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Au cœur de la nécropole antique d’Apollonia du Pont

Vue aérienne de la nécropole classique et hellénistique d’Apollonia du Pont. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI X-8155.

Vue aérienne de la nécropole classique et hellénistique d’Apollonia du Pont. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI X-8155. © A. Baralis

Fondée en 610 avant notre ère, Apollonia du Pont est l’une des plus puissantes cités grecques de mer Noire. Implantée sur une longue péninsule, la patrie du philosophe Anaximandre jouit d’un emplacement géographique stratégique. À l’occasion de la remise du Grand Prix d’archéologie de la Fondation Simone et Cino Del Duca auprès de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (Institut de France), le 18 juin dernier, à la Mission archéologique franco-bulgare, nous présentons les découvertes majeures réalisées sur ses monumentales nécropoles du IVe siècle avant notre ère.

Grâce à ses deux ports, Apollonia accueille les voyageurs venus du Bosphore, qui peuvent se recueillir dans le sanctuaire d’Apollon Iétros (le Médecin), face à la célèbre statue réalisée par le sculpteur athénien Calamis. La cité doit véritablement son essor aux riches gisements de cuivre et de fer qui parsèment son arrière-pays, avant que le contrôle d’un large territoire et le dynamisme de ses ateliers ne lui offrent au Ve siècle avant notre ère de nouveaux atouts. Elle devient bientôt une des principales interlocutrices des royaumes thraces qui fleurissent à l’intérieur des terres.

Sépulture SP 32 et foyer rituel FR 24 placé dans l’angle inférieur gauche. L’ensemble est encadré par des murets délimitant la parcelle funéraire.

Sépulture SP 32 et foyer rituel FR 24 placé dans l’angle inférieur gauche. L’ensemble est encadré par des murets délimitant la parcelle funéraire. © T. Bogdanova

Près de 200 ans de fouilles

La richesse de son patrimoine est apparue à l’occasion du creusement de tranchées lors de la guerre russo-turque de 1829. Les objets issus des nécropoles ne tardent pas à faire l’objet d’un intense commerce dont le géographe tchèque K. Iriček est le témoin. L’exploration scientifique ne débute véritablement qu’en 1946 grâce à un célèbre archéologue bulgare, I. Venedikov, qui met au jour près de 800 tombes, dans un état de conservation exceptionnel. Ces travaux sont poursuivis par la suite par M. Lazarov et M. Tsaneva avant que des fouilles régulières ne soient menées à partir de 1992 par K. Panayotova, aboutissant à la découverte de plus de 4 000 tombes. C’est à cette aventure que la Mission archéologique franco-bulgare a été associée dès 2002, avant d’élargir progressivement ses recherches à la ville et au territoire. En 2024, à l’occasion de deux importants chantiers, ses équipes ont été conviées à intervenir dans cet espace afin de déployer un programme d‘études pluridisciplinaires portant sur les contextes rituels. Les fouilles ont été menées pendant huit mois sous la direction conjointe de Teodora Bogdanova (Institut national d’archéologie et musée) et de Dimitar Nedev (directeur du Centre muséal de Sozopol), avec l’assistance scientifique d’Alexandre Baralis (musée du Louvre). Elles ouvrent une fenêtre inédite sur les rites funéraires des Apolloniates durant une période clef de leur histoire.

Vue aérienne de la voie antique et des tombes disposées de part et d’autre.

Vue aérienne de la voie antique et des tombes disposées de part et d’autre. © T. Bogdanova

« Ces fouilles ouvrent une fenêtre inédite sur les rites funéraires des Apolloniates au IVe siècle avant notre ère, période clef de leur histoire. »

Une impressionnante nécropole

Le premier chantier (parcelle cadastrale UPI X-8155) s’est tenu sur une vaste parcelle de 1 800 m2 à 2,5 km au sud d’Apollonia, dans une zone connue pour ses carrières antiques. Les fouilles ont révélé la présence de 57 tombes installées sur un ancien habitat néolithique. Elles datent pour la plupart des années 350-325 avant notre ère, soit d’une courte période durant laquelle les forces macédoniennes stationnent dans la ville à la suite de l’alliance nouée avec Philippe II. Toutes s’organisent de part et d’autre de la voie littorale et prennent la forme de caveaux maçonnés (cistes), recouverts de lourdes dalles pesant chacune jusqu’à 150 kg. Ces couvertures, de 2,40 m de long, ont été soigneusement scellées à l’aide d’une argile extraite des anciennes habitations, ce qui explique la mise au jour surprenante de vestiges néolithiques sur ces tombeaux antiques. En raison du poids particulier de ces structures massives, les constructeurs ont cherché à les ancrer solidement dans le sol en plaçant à chaque extrémité de larges dalles servant aussi de tables à offrandes.

