Les Adages d’Érasme, un modèle pour la jeunesse… mis à l’index

Adresse au lecteur.

Adresse au lecteur. © École nationale des Chartes

Les Adages d’Érasme n’ont cessé d’évoluer au fil des éditions… jusqu’à échapper à leur auteur. Leur mise à l’Index a conduit les éditeurs à intervenir fortement dans le texte pour permettre sa diffusion. L’exemplaire que nous présentons ici incarne cette tension, puisqu’il s’agit d’une version expurgée, qui put à ce titre être offerte comme prix de fin d’année à un élève du collège du Plessis-Sorbonne – ce qui explique sa somptueuse reliure.

« Best-sellers de la Renaissance, très prisés par les enseignants, les Adages connaissent onze éditions révisées et enrichies par l’auteur jusqu’à sa mort en 1536 […]. »

Érasme, Adagiorum Des. Erasmi Roterodami chiliades quatuor cum sesquicenturia…, Paris, Nicolas Chesneau, 1579. Acquisition : librairie Hugues de Latude, 2021. Cote : FR93. Page de titre.

Érasme, Adagiorum Des. Erasmi Roterodami chiliades quatuor cum sesquicenturia…, Paris, Nicolas Chesneau, 1579. Acquisition : librairie Hugues de Latude, 2021. Cote : FR93. Page de titre. © École nationale des Chartes

Ensemble modulable, discontinu et polyphonique, les Adages se prêtent aux métamorphoses et ont de fait connu une destinée éditoriale fascinante. D’abord modeste recueil « in-quarto rassemblant 818 locutions et proverbes sèchement commentés par un ancien collégien de Montaigu1 » (P. Aquilon) publié à Paris en 1500, ils deviennent en 1508 des Chiliades, autrement dit des « milliers » d’adages rassemblés en un volumineux in-folio, pourvu de deux index. Érasme, installé chez le célèbre imprimeur Alde Manuce à Venise, a profité des ressources de l’académie aldine pour réaliser ces « travaux d’Hercule » : enrichis de multiples citations grecques, les adages sont désormais prétextes à un copieux commentaire qui tend parfois vers l’essai. Best-sellers de la Renaissance, très prisés par les enseignants, les Adages connaissent onze éditions révisées et enrichies par l’auteur jusqu’à sa mort en 1536 et une quantité considérable d’éditions non autorisées, complètes ou sous forme d’épitomés (résumés). Les Chiliades adagiorum, au nombre de 4 151 en 1536, continuent d’être publiés sous la même forme jusqu’en 1559, que ce soit chez l’imprimeur attitré d’Érasme, Froben à Bâle, chez Gryphe à Lyon ou encore chez Gymnich à Cologne, lequel ajoute un Index tertius des matières. En 1558, l’édition préparée par Henri Estienne s’enrichit de remarques (animadversiones) ambivalentes : l’admiration proclamée pour le maître se nuance de critiques, qui visent entre autres la franchise érasmienne, dangereuse pour la jeunesse. Ces précautions morales trouvent un terrible écho dans l’Index romain de 1559, qui fait d’Érasme un auteur « de première classe » : l’ensemble de son œuvre est condamné, y compris les Adages, jusqu’alors épargnés.

Une double page de l’ouvrage.

Une double page de l’ouvrage. © École nationale des Chartes

Dans le nouvel Index de 1564, les Adages ne sont plus autorisés en l’état : ils doivent faire l’objet d’une édition expurgée par le dominicain Egidio Foscarari, évêque de Modène, dont l’impression est confiée à Paul Manuce. Celui-ci est devancé par le Parisien Nicolas Chesneau, qui les publie dès 1571. La mise aux normes catholiques d’Érasme est sensible chez cet imprimeur, qui a publié en 1562 une réponse aux réformés « recueillie en partie d’une lettre d’Érasme ». La page de titre de notre exemplaire, issu de la réédition de 1579, affiche sa marque au chêne – jeu de mots sur son nom – autour duquel s’enroule un serpent, échos aux marques de Froben et des Estienne. Cette page de titre signale que les Adages ont été diligemment et judicieusement « amendés et expurgés » : le privilège royal au verso, daté de 1567 (le travail d’expurgation a été long…), précise que ce travail est dû aux théologiens de la faculté de Paris – qui se pose ainsi en rivale de Rome.

