Quand les fous envahissent le Louvre (6/9). Le triomphe de la folie à la Renaissance

Le Fils prodigue chez les courtisanes (détail), Pays-Bas méridionaux, vers 1545. Huile sur bois, 89 x 130 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Le Fils prodigue chez les courtisanes (détail), Pays-Bas méridionaux, vers 1545. Huile sur bois, 89 x 130 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

La Renaissance correspond à l’acmé du thème de la folie en Europe. Aboutant la culture des élites et celle du peuple, le fou envahit alors le monde des lettres aussi bien que celui de la figuration. À la dénonciation morose de la folie humaine se mêle l’irréfrénable appétit d’amusement d’une époque caractérisée par son exubérante vitalité.

L’aube de la période moderne hérite du foisonnement culturel du Moyen Âge tardif un large répertoire à la fois formel et littéraire autour du personnage ambivalent du fou. Figure appréciée pour sa fantaisie transgressive, son exubérance ou repoussoir inquiétant, le fou va s’imposer comme un motif récurrent pour les lettrés et les artistes de la Renaissance. Soulignons d’emblée la dissociation, complète ou presque, entre la terrible réalité de la maladie mentale « prise en charge », de manière marginale, par les hospices et hôtels-Dieu qui se développèrent aux XIIe et XIIIe siècles en Occident et la représentation humaniste, livresque ou figurative de la Folie.

« Figure appréciée pour sa fantaisie transgressive, son exubérance ou repoussoir inquiétant, le fou va s’imposer comme un motif récurrent pour les lettrés et les artistes de la Renaissance. »

En dépit d’un début de spécialisation (comptant peu de lits, les « maisons de fous » ou « des Innocents » se multiplient autour du XVe siècle), les hôpitaux étaient très démunis face à la démence. Les soignants étaient surtout tributaires de la pharmacopée antique (calmants, toniques parfois « sternutatoires », évacuants et autres émétiques) pour traiter des malades dont les afflictions se trouvaient elles-mêmes souvent catégorisées d’après l’héritage hippocratique et galénique, notamment la théorie des humeurs (sang, phlegme, bile jaune, bile noire) dont le dérèglement était réputé produire une partie des troubles identifiés : mélancolie, léthargie, manie, épilepsie, etc. Médecin, Rabelais fera une plaisanterie d’un émétique fameux, l’ellébore (remis à l’honneur par l’hellénomanie ambiante), que son confrère, Maistre Théodore, administre au jeune Gargantua – en purge « canonique » –, ce qui a pour effet de lui nettoyer « toute l’altération et perverse habitude du cerveau » (Gargantua, 1534 [éd. 1542]).

La Nef des fous de Sebastian Brant

Avant l’Éloge de la Folie d’Érasme, l’humaniste strasbourgeois Sebastian Brant publia à Bâle en 1494 sa Nef des fous (Das Narrenschiff), qui fut aussi un spectaculaire succès de librairie. Les deux ouvrages ont en commun de mettre les rieurs de leur côté en présentant une kyrielle de maniaques et d’aliénés méritant bien leur place à bord du navire métaphorique des fous, la fameuse nef de Brant. Fondamentalement, le propos s’inscrit dans un projet pédagogique défini dès l’Antiquité par les auteurs comiques et les féroces satiristes romains comme Horace ou Juvénal : corriger les mœurs en ridiculisant les vices individuels et les travers collectifs. Il participe aussi d’un autre idéal antique, se connaître soi-même (le fou est, par excellence, celui qui ne se connaît pas), mais c’est surtout la perspective religieuse d’une conversion à la foi et aux vertus chrétiennes du pécheur, insensé méconnaissant Dieu, qui domine ici. Le succès du livre de Brant s’explique sans doute par le fait qu’il fut écrit originellement en langue vulgaire (l’allemand), mais il tient surtout aux illustrations truculentes qui l’ornèrent dès l’édition bâloise de 1494 (le jeune Albrecht Dürer passe pour en avoir réalisé une partie), puis dans les nombreuses éditions et adaptations du texte en langues vulgaires et en latin qui parurent en Europe jusqu’au XVIIe siècle. Le caractère à la fois percutant et divertissant de ces images ne doit pas tromper sur le ton morose et l’esprit pessimiste d’un ouvrage qui décrit, comme nombre d’écrits satiriques foncièrement misanthropes, un monde corrompu et livré aux agissements les plus insensés. Le livre de Brant, à la fois novateur et ancré dans le Moyen Âge, n’en constitue pas moins un important jalon dans l’essor d’une littérature et surtout d’une iconographie de la folie qui se révéleront foisonnantes à la Renaissance.