La sépulture SP 30 et sa double couverture tumulaire. Elle est encadrée en surface par un mur d’enceinte qui l’isole de la voie antique.

La sépulture SP 30 et sa double couverture tumulaire. Elle est encadrée en surface par un mur d’enceinte qui l’isole de la voie antique. © A. Baralis

D’imposants tertres funéraires

La plupart des tombes sont installées en profondeur, à parfois plus d’un mètre de la surface, au centre de larges dépressions aux parois revêtues d’argile. Elles sont protégées en surface par d’imposants tertres funéraires (tumulus), entourés de murs de ceinture circulaires, certains dédoublés et mesurant jusqu’à 8,30 m de diamètre. Des escaliers de quatre à cinq marches peuvent conduire depuis l’ancien niveau de circulation jusqu’au sommet du tertre où reposent les vestiges de dépositions rituelles. Deux de ces tumulus sont recouverts d’un cercle d’amphores, suivant une pratique reconnue à Apollonia et dans d’autres cités grecques de mer Noire – où la tombe des plus riches aristocrates est entourée d’un cercle de 100 à 120 amphores, l’embouchure orientée vers la sépulture. Les fouilles ont également révélé d’autres structures plus originales, mais plus fragiles, comme des enclos en bois calcinés.
Au plus près de la voie centrale de circulation, les parcelles funéraires sont délimitées par des murets sur lesquels ont été recueillis plusieurs vases fragmentaires, abandonnés lors des visites faites aux tombeaux. Aux marges de ces enclos quelques sépultures d’enfants ont été placées dans de petites cistes ou dans des amphores, dotées de vases miniatures et d’askoi-gutti utilisés comme biberons. Derrière ces périboles (murs d’enceinte), le paysage funéraire prend un aspect singulier avec des couvertures tumulaires se superposant et s’accrochant aux pentes de ce secteur.

Ces amphores ont été alignées sur le mur de ceinture du tertre funéraire de la sépulture SP 26.

Ces amphores ont été alignées sur le mur de ceinture du tertre funéraire de la sépulture SP 26. © A. Baralis

Offrandes pour l’au-delà

Le mobilier reproduit les assemblages standards en vigueur à cette époque à Apollonia, mais montre une sélection bien plus luxueuse. Le vase à parfum constitue l’offrande de base, présent en grand nombre, posé sur le bassin ou à côté de la tête. Il s’agit de lécythes figurés ou d’alabastra en albâtre, fabriqués parfois sous la forme d’imitations en terre cuite. Parmi les lécythes, les versions les plus simples, à décor de palmettes, sont rares. Les lécythes à décor de filet (réticulé) alternent plus volontiers avec de fins décors à figures rouges rehaussés de dorure. Les analyses archéométriques menées par la Mission attestent que nombre d’entre eux ont été fabriqués à Apollonia, alors que ces productions d’exception n’apparaissent que ponctuellement ailleurs dans le monde grec. L’un de ces vases a systématiquement le col brisé : la vasque étant déposée d’un côté du corps, et l’embouchure à distance de l’autre côté.

Askos, askos-guttus et couvercle de lékané à figures rouges.

Askos, askos-guttus et couvercle de lékané à figures rouges. © D. Nedev

Strigiles et objets de toilette

Ces offrandes sont complétées pour les hommes par un strigile qui fait référence à l’univers athlétique, et pour les femmes de statuettes en terre cuite polychromes, d’un miroir et d’objets de toilette. Aiguilles et fibules appartiennent aux vêtements mortuaires, alors que les punaises en bronze témoignent d’objets en matériaux périssables disparus. Quelques vases liés au banquet sont parfois placés au niveau des pieds, complétés par l’obole à Charon et une lampe. L’opulence de ces offrandes trouve un écho direct dans l’abondance des contextes rituels placés à l’extérieur des tombes. Leur remarquable état de conservation nous permet de mieux comprendre leur organisation. Lié à la libation, c’est-à-dire à l’offrande de liquides au défunt, un vase à boire ou à verser fait ainsi face à la tombe. Aux pieds des escaliers ou contre les murets, on retrouve diverses offrandes laissées lors des visites, tandis que les tumulus sont symboliquement scellés par un dépôt de vases liés à la boisson. Enfin, un imposant foyer rituel accompagne la plupart des tombes. Il vient clore le cycle des cérémonies qui succèdent à l’inhumation.