Sont aussi mis en valeur d’abondants compléments, dont les animadversiones de Henri Estienne. Après le quatrain érasmien, placé sous le privilège, et la dédicace d’Érasme à Lord Mountjoy, une longue lettre « du typographe au lecteur » rend hommage à l’auteur mais qualifie sa doctrine de « singulière ». Il s’agit de justifier à la fois l’intérêt des Adages… et leur nécessaire amendement, fondé sur les sages décisions du concile de Trente. Les adages de 1571 sont gravement amputés et, de ce fait, défigurés : l’adage « Qui porte un veau porte un taureau » (no 855), né selon Érasme « dans un lupanar » et expliqué par une longue citation de Pétrone, devient un simple et plat éloge de la discipline d’entraînement.  

L’un des index du livre.

L’un des index du livre. © École nationale des Chartes

Un livre de prix

Ainsi modifié, le texte des Adages devient convenable pour la jeunesse, au point que notre exemplaire se révèle être un livre de prix, offert presque un siècle après sa parution.

Mention du prix reçu par Jean-Baptiste Roman en 1660.

Mention du prix reçu par Jean-Baptiste Roman en 1660. © École nationale des Chartes

L’habitude existait alors dans les collèges d’accorder des livres aux meilleurs élèves lors d’une cérémonie : ces ouvrages portent souvent une reliure particulière et une mention manuscrite qui donne le nom du récipiendaire, accompagné de la date. Plusieurs exemplaires remis, comme le nôtre, aux éléments les plus méritants du collège du Plessis ont pu être identifiés. Fondé au Moyen Âge et faisant partie de l’université de Paris, ce collège était situé à l’emplacement de l’actuel lycée Louis-le-Grand ; son administration venait d’être confiée au collège de Sorbonne voisin. On peut imaginer le jeune Jean-Baptiste Roman en ce 12 août 1660, tout fier lors de la distribution solennelle des prix, recevant cet imposant folio pour récompenser la qualité de son travail en thème grec !

Reliure aux armes d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis, avec semé de fleurs de lys.

Reliure aux armes d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis, avec semé de fleurs de lys. © École nationale des Chartes

Mais, tandis que le semé de fleurs de lys de cette splendide reliure laisse normalement place, au centre, au chiffre du collège (PS pour Plessis-Sorbonne), notre exemplaire présente les armoiries d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis (1639-1665). Ce petit-neveu du cardinal de Richelieu avait recueilli les bénéfices religieux de la famille mais, plus intéressé par la guerre que par l’Église, il était sur le point de partir combattre les Turcs en Hongrie. Les plats portent donc écartelé (partagé en quartiers) de Vignerot (d’or à trois hures de sanglier de sable) et de Richelieu (d’argent à trois chevrons de gueules), avec le chiffre du jeune abbé (EVR pour Emmanuel de Vignerot-Richelieu), et non celui du collège.

Armoiries d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis.

Armoiries d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis. © École nationale des Chartes

Cela peut sembler surprenant mais le fer héraldique (OHR 2315) utilisé pour cette reliure est attesté sur d’autres livres de prix conservés en collection publique (par exemple à la BnF) ou passés en vente aux enchères – livres offerts essentiellement aux élèves du collège du Plessis ou de celui de Marmoutier, qui lui est étroitement lié. Alors que le cardinal de Richelieu avait fait rebâtir le collège de Sorbonne et en avait choisi la chapelle pour y établir son tombeau, son petit-neveu contribuait donc encore en 1660 à doter des collèges liés à cet établissement de livres précieux remis aux meilleurs élèves. Dès 1665, cependant, comme l’indique une mention manuscrite sur la page de titre, notre exemplaire était passé à la maison de Saint-Charles, où les Pères de la doctrine chrétienne ouvraient au public l’une des plus belles bibliothèques de Paris.

 Chiffre d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis.

Chiffre d’Emmanuel-Joseph de Vignerot du Plessis. © École nationale des Chartes

L’institution était située sur l’actuelle place du Panthéon. Érasme y étudia en 1495-1496.