Le Ladakh : carrefour himalayen au cœur de l’Asie (1/4). L’archéologie du Ladakh

Dans la région du Changthang, le site d’art rupestre de Kawathang conserve plus d’une douzaine de roches gravées le long de l’Indus.

Dans la région du Changthang, le site d’art rupestre de Kawathang conserve plus d’une douzaine de roches gravées le long de l’Indus. © Ahtushi Deshpande, photojournaliste indépendante, www.ahtushi.com

Niché entre les deux plus hautes chaînes de montagnes d’Asie, l’Himalaya au sud et le Karakoram au nord, le Ladakh est un vaste désert d’altitude qui occupe aujourd’hui, au nord-ouest de l’Inde, une position stratégique entre le Pakistan et la Chine. Depuis 10 ans, les recherches s’y sont intensifiées et démontrent que cette région, organisée le long du cours supérieur du fleuve Indus, était déjà aux hautes époques à la croisée des mondes centrasiatique, indien et tibétain.

Les sources textuelles existantes au Ladakh sont rares et rédigées tardivement. Ainsi la seule chronique disponible a été compilée entre les XVIe et XVIIe siècles et récite quelques fragments de l’histoire politique qui se sont échelonnés entre le Xe et le XVIIe siècle.

L’archéologie du Ladakh

Le défaut de texte fait donc de l’archéologie une discipline essentielle pour comprendre les dynamiques de peuplement au cours du temps mais, jusqu’à très récemment, cette dernière était limitée. À la fin du XIXe siècle, des explorateurs, agents du gouvernement britannique ou missionnaires, manifestent, les premiers, leur intérêt pour ce patrimoine. Le véritable pionnier de cette archéologie locale demeure le missionnaire morave, August Hermann Francke (1870-1930). Il renseigne divers vestiges, tels que les pétroglyphes (dessins gravés dans la pierre), les inscriptions rupestres, les fortifications, les sépultures, et livre une centaine de publications réunissant une documentation inédite de plusieurs sites, dont certains aujourd’hui disparus.

Carte du Ladakh et des sites archéologiques mentionnés.

Carte du Ladakh et des sites archéologiques mentionnés. © Samara Broglia de Moura

Ce n’est que dans les années 1980 que les archéologues de l’Archaeological Survey of India (ASI) reprennent ce travail, notamment sur les pétroglyphes et les outils lithiques. Au cours des vingt dernières années, la recherche a grandement progressé avec la documentation de milliers de pétroglyphes et de centaines d’inscriptions rupestres inédits, l’étude approfondie des fortifications et des céramiques, ou encore les nouvelles découvertes de foyers néolithiques. Depuis 2013, la mission archéologique franco-indienne au Ladakh (MAFIL) a permis de détailler l’occupation de la vallée de la Nubra et de fouiller Leh Choskor, un site lié au renouveau du bouddhisme tibétain (Xe-XIe siècles).

Le manque de recherches archéologiques dans la région pendant plusieurs décennies est aussi lié à un certain nombre d’événements, notamment la fermeture du Ladakh après l’indépendance de l’Inde (1947) et les problèmes frontaliers entre l’Inde, la Chine et le Pakistan qui en ont découlé, ou aux difficultés à mener des fouilles dans les zones himalayennes de culture tibétaine en raison des traditions locales en lien avec les esprits du sol, faisant de la prospection pédestre la principale méthode d’intervention dans la région. Pour toutes ces raisons, la chronologie et le peuplement du Ladakh commencent à peine à être mieux compris.

Les premiers peuplements de très haute altitude

L’Himalaya a longtemps été considérée comme une barrière naturelle empêchant toute circulation. Pourtant les découvertes récentes attestent une occupation depuis le Paléolithique inférieur (700 000 à 300 000 ans). Au Ladakh, très peu d’informations sont disponibles et la plupart provient d’outils en pierre identifiés lors de prospections. Des chercheurs indiens du Geological Survey of India et de l’ASI ont mis au jour ces industries sur les sites d’Alchi, Nurla, Hemis et Khaltse, avec notamment des hachoirs, des racloirs et des éclats attribuables au Paléolithique inférieur et moyen (d’après des comparaisons avec la culture de Soan du sous-continent indien). Plus récemment, la MAFIL a identifié sur le site de Tirisa, dans la vallée de la Nubra, de grandes pièces bifaciales, des nucléus, des choppers, etc. remontant au Pléistocène final et au début de l’Holocène (d’environ 130 000 à 11 000 ans).

Pièces bifaciales et pédonculées de Tirisa, vallée de la Nubra.

