de fraternité avec les phénomènes de la nature, les éléments (« frère soleil », « sœur lune », « frère vent », « sœur eau » [Cantique dit « des créatures »]), et au-delà avec toutes les créatures vivantes. Ce sentiment d’appartenance à la même essence le conduit, comme on sait, à prêcher aux plus humbles animaux, fidèle en cela aux Psaumes (104, 148) louant, dans tous ses aspects, la splendeur de la création.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.