Albrecht Dürer (attr. à), Le Fou éteignant l’incendie de la maison de son voisin plutôt que celui qui dévore sa propre maison, illustration tirée d’une édition latine de Das Narrenschiff (La Nef de fous) de Sebastian Brant, Johann Bergmann (éd.), Bâle, 1497. Gravure sur bois, ouvrage in-4. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Albrecht Dürer (attr. à), Le Fou éteignant l’incendie de la maison de son voisin plutôt que celui qui dévore sa propre maison, illustration tirée d’une édition latine de Das Narrenschiff (La Nef de fous) de Sebastian Brant, Johann Bergmann (éd.), Bâle, 1497. Gravure sur bois, ouvrage in-4. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

La modernité d’Érasme

Il y a donc loin du traitement effectif des « fous » – qui implique aussi tout un arsenal unissant la superstition (l’accomplissement de pèlerinages) à la barbarie (entraves, bains forcés, saignées, coups de fouet, de verges « thérapeutiques », cautères, trépanations) – au thème culturel de la folie qui connaît, au tournant du XVe siècle, un large succès. Les grands artisans de ce regain relèvent de la sphère humaniste, tels le Strasbourgeois Sebastian Brant et Érasme de Rotterdam, auteurs de deux bestsellers : La Nef des fous et l’Éloge de la Folie. Toutefois les deux lettrés, au-delà de ce qui les unit, présentent des dissemblances fondamentales. Avant Érasme et son esprit subtil et mordant, le thème du fou et de la folie avait jusqu’alors surtout concerné le monde urbain carnavalesque et les cours de l’Europe septentrionale. Faussement subversif, il validait, en vérité, la normalité dont il n’était que l’envers grotesque. L’Éloge érasmien, son universalisme érudit, sa personnification pétulante de Moria, la Folie incarnée, fit durablement de cette dernière un acteur de la culture européenne en usant d’un procédé littéraire remontant à l’Antiquité chrétienne1.

Lucas de Leyde, La Tireuse de cartes, avant 1510. Huile sur bois, 23,5 x 34,8 cm. Paris, musée du Louvre.

Lucas de Leyde, La Tireuse de cartes, avant 1510. Huile sur bois, 23,5 x 34,8 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – A. Didierjean

Pérennité du legs érasmien

La pérennité de ce legs sera considérable. Séduisant et extravagant, le personnage de la Folie dans l’opéra de Jean-Philippe Rameau Platée (1745), avec ses airs à la fois délirants et sublimes, est ainsi une descendante rococo de Moria. La traduction de la finesse érasmienne dans les arts figuratifs (lesquels intéressaient fort peu l’homme de lettres dont tout l’univers était livresque) est une question délicate pour l’historien de l’art. Précédant la publication de l’Éloge de la Folie, la satire de la folie divinatoire dans La Tireuse de cartes de Lucas de Leyde est, certes, déjà érasmienne dans l’esprit. Il en va de même de la critique de l’union « mal assortie » (Coniugium impar) d’un vieillard lubrique et d’une jeune femme vénale représentés par un artiste anonyme hypothétiquement établi à Anvers : le Maître du Fils prodigue2. Érasme en effet, dans son Éloge et surtout ses Colloquia, cingla les amoureux caducs motivés par un désir dépravé. Toutefois, la présence « incriminante », dans les deux tableaux, d’un fou que l’on reconnaît à sa tenue conventionnelle semble relever d’un moment satirique « pré-érasmien ». Elle procède moins de l’Éloge que des éditions illustrées de la Nef des fous de Brant et surtout de tout un répertoire unissant des spectacles théâtraux (les sotties), la « fête des Fous » et l’univers carnavalesque où tintinnabulent, sans retenue, les grelots des fous dans la culture urbaine du temps.

