Sur les traces de Jean-Pierre Latz, ébéniste d’exception
« Marchand ébéniste privilégié du roi suivant la Cour et Conseil de Sa Majesté », Jean-Pierre Latz (1691-1754) est l’un des ébénistes les plus importants du règne de Louis XV. Ses œuvres, qui comptent parmi les meilleures produites par l’ébénisterie parisienne, étaient convoitées par de nombreuses cours d’Europe.
Latz fut notamment appelé à fournir du mobilier à Auguste III de Pologne (1696-1763) et à son premier ministre, l’influent comte Heinrich von Brühl (1700-1763), ainsi qu’à leur plus grand rival politique, Frédéric le Grand (1712-1786). Malgré le renom de ce remarquable ébéniste, qui est représenté dans plusieurs grandes collections d’Europe et des États-Unis, son lieu de naissance et le début de sa carrière étaient restés jusqu’à présent obscurs. De nouvelles recherches ont permis de combler ces lacunes et fournissent un aperçu fascinant du début de la vie de Latz.
D’origine allemande, naturalisé français
Comme de nombreux ébénistes travaillant à Paris au XVIIIe siècle, Jean-Pierre Latz était d’origine allemande. Jusqu’à présent, c’était sa demande de naturalisation en 1736 qui nous donnait les informations clés de sa vie : Latz indiquant dans ce document qu’il avait 45 ans et travaillait avec succès depuis 17 ans comme ébéniste à Paris, on pouvait en déduire qu’il était arrivé en 1719 pour tenter sa chance à Paris, en tant que compagnon entièrement formé et expérimenté, à l’âge avancé de 28 ans.
De l’électorat de Cologne à Paris
Outre la demande de naturalisation, qui permet donc de fixer la date de naissance de l’ébéniste en 1691, le second acte de mariage de Latz en 1739 apporte aussi d’autres éléments biographiques importants, tels que le nom de ses parents – Mathias Latz et Eva Haafs – et son lieu d’origine, indiqué comme étant situé dans l’électorat de Cologne et déchiffré par Henry Hawley, auteur de la première étude complète sur l’ébéniste en 1970, comme « Holstein ». Mais en vérifiant la géographie de l’électorat de Cologne et en étudiant la distribution du nom Latz dans cette partie de l’Allemagne, il a été possible de constater qu’en fait « Holstein » ne pouvait être la lecture correcte (car correspondant soit à une région, soit à une ville située très au nord) et qu’en revanche, il existait un village « Holzheim », faisant partie de la commune allemande nommée Mechernich. Cette rectification s’est révélée majeure puisqu’elle a rendu possible la découverte de plusieurs documents.
Les registres de baptêmes de la paroisse Saint-Lambert de ce village, qui ne commencent malheureusement qu’à la fin juin 1692, contiennent en effet plusieurs actes concernant les nombreux frères et sœurs de l’ébéniste – Lambertus (*1693), Reinersum (*1697), Johannes (*1700), Marie Elisabeth (*1703), Anna (*1706) et Johannes Mathias (*1710), tous bien indiqués comme enfants de Mathias Latz et Eva Haafs. Johannes Petrus (francisé ensuite en Jean-Pierre) Latz était donc l’un des plus âgés (ou le plus âgé) de cette grande fratrie qu’il quitta en décidant d’aller s’établir à Paris.
Une restauration spectaculaire
Cette pendule dite « aux biches » en marqueterie de grande qualité compte parmi les œuvres significatives de Latz. Grâce aux interventions de restauration initiée par le musée des arts décoratifs de Dresde dans le cadre du projet autour de Latz, ce meuble a pu retrouver tout son éclat avec ses couleurs d’origine, comme les autres pièces de la collection. Un colloque international organisé à Dresde du 17 au 19 novembre dernier en marge de l’exposition a réuni historiens de l’art et restaurateurs qui ont pu présenter les résultats de leurs recherches et des traitements de meubles. Une publication est prévue pour le printemps 2025, en allemand et en anglais, qui sera autant un volume d’actes de ce colloque qu’un catalogue de l’exposition avec plusieurs essais, dont un de Miriam Schefzyk développant plus amplement les découvertes présentées ici, avec l’indication des sources d’archives.