Figurines en terre cuite conservant leur décor polychrome.

Figurines en terre cuite conservant leur décor polychrome. © D. Nedev

De riches foyers rituels

Chaque sépulture est accompagnée d’un foyer, agencé contre la sépulture ou le muret qui l’entoure. Il peut rassembler de 20 à 40 vases et des objets les plus divers. On retrouve toujours, au fond d’une fosse, une coupe commune posée à l’envers. Cette première offrande – eau, vin ou melikraton, un mélange de lait et de miel – était destinée à consacrer le lieu avant le rituel. Au-dessus d’une mince couche de terre étaient ensuite placées les bûches en chêne. Une fois le feu allumé, les participants disposaient les vases liés à la boisson : askos et œnochoé pour verser, coupe et canthare pour boire, parfois une amphore. Puis, ils agençaient, au centre, les plats et grils, ainsi que les pots et les bols. Le feu devenant plus fort, ils y jetaient les derniers vases… Au terme de la cérémonie, des pierres étaient placées tout autour, avant que les participants ne s’en retournent, reproduisant ce paysage funéraire si particulier décrit par Lucien de Samosate où les foyers abandonnés fumaient face aux tombeaux. 

Le foyer rituel FR 17 est posé contre le mur de péribole, le long de la voie antique, face à la tombe SP 19.

Le foyer rituel FR 17 est posé contre le mur de péribole, le long de la voie antique, face à la tombe SP 19. © A. Baralis

Des défunts thraces à identifier

Qui sont ces défunts, inhumés à distance de la cité, mais qui disposent pourtant d’un statut social singulier que trahissent la taille des tombeaux et la richesse du mobilier ? La découverte d’une stèle nous offre un premier indice, en révélant le nom non pas d’un Grec, mais d’une femme thrace, répondant au nom de Térétormè mariée elle-même à un homme thrace nommé Saloxis. Cette indication explique plusieurs particularités des structures funéraires, comme la présence de banquettes latérales dans certaines fosses, le démembrement rituel des corps, ou encore le cheval sacrifié placé au-dessus d’un défunt et laissant entrevoir un lien privilégié avec la cavalerie. La présence des Thraces à Apollonia au moment où stationne l’armée macédonienne interroge : s’agit-il d’artistocrates ou de militaires intégrés au corps armé de Philippe II ? Mais cette période éphémère de 15 ans s’achève de façon tragique avec la participation inattendue d’Apollonia à la révolte des cités grecques de l’ouest de la mer Noire contre les Macédoniens au printemps 331 avant notre ère.

Stèle funéraire de Térétormè, épouse de Saloxis.

Stèle funéraire de Térétormè, épouse de Saloxis. © D. Nedev

Un cheval sacrifié avec son cavalier

Sur la tombe 46 reposait la dépouille d’une jument, allongée sur son côté droit. Tuée à l’arme blanche, elle garde la trace d’un premier coup sur la première cervicale, tandis qu’un second a été porté au niveau de ses côtes et vertèbres thoraciques. Ses membres postérieurs, sectionnés juste après la mort, sont absents. Or, le même traitement a été appliqué à l’homme inhumé dans une fosse située sous le cheval, mais orientée à l’opposé de ce dernier. Âgé de 30 à 40 ans, le défunt repose sur le dos, les bras le long du corps. Un vase à parfum et un strigile en fer l’accompagnent. Ses deux membres inférieurs ont été découverts dispersés, les os longs des deux jambes, placés en croix à deux endroits différents, l’un au-dessus de la fosse, l’autre à proximité de la voie de circulation, contre l’alignement de pierres entourant la tombe du cheval. Ces gestes reproduisent un rite reconnu dans le centre et au nord de la Bulgarie dans plusieurs tombeaux aristocratiques liés aux divers royaumes thraces odryses. Les mythes grecs eux-mêmes se font écho de ces pratiques funéraires en associant la plupart des héros thraces (comme Orphée, Diomède ou Térès) à une mort violente suivie d’un démembrement des corps.

Cheval immolé et démembré inhumé sur la tombe SP 46.