Pièces bifaciales et pédonculées de Tirisa, vallée de la Nubra. © MAFIL, Claire Gaillard

À partir du Néolithique, les données proviennent d’une série de foyers aménagés découverts sur l’ensemble du territoire. Les fouilles de Simadri Bihari Ota (ASI et co-directeur indien de la MAFIL de 2013 à 2016) ont dévoilé des dates inédites, allant du IXe millénaire au Ier millénaire avant notre ère. C’est près du col de Saser, dans la Nubra, que l’une des plus anciennes occupations a été reconnue avec une succession de foyers aménagés conservant des outils lithiques et en os ainsi que des restes d’animaux domestiques et sauvages. Il s’agirait d’un campement temporaire lié à la transhumance de sociétés semi-nomades qui pratiquaient la chasse, la cueillette et le pastoralisme. Situé à 5 411 m d’altitude, le col de Saser est l’un des principaux points de passage reliant le Ladakh à l’Asie centrale et au Xinjiang, région du nord-ouest de la Chine – et son utilisation s’est vu confirmer aux périodes suivantes.

Des steppes à l’Himalaya

Entre la fin du IIIe millénaire et le milieu du Ier millénaire avant notre ère, des milliers de pétroglyphes répartis dans toute la région témoignent de l’adoption au Ladakh d’éléments visuels centrasiatiques. À ce titre, la centaine de mascoïdes documentée à Murgi, non loin du col de Saser, fait de ce site l’un des plus riches d’Asie intérieure. Ce motif se caractérise par une face, le plus souvent en forme de cloche, parfois marquée par des yeux et presque toujours par des triangles. L’existence de mascoïdes dans la vallée de la Nubra inscrit cette région dans une vaste aire qui va, à l’Âge du bronze, de la Sibérie du Sud jusqu’à l’Altaï, au sein de laquelle ce motif est gravé ou peint sur des parois rocheuses, des dalles funéraires et des pierres dressées anthropomorphes. Des centaines d’autres images documentées à Murgi viennent étayer ces liens avec l’Asie centrale. La plus emblématique est celle du yak, reconnaissable par ses cornes arquées, son corps massif marqué par une bosse dorsale et le toupillon de sa queue, que l’on trouve gravé partout dans la région.

L’Himalaya a longtemps été considérée comme une barrière naturelle empêchant toute circulation. Pourtant les découvertes récentes attestent une occupation depuis le Paléolithique inférieur.

À Yulkam, dans la Nubra également, se trouve l’unique témoignage pour l’ensemble du Ladakh de la transition entre l’Âge du bronze et l’Âge du fer. Une surface gravée montre l’association d’un mascoïde et d’une scène de chasse : la pointe d’une flèche décochée par un archer, dont les pieds reposent sur le haut d’un mascoïde rectangulaire, touche l’arrière-train d’un grand bouquetin dont le style est propre à l’Âge du fer ancien centrasiatique. Enfin, à Deskit, non loin de là, parmi d’autres motifs, un bouquetin est représenté comme sur la pointe des sabots avec l’une de ses pattes avant repliée et le corps orné de volutes. Son existence démontre qu’à l’Âge du fer le vocabulaire artistique de l’art des steppes est en grande partie parvenu jusqu’au Ladakh. Mais ces pétroglyphes ne sont pas des copies conformes de ce que l’on connaît plus au nord en Asie centrale : ils laissent penser qu’entre 2000 et 500 avant notre ère des populations locales du Ladakh étaient en contact avec ce monde centrasiatique.

Mascoïdes gravés du site de Murgi, qui surplombe la vallée de la Siachen dans la région de la Nubra.

Mascoïdes gravés du site de Murgi, qui surplombe la vallée de la Siachen dans la région de la Nubra. © Ahtushi Deshpande, photojournaliste indépendante, www.ahtushi.com

© Ahtushi Deshpande, photojournaliste indépendante, www.ahtushi.com

© Ahtushi Deshpande, photojournaliste indépendante, www.ahtushi.com

 

Au tournant des IVe‑IIIe siècles avant notre ère, le Ladakh connaît une transformation importante de son organisation territoriale.

Le Ladakh à la croisée de deux sphères culturelles

Au tournant des IVe-IIIe siècles avant notre ère, le Ladakh connaît une transformation importante de son organisation territoriale, qui perdure jusqu’aux environs du VIIIe siècle de notre ère. Elle est liée d’une part à l’essor des interactions avec les différents empires lettrés centrasiatiques et indiens (notamment hellénistique, kouchan, gupta, hephtalite). Ces derniers ont laissé des marques significatives dans les productions céramiques, les inscriptions rupestres en écritures indiennes ainsi que dans les plans des fortifications et bâtiments ; ces traits différencient les sites du nord du Ladakh (notamment à Deskit dans la vallée de la Nubra et la vallée de Dras) du reste du territoire. Les céramiques sont fabriquées à l’aide d’un support rotatif pour le façonnage et, en plus d’être réalisées avec une pâte fine, elles sont ornées de décors incisés et estampés, avec l’utilisation courante d’un engobe rouge, orange et noir (voir aussi encadré ci-contre).

Bouquetin gravé du site de Deskit, vallée de la Nubra.