Un maillon d’une migration en chaîne
En partant de l’Ancien Empire allemand pour la métropole française, Latz s’inscrivait dans un mouvement migratoire de grande ampleur. Dès le XVIIIe siècle, des ébénistes d’origine allemande ont migré vers Paris et se sont installés au faubourg Saint-Antoine, à l’est de la ville. Ce lieu privilégié, placé sous la protection de l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs, permettait aux artisans qui s’y installaient d’exercer leur métier en dehors de la corporation. Ce privilège attira dès le XVIIe siècle, mais surtout au XVIIIe siècle, de plus en plus d’artisans, qui y formèrent une importante communauté germanophone. Les ébénistes vivant dans l’Ancien Empire allemand, non seulement bien informés de ces avantages grâce à leurs compatriotes installés à Paris mais également rassurés de pouvoir compter sur le soutien de ces derniers à leur arrivée, furent ainsi de plus en plus nombreux à entreprendre le voyage. Ce fut le cas pour Latz qui, émigrant à Paris à un âge déjà avancé, ne venait pas pour apprendre le métier mais pour l’exercer et ce, de manière ciblée, après avoir bénéficié de précieuses informations que ses contacts sur place lui avaient fournies.
Un mariage un an seulement après son arrivée
Cette hypothèse est confirmée par une autre découverte : celle de son premier acte de mariage. Le 5 octobre 1720, Latz, désigné comme ébéniste demeurant grande rue du faubourg Saint-Antoine, paroisse Sainte-Marguerite, épousa Margueritte Geneicken, la sœur de l’ébéniste parisien Pierre Geneicken, installé également au faubourg Saint-Antoine1. Il est très étonnant que Latz se soit marié un an seulement après son arrivée à Paris, car le processus d’intégration qui aboutissait au mariage durait habituellement plusieurs voire une dizaine d’années. Mais l’épouse et son frère étaient tous deux originaires de « Waltmil [Waldmühle ?], diocèse de Liège, pays de Juliers », soit de la même région que Latz. On peut donc supposer que ce dernier avait déjà des liens avec cette famille – dont le père défunt avait travaillé comme artisan du bois –, ou du moins des connaissances communes. En tout cas, au bas de l’acte de son premier mariage en 1720, apparaît, avec la précision « cousine dud. Latz », la signature d’une nommée Marie Trioriot2. Or le père de Marie, Joan Trioriot, avait assisté, presque une trentaine d’années plus tôt, au mariage de Pierre Geneicken en tant qu’oncle par alliance de la mariée.
Un savoir-faire d’excellence
Cette remarquable commode présente un excellent niveau de main d’œuvre et un très grand savoir-faire, non seulement dans la qualité des bronzes finement sculptés et ciselés, mais aussi dans sa marqueterie innovante qui présente un vrai tour de force technique. Au total, 135 pièces de placage individuelles ont été assemblées sur la surface bombée du bâti afin de créer une impression d’ondulation naturelle du bois de placage qui s’étend sur toute la commode1. Une deuxième pièce, similaire par son décor et sa forme et qui se trouve au palais du Quirinal à Rome, faisait partie du mobilier luxueux apporté par Marie-Louise Élisabeth de France (1727-1759) lorsqu’elle devint duchesse de Parme en 1748.