Cheval immolé et démembré inhumé sur la tombe SP 46. © A. Baralis

Au sein des tombes plus modestes

En regard, le second chantier (parcelle cadastrale UPI V-7058) livre un aspect méconnu des nécropoles apolloniates, dans des secteurs plus éloignés des axes de circulation où sont inhumés les citoyens plus modestes. Ici les périboles funéraires sont rares, le système de marquage fragile et les regroupements familiaux plus fluides. Les tombes sont placées directement en surplomb du littoral, face à d’anciennes carrières. Elles se limitent à une simple fosse, creusée à environ 1 m sous la surface. Le défunt y est placé sur le dos, membres en extension le long du corps, la tête orientée de préférence vers l’est. Seule une sépulture bénéficie d’un coffrage rectangulaire en tuiles qui double les parois. En surface, un amas de pierres posé sur la fosse ou un simple alignement qui en marque les limites signalent leur présence. Quelques regroupements sont possibles, comme la tombe d’un enfant placée au-dessus de celle de sa mère, ou un ensemble cohérent qui occupe l’extrémité du chantier. Le mobilier témoigne du statut social modeste des défunts à un moment où, pourtant, Apollonia parvient à son acmé. Le vase à parfum à décor de palmettes est ici l’offrande de base, et bien souvent la seule. Il se fait miniature dans les tombes d’enfants. Ni vase polychrome à dorure ni figurine en terre cuite ne viennent accompagner les défunts.

Sépulture SP 26 d’un défunt probablement mort au combat. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI V-7058.

Sépulture SP 26 d’un défunt probablement mort au combat. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI V-7058. © A. Baralis

Un mobilier funéraire très abondant

Trois contextes se distinguent toutefois, à commencer par la sépulture 19 qui abritait un imposant dépôt rituel de vingt-six cruches, d’une œnochoé et de deux amphores déposées en trois niveaux successifs. Une même pratique se retrouve non loin dans la sépulture 7. La tombe 26 (découverte le dernier jour !) est celle d’un homme mort au combat comme en témoigne la pointe de flèche identifiée au-­dessus de son bassin, dans une zone où deux vertèbres présentent un fort traumatisme. Son mobilier funéraire s’avère étonnement abondant et associe un vase à parfum, un strigile, plusieurs vases liés au banquet et un énigmatique objet en fer. Enfin, au plus près du littoral, une large fosse avec banquette latérale abritait un défunt posé sur un brancard en bois (klinè) protégé par un modeste tertre funéraire, entouré d’un simple mur de ceinture de blocs alignés. Par sa position, à l’extrémité d’un promontoire, la tombe jouissait d’un superbe panorama. Malgré son apparence modeste, elle reprend tous les codes des grands tumulus aristocratiques de la péninsule de Budjaka qu’elle reproduit en miniature, éclairant ainsi l’influence exercée par l’élite auprès des citoyens ordinaires. Un aspect qui sera au cœur du programme de recherche prévu en 2026… 

Sépulture SP 22 et son mur de ceinture qui encadrait le tertre funéraire placé au plus près du littoral. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI V-7058.

Sépulture SP 22 et son mur de ceinture qui encadrait le tertre funéraire placé au plus près du littoral. Péninsule de Budjaka, parcelle cadastrale UPI V-7058. © A. Baralis

Se nourrir dans l’au-delà

Les offrandes symboliques reproduisaient les mets figurés sur les stèles funéraires. Fruits secs ou frais complétaient les offrandes carnées, étrangement limitées aux membres de jeunes chèvres et moutons, ponctuellement accompagnés de poissons et fruits de mer. La galette funéraire jouait un rôle central. L’état exceptionnel de conservation nous permet d’en appréhender pour la première fois la forme. Avec son diamètre de 10 cm, elle correspondait à la melittouta, le gâteau à base de miel. Vases à parfum ou liés à la toilette, perles en verre, objets en bronze (strigiles, stylets) et en bois (dont parfois juste des manches) garnissaient ces ensembles. Un fragment de laine témoigne de la présence de textiles, tandis que les os d’astragales, souvent en grand nombre, revêtaient un rôle rituel. Les analyses placent ces cérémonies à la fin du mois de septembre ou au début d’octobre, au moment où intervient la fête des épitaphia, dédiée à la mémoire des défunts.

Pour aller plus loin
BARALIS A., PANAYOTOVA K., NEDEV D. (dir.), 2019, Apollonia du Pont, sur les pas des archéologues, Sofia.
HERMARY A., PANAYOTOVA K., BARALIS A., RIAPOV A., DAMYANOV M. (dir.), 2010, Apollonia du Pont (Sozopol), La nécropole de Kalfata (Ve-IIIe s. av. J.-C.). Fouilles franco-bulgares (2002-2004), Bibliothèque d’Archéologie Méditerranéenne et Africaine n° 5, Aix-en-Provence, Errance.