Chronique du droit de l’art : « Marché public sans publicité ni mise en concurrence préalables : une statue de Jeanne d’Arc au cœur d’un contentieux brûlant »

À Nice, la statue de Jeanne d’Arc de l'Atelier Missor devra être démontée. © Fausto Marci / Alamy / Hemis
« France, mère des arts » : la puissance publique a toujours soutenu les artistes. Elle le fait depuis plusieurs siècles à travers les commandes publiques. Aujourd’hui, le Code de la commande publique encadre ces pratiques, en imposant des procédures de publicité et de mise en concurrence aux acteurs publics. Toutefois, certaines exceptions, strictement définies, prennent en compte la subjectivité d’un choix artistique et l’unicité créatrice d’un artiste.
Le Code de la commande publique permet aux entités qui y sont soumises (État, collectivités territoriales et leurs groupements, établissements publics, etc.) de se dispenser de la procédure de publicité et de mise en concurrence préalable dans plusieurs cas. La directive européenne 2014/24/UE du 26 février 2014 précise que le recours à une procédure négociée, sans publicité préalable, doit être limité à des « circonstances très exceptionnelles ». C’est le cas lorsqu’un seul opérateur est objectivement capable d’exécuter le marché, comme pour les œuvres d’art, pour lesquelles l’identité de l’artiste détermine en soi le caractère unique de l’œuvre d’art.
Justifier du caractère unique de l’œuvre
L’article R. 2122-3 du Code de la commande publique permet aux acheteurs publics de conclure des marchés publics, sans publicité ni mise en concurrence préalable, lorsqu’ils ont pour objet « la création ou l’acquisition d’une œuvre d’art ou d’une performance artistique unique ». En conséquence, l’acheteur public doit pouvoir démontrer que la prestation ne peut être fournie que par un seul opérateur déterminé, pour des raisons artistiques. À défaut de pouvoir en justifier, l’acheteur public s’expose à l’annulation du marché et au risque d’être poursuivi pénalement pour délit de favoritisme. Le Code pénal punit ce délit d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans de prison et 200 000 € d’amende (432-14 du Code pénal).
« La jurisprudence exige la preuve de raisons artistiques particulières justifiant qu’une œuvre soit commandée exclusivement à un opérateur déterminé. »
Le contrôle du juge administratif
De jurisprudence constante, les dispositions du Code de la commande publique n’ont pas pour objet d’instituer une dérogation générale permettant à la personne publique souhaitant commander une œuvre d’art de s’affranchir de toute procédure de publicité et de mise en concurrence préalables (Cour administrative d’appel de Marseille, 30 septembre 2013, Commune de Barcarès, n°11MA00299 ; Tribunal administratif de Nice, 14 janvier 2025, n°2400419). La jurisprudence exige la preuve de raisons artistiques particulières justifiant qu’une œuvre soit commandée exclusivement à un opérateur déterminé. Par exemple, un marché passé sans mise en concurrence pour la réalisation d’une sculpture a été annulé, considérant que la commune ne démontrait pas les raisons artistiques particulières pour lesquelles l’artiste sélectionné était le seul à pouvoir exécuter l’œuvre (Cour administrative d’appel de Marseille, 30 septembre 2013, Commune de Barcarès, n°11MA00299).
Le cas niçois
Dans l’affaire jugée par le tribunal administratif de Nice le 14 janvier 2025, la Régie Parcs d’Azur, établissement public en charge de l’exploitation et de la gestion de parcs de stationnement de la métropole de Nice Côte d’Azur, a lancé un marché public. Il portait sur la conception et réalisation d’une statue de Jeanne d’Arc. Le 2 octobre 2023, la Régie a attribué ce marché à la société Atelier Missor, sans publicité ni mise en concurrence préalable, pour 170 000 € hors taxes. Le préfet des Alpes-Maritimes a saisi le tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation du marché, estimant qu’il méconnaissait les règles de la commande publique. Pour justifier l’absence de mise en concurrence, la Régie opposait l’exception de création d’une œuvre unique de l’article R. 2122-3 du Code de la commande publique.
La statue de Jeanne d'Arc à Nice en 2025. © DR
Des compétences techniques particulières
Selon la Régie, la société retenue était le seul opérateur à pouvoir réaliser la statue de Jeanne d’Arc commandée. Elle mettait en avant les compétences techniques particulières de la société choisie pour la réalisation de statues historiques en bronze, ainsi que le style qui lui serait propre. En outre, la Régie indiquait que la statue ferait écho à un bronze monumental de Napoléon dont cet atelier avait fait don à la ville de Nice.
Le jugement
Mais le tribunal administratif a estimé qu’il n’était pas établi que la sculpture commandée relevait de l’univers d’un artiste particulier. Ni que la société choisie était la seule à pouvoir réaliser la sculpture. Il a également considéré que la Régie ne justifiait pas de raisons artistiques particulières exigeant que cette commande soit confiée exclusivement à l’Atelier Missor. En effet, les raisons avancées étaient essentiellement techniques, et il est aisément concevable qu’une autre société avec des compétences et des moyens techniques équivalents puisse réaliser une sculpture comparable. Enfin, le rapprochement avec la statue de Napoléon existante ne justifiait pas que la sculpture de Jeanne d’Arc ne puisse être réalisée que par l’Atelier Missor. L’annulation du marché est donc prononcée.
La sculpture étant déjà réalisée et installée, l’annulation du marché soulève des questions pratiques pour l’ensemble des cocontractants. La sculpture devrait être démontée, et les 170 000 € versés à la société Atelier Missor, remboursés. La Régie peut encore faire appel du jugement.