1 G. Wilson et A. Heginbotham eds., French Rococo Ébénisterie in the J. Paul Getty Museum, Los Angeles : Getty Publications, 2021, pp. 217-228. Voir aussi la version électronique, https://www.getty.edu/publications/rococo/catalogue/16/
Une communauté d’Allemands bien implantée
Grâce à son mariage avec Margueritte Geneicken, Latz pouvait s’assurer une place permanente non seulement dans une famille d’ébénistes bien établis à Paris, mais dans un important réseau d’ébénistes germanophones implantés au faubourg Saint-Antoine depuis le milieu du XVIIe siècle. Arrivant bien avant Latz, en 1693, son beau-frère Pierre Geneicken avait épousé Joanne Liot, la fille d’un cordonnier décédé3. Les témoins de la part de Geneicken révèlent un solide réseau d’ébénistes, pour la plupart originaires de la région de Juliers, autour de celui-ci : Sigimond Flexan, qui venait d’obtenir la maîtrise, Pierre Boulle, ébéniste marqueteur, Joan Vandormael et Johannes Kirckoff, aussi ébénistes et tous amis4. Plus âgé du groupe, installé au faubourg avant 1676, année de son mariage, Flexan était une figure clé dans ce réseau, aidant ses compatriotes à s’établir dans le quartier dans un esprit de communauté et de solidarité. Par exemple, il loua une boutique et une chambre à Kirckoff et lui vendit des établis garnis de leurs outils pour lui permettre d’ouvrir plus facilement son propre commerce. En outre, Flexan employait Vandormael et le logeait même avec sa famille. Ce fut grâce à ce mécanisme d’entraide que les ébénistes germanophones purent s’établir durablement au faubourg Saint-Antoine.
La première exposition consacrée à Latz
Grâce aux achats d’Auguste III et de son premier ministre, le comte Heinrich von Brühl, le musée des arts décoratifs des collections nationales de Dresde possède aujourd’hui, avec ses trente œuvres réalisées par Jean-Pierre Latz, la plus grande et importante collection au monde de meubles de cet insigne ébéniste. Il présente la première exposition consacrée à Latz et son œuvre, placée sous le patronage de François Delattre, ambassadeur de France en Allemagne.
Les visiteurs peuvent admirer dans les salles d’apparat du château résidentiel les chefs-d’œuvre de la collection de Dresde enrichis de prêts venant de Potsdam et du palais du Quirinal à Rome. L’exposition représente l’aboutissement d’une importante campagne de restaurations et de recherches menée sur une dizaine d’années : lors de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs meubles de Latz ont subi de forts dommages, d’autres ont été déplacés dans les environs de Dresde, puis, à cause de leur mauvais état, remisés dans des réserves, où ils sont tombés dans l’oubli. Ce n’est qu’avec l’introduction d’une base de données, qui a entraîné un inventaire de l’ensemble du fonds des collections à partir de 2008, que cet important ensemble a été redécouvert et minutieusement étudié. Les restaurateurs ont ainsi pu retrouver, à l’intérieur de deux socles d’horloge, des étiquettes comportant des signatures manuscrites de Latz débutant avec les mots « Fait à Paris » : c’est le titre de l’exposition, cette expression démontrant la grande valeur dont jouissaient les meubles d’apparat français de Latz dans les cours européennes. En illustrant l’histoire des meubles, de leur création à leur restauration, l’exposition met en avant Latz en tant qu’artiste et entrepreneur et donne un aperçu fascinant des échanges artistiques et culturels franco-saxons à la cour de Dresde.
Les débuts de l’atelier Latz
Après son arrivée à Paris, Latz put ainsi bénéficier du soutien et de l’enseignement de son beau-frère, Pierre Geneicken. Même si nous ne connaissons à ce jour aucun meuble de la main de Geneicken, puisqu’il n’obtint jamais la maîtrise, son inventaire établi en 1721 donne de précieuses informations5. Le document indique qu’il devait à Latz 127 livres et 10 sols de gages, prouvant donc que celui-ci travaillait à son service. Il montre aussi que Geneicken fabriquait essentiellement des boîtes de pendules en marqueterie dite « Boulle », une technique que Latz utilisa tout au long de sa carrière. Latz, installé grande rue du faubourg Saint-Antoine, mit sans aucun doute à profit la belle dot de 2 000 livres apportée par sa femme, Margueritte, pour lancer son atelier.