Maître du Fils prodigue, Le Vieillard amoureux, deuxième tiers du XVIe siècle. Huile sur bois, 73 x 102,5 cm. Douai, musée de la Chartreuse.

Maître du Fils prodigue, Le Vieillard amoureux, deuxième tiers du XVIe siècle. Huile sur bois, 73 x 102,5 cm. Douai, musée de la Chartreuse. © Bridgeman Images

Quand Érasme fait l’éloge de la folie

Le fin portrait d’Érasme, capté ici par le génie pénétrant de Hans Holbein le Jeune, est un peu celui de l’humanisme, dont le Rotterdamois conquit le titre de « prince ». Œuvre emblématique d’Érasme devant la postérité (ce pilier de l’humanisme chrétien n’eût cependant pas validé ce choix), l’Éloge de la Folie, publié pour la première fois à Paris en 1511, est une satire vive, efficace, qui compte parmi les plus grands succès de librairie de la Renaissance. Dédié à l’Anglais Thomas More, futur auteur d’Utopia (le titre grec de l’ouvrage, Morias enkómion, peut aussi être compris comme « l’éloge de More »), le livre, jalon érudit entre l’ironie sceptique de Lucien de Samosate au IIe siècle et l’esprit railleur d’un Voltaire si typique des Lumières, consiste en un éloge feint de la Folie personnifiée en déesse excentrique plaidant sa cause avec éloquence. Maîtresse du monde (en dépit de sa déplorable réputation « même chez les plus fous »), ordonnatrice de ses turpitudes, la Folie, à travers son éloge paradoxal, permet à Érasme de faire la critique acerbe de ses nombreux otages consentants. Le tableau, plus ou moins risqué en ce début de XVIe siècle, des vices, tares et abus des contemporains, qu’ils soient laïcs ou clercs, conduit finalement à une apologie des vérités de la foi chrétienne et une exhortation du lecteur à la conversion. La distance ironique d’Érasme l’inscrit cependant dans une modernité qui renvoie son devancier Brant (voir p. 28) à son archaïsme. L’auteur de l’Éloge a en effet compris que les utopies de la Folie, ses illusions et ses marottes, constituent un indispensable viatique pour une humanité claudicante, irrémédiablement faillible. Les deux humanistes ont cependant en commun d’être in fine les apologistes de cette « Folie de la croix » d’origine paulinienne (voir p. 20-21) qui conduit aux confins de la mystique chrétienne, ainsi que l’a jadis relevé Jean-Claude Margolin, éminent connaisseur de l’œuvre érasmienne.

Hans Holbein le Jeune, Portrait d’Érasme écrivant, 1528. Huile sur bois, 43 x 33 cm. Paris, musée du Louvre.

Hans Holbein le Jeune, Portrait d’Érasme écrivant, 1528. Huile sur bois, 43 x 33 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado

Eros melancholicus

La conjonction de l’érotomanie, de l’antiquomanie de la Renaissance et de l’autorité – à première vue paradoxale – du legs médiéval contribuèrent à placer spécifiquement la maladie d’amour au centre des préoccupations de la période. Il s’agit d’abord de morigéner la « folie d’amour ». Nous avons déjà rencontré le fou propagateur de la luxure, dont l’inquiétant profil se trouve dans nombre d’œuvres que l’on qualifiera d’aporétiques, en ce qu’elles présentent au public de manière désirable une réalité transgressive qu’elles prétendent condamner… Les visiteurs du Louvre pourront notamment admirer une belle épreuve d’une gravure, emblématique du thème, due elle aussi à Lucas de Leyde, et provenant de la collection Edmond de Rothschild.

Lucas de Leyde, Un fou et une jeune femme, 1520. Eau-forte et burin, 1er état, 25,5 x 21,3 cm. Paris, musée du Louvre.