Bouquetin gravé du site de Deskit, vallée de la Nubra. © MAFIL, Laurianne Bruneau

D’autre part, les régions méridionales sont marquées par des interactions avec l’ouest tibétain et himalayen. Ce phénomène est visible sur les céramiques et les villages fortifiés. Les premières se caractérisent par un façonnage utilisant battoir cordé et contre-battoir qui laissent des empreintes de corde à l’extérieur, et parfois à l’intérieur, des récipients. Cette technique est répandue dans une vaste zone himalayenne et tibétaine, allant du Ladakh au Mustang (Népal), en passant par le Ngari (Tibet), la vallée de Spiti, le Kinnaur et l’Uttarakhand (Inde). Au Ladakh toutefois, ces céramiques ont été découvertes dans des villages fortifiés, aux pièces contiguës construites en pierres sèches formant le rempart du site lui-même, et dans des dépressions circulaires (possiblement des sites funéraires), alors que dans le reste de l’ouest himalayen, elles sont uniquement issues de contexte funéraire.

Un bouddhisme venu de toute part

La population du Ladakh est de nos jours en majorité bouddhiste et de culture tibétaine. Mais, stèles et bas-reliefs ainsi que certaines représentations rupestres montrent que le Cachemire et l’Asie centrale ont aussi joué un rôle important dans l’implantation de cette doctrine au moins dès les VIIe et VIIIe siècles. À Tirisa, dans la vallée de la Nubra, un stupa monumental en ruines a confirmé en 2011, et ce pour la première fois d’un point de vue architectural, l’importance de ces zones d’influence.

Lexique

Les Kouchans sont une dynastie issue des groupes nomades Yuezhi, qui a régné sur certaines parties de l’Asie centrale et le nord du sous-continent indien entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère.

Les Hephtalites sont un peuple nomade de langue iranienne occupant un vaste territoire allant du nord de l’Inde à l’Iran entre le Ve et le VIe siècle de notre ère.

Un stupa est un monument de culte bouddhique.

En effet, ce monument de culte, construit en pierres et mortier et érigé sur une terrasse rectangulaire ceinte par un mur (20 x 25 m), présentait un plan en croix. Or cette architecture, inconnue au Ladakh, est attestée dans le bassin du Tarim, le Tadjikistan actuel ou encore dans la vallée de Srinagar par des monuments datant de la fin du Ier millénaire de notre ère. Cette attribution chronologique a été confirmée par une analyse radiocarbone. Si, en l’absence de fouilles, l’on ne peut affirmer que le dernier état du monument remonte à cette période, on ne peut pas exclure qu’il ait été fondé à une période plus ancienne car on sait, par l’archéologie et l’anthropologie, que les stupas monumentaux sont sans cesse remaniés. On sait aussi qu’ils étaient le point central de monastères : les fondations de bâtiments et d’autres stupas laissent penser qu’il y en a eu à cet emplacement. L’existence de dizaines d’images rupestres de stupas gravées aux alentours marque d’ailleurs la sacralité du lieu. Trente-huit inscriptions dédicatoires documentées en 2013 accompagnent certaines de ces images ; en tibétain, elles montrent que le site fut l’objet d’une appropriation par une population tibétaine, ou du moins par une élite bouddhiste employant le tibétain, entre le XIe et le XIIIe siècle. L’ensemble des vestiges nous permet d’affirmer que Tirisa fut un haut lieu de cette religion pendant au moins un demimillénaire (de 750 à 1250 environ). Enfin, les inscriptions témoignent également du fait qu’en ce début de IIe millénaire de notre ère, la source principale du bouddhisme au Ladakh provient désormais de l’extrême ouest du plateau tibétain et non plus d’Asie centrale…

Les grandes périodes du Ladakh

Premier peuplement (avant le IXe millénaire) Occupation connue par des outils lithiques.
Néolithique (IXe – IVe millénaire avant notre ère) Sociétés semi-nomades pratiquant la transhumance.
Âge du bronze (IIIe – IIe millénaires avant notre ère) Pétroglyphes attestant de liens avec les sociétés centrasiatiques.
● Âge du fer ancien (IXe – IIIe siècle avant notre ère) Pétroglyphes attestant de liens avec l’art des steppes eurasiatique.
● Âge du fer récent (IVe siècle avant notre ère – VIIIe siècle de notre ère)
Début de la période historique (IIIe siècle avant notre ère – VIIIe siècle de notre ère) Les sociétés situées au nord du Ladakh attestant de relations avec les empires lettrés de l’Asie centrale et du nord de l’Inde.
Période incertaine (VIIe – IXe siècle de notre ère) Période d’expansion de l’empire tibétain vers l’Asie centrale, possiblement via le Ladakh.
Période bouddhiste tibétaine lors de la confédération de Ngari Khorsum (Xe – XIIIe siècle de notre ère) Période de renouveau du bouddhisme tibétain dans l’ouest himalayen et tibétain.
Dynastie des Namgyals (XVIe – XIXe siècle de notre ère) Période d’expansion et d’unification du Ladakh sous le règne de Tashi Namgyal (vers 1555-1575).

Pour aller plus loin : www.mafil.org