Il est aisé de supposer qu’au début de son activité indépendante, il collabora avec le maître horloger Jacques Clouzier (†1754), son ami et témoin lors de son premier mariage. Bien intégré au sein du faubourg Saint-Antoine, Latz n’en resta pas moins en contact avec sa famille à Holzhausen. Il y retourna en 1729 pour le baptême d’un neveu qu’il accepta de prendre pour filleul. Dix ans plus tard, son plus jeune frère, Johannes Mathias Latz, fit le voyage à Paris pour assister à son deuxième mariage. Plus tard, Jean-Pierre Latz employa un de ses neveux, Pierre Tillmann, dans son atelier. Les liens étaient vraiment continus entre les habitants allemands du faubourg Saint-Antoine et les membres de leurs familles restés dans leur pays.
Une carrière fulgurante
Latz connut une carrière fulgurante en passant de simple ouvrier libre à marchand ébéniste privilégié du roi suivant la cour en 1738. Il maîtrisait à la perfection la technique Boulle ainsi que la marqueterie avec des bois venant des quatre coins du monde assemblés sur des surfaces bombées complexes. Ses œuvres se distinguent aussi par leurs bronzes sculpturaux, que Latz réalisait lui-même dans son atelier, au grand dam de la corporation des maîtres fondeurs-ciseleurs qui vinrent d’ailleurs saisir ses outils et matériaux en 1749. Ses créations sont des chefs-d’œuvre sophistiqués qu’il vendait non seulement à la cour de France mais aussi aux nobles de toute l’Europe : des pièces présentes dans les collections de Dresde, Potsdam et Rome donnent encore aujourd’hui un aperçu de son immense succès.
Les ébénistes allemands à Paris
La migration des ébénistes dits « allemands » est l’une des plus importantes dans l’histoire de l’artisanat français. Au total, 40 % des ébénistes travaillant à Paris au cours du XVIIIe siècle étaient d’origines germanophones venant de toutes les régions du grand espace culturel germanophone, qui s’étendait bien au-delà du territoire du Saint-Empire romain germanique. Nombre d’entre eux n’ont pas seulement atteint la maîtrise, mais aussi des privilèges et des titres royaux, comme Latz. L’ampleur et l’importance de leur mouvement migratoire ainsi que leurs stratégies d’intégration ont été étudiées pour la première fois par Miriam Schefzyk à travers la vie et l’œuvre de l’important ébéniste Martin Carlin, originaire de Fribourg-en-Brisgau. Récompensé par le prix de la Fondation Marianne Roland Michel, le livre paraîtra en début d’année prochaine chez Mare & Martin.
À lire : Miriam Schefzyk, Martin Carlin et les ébénistes allemands. Migration et intégration à Paris au XVIIIe siècle, éditions Mare & Martin, 2025, 470 p., 37 €.
Notes
1 Paris, Archives Nationales, MC ET II 59, 5.10.1720.
2 Veuve de Pierre Richaudeau, maître tissutier rubanier franger, Marie Trioriot épousa en deuxième noce Jean-Baptiste Constantin, maître perruquier de Paris.
3 Paris, Archives Nationales, MC ET LXXXIX 127, 26.9.1693.
4 M. Schefzyk, Martin Carlin et les ébénistes allemands. Migration et intégration à Paris au XVIIIe siècle, Le Kremlin-Bicêtre : Mare & Martin, 2025, pp. 83, 92.
5 Paris, Archives Nationales, MC ET XXXVI 387, 17.9.1721.
À voir : « Fait à Paris. Les créations de mobilier de Jean-Pierre Latz à la cour de Dresde », jusqu’au 2 février 2025 au Residenzschloss, Taschenberg 2, 01067 Dresde, Allemagne. Tél. 00 49 351 49 14 2000. www.skd.museum