Lucas de Leyde, Un fou et une jeune femme, 1520. Eau-forte et burin, 1er état, 25,5 x 21,3 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle

La parabole du Fils prodigue

Paradoxale, cette réalité artistique se rencontre fréquemment dans la traduction figurative de la parabole évangélique du Fils prodigue, figure du dépravé qui va au bout de la déchéance avant de confirmer l’amour inconditionnel du père – théologiquement, du Père – pour ce fils perdu, ce qui est le sens ultime de la parabole christique relatée par saint Luc (15, 11-32). La dilapidation de sa fortune par ce fils qui succombe à toutes les passions corporelles donne lieu, dans l’Europe du Nord surtout, à une iconographie de sybarite en joyeuse compagnie. La présence du fou, comme dans le tableau du musée Carnavalet, explicite le caractère frelaté des transports du (anti)-héros de la parabole, mais elle ne dissipe pas l’aporie fondamentale de ces représentations profanes célèbrant des plaisirs sensuels – courtisanes, bonne chère, abondance de vin et de musique – qu’elles feignent de fustiger.

Le Fils prodigue chez les courtisanes, Pays-Bas méridionaux, vers 1545. Huile sur bois, 89 x 130 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Le Fils prodigue chez les courtisanes, Pays-Bas méridionaux, vers 1545. Huile sur bois, 89 x 130 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Roland furieux

Qu’on l’appelle alors « rage d’amour » ou « folie amoureuse », l’importance de la mélancolie érotique au cours de la Renaissance doit beaucoup à la perpétuation du roman courtois. On a vu que le type du « fou d’amour » y était un lieu commun. L’anachronisme des valeurs chevaleresques apparaissait, cependant, de plus en plus flagrant. Merveille de réitération d’un récit épique d’inspiration à la fois classique et médiévale, les quarante-six chants de l’Orlando furioso (Roland furieux, 1516 [1532]) de Ludovico Ariosto, l’Arioste, traduisent vis-à-vis du matériau une distance ironique, proprement moderne, qui ne sacrifie pas l’épopée, mais la subvertit considérablement. On ne résumera pas ici l’intrigue, foisonnante, du poème. Le personnage insaisissable d’Angelica, affolante princesse chinoise (elle vient du Cathay, autrement dit de la Lune où un personnage, Astolfo, finit d’ailleurs par se rendre), y est le ferment d’une folie amoureuse dont la principale victime est le paladin Roland. Dédaigné par Angelica au profit d’un sous-fifre de l’armée sarrasine, Medoro, Orlando bascule dans une folie furieuse qui le fait errer, nu et réduit à l’état animal (mais toujours capable d’invraisemblables exploits).

Battista Dossi, Combat de Roland contre Rodomont, 1527-30. Huile et tempera sur toile, 81 x 134,5 cm. Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art.

Battista Dossi, Combat de Roland contre Rodomont, 1527-30. Huile et tempera sur toile, 81 x 134,5 cm. Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art. Photo Wadsworth Atheneum – A. Phillips

La folie donquichottesque

À la fin de la période, en Espagne, Miguel de Cervantes, dans un autre chef-d’œuvre absolu, à la fois férocement parodique et invinciblement poétique, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605-1615), achèvera – dans toutes les acceptions du terme – le roman chevaleresque à travers un autre héros « fou d’amour » dont la démence procède de la lecture, naïve et fervente, des histoires de chevalerie. Les implications vertigineuses de l’exploration de la folie donquichottesque, la création de Dulcinée (à laquelle le héros n’adresse pas un mot), la tension entre le romanesque et le réel que déploie Cervantes constituent un tournant dans l’histoire culturelle européenne, qui y puisera une matière substantielle, jusqu’à nos jours.

Gustave Doré (gravé par Héliodore Pisan), « Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu », Don Quichotte dans sa bibliothèque entouré des créatures de ses livres, frontispice pour L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes, 1863. Gravure sur bois, 24,5 x 20 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Gustave Doré (gravé par Héliodore Pisan), « Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu », Don Quichotte dans sa bibliothèque entouré des créatures de ses livres, frontispice pour L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes, 1863. Gravure sur bois, 24,5 x 20 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

1 Tertullien et la Psychomachia de Prudence avaient déjà fait s’affronter les vices et les vertus « personnifiés ».

2 Le tableau porte une inscription néerlandaise signifiant : « On voit ici que plus on est vieux, plus on est sot. »

« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.