Au cœur de l’archéologie glaciaire
Pionnier de l’archéologie glaciaire en France, Éric Thirault, enseignant-chercheur à l’université Lumière-Lyon 2, spécialiste de la Préhistoire récente, parcourt depuis 2007 les cols de haute altitude des Alpes du Nord à la recherche d’artefacts piégés au Petit Âge glaciaire (début du XIVe siècle – fin du XIXe siècle) et libérés depuis par les glaces. Décryptage d’une spécialité née du réchauffement climatique.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
L’archéologie glaciaire est une discipline relativement récente. Quelle est son histoire ?
Plutôt que de discipline, je parlerais de pratique spécialisée. Elle s’inscrit dans la continuité de l’étude de la présence humaine à très haute altitude, qui intéresse les scientifiques depuis plus de 50 ans. Elle est née de la rencontre entre ce sujet de recherche et le réchauffement climatique : la fonte des glaciers, associée à la diminution de l’enneigement, a fait apparaître des vestiges jusque-là pris par les glaces ou recouverts de neige. La découverte d’Ötzi, en 1991, à 3 200 m d’altitude à la frontière entre l’Italie et l’Autriche a été le moment fondateur de cette spécialisation. L’année 2003, marquée comme on le sait par une forte canicule, a accéléré cette prise de conscience à l’échelle européenne, créant un véritable électrochoc parmi les archéologues : en différents points, en Suisse et en Italie, des artefacts ont émergé – on ne pouvait plus parler de cas isolé… En France, il aura fallu quelques années supplémentaires pour que l’on s’intéresse à la question, et j’ai été le premier à le faire en 2006, en apprenant la découverte fortuite, trois ans plus tôt, d’une statue en bois au col du Collerin. Elle datait de l’époque gallo-romaine, qui nous a légué bon nombre d’œuvres en bronze ou en pierre, mais bien peu en bois ! Cet objet de dévotion populaire de belle facture avait dû baliser le passage et attestait qu’il était emprunté régulièrement. Depuis, les campagnes se sont succédé, et le sentiment d’urgence a été accru par le choc de l’année 2022 : il y a deux ans, la canicule, couplée à un très faible enneigement, a conduit à des découvertes absolument pléthoriques.
L’année 2003 a accéléré cette prise de conscience à l’échelle européenne, créant un véritable électrochoc parmi les archéologues.
Les potentialités du terrain
Comment repérez-vous les sites potentiellement intéressants ?
Le travail s’effectue à plusieurs échelles. La première étape consiste dans le repérage des passages englacés au cours du Petit Âge glaciaire (à partir du XIVe siècle), en se fondant sur les cartes établies au XIXe siècle. Cet englacement est la condition sine qua non de la bonne conservation des vestiges. Il s’agit ensuite de comparer ces cartes anciennes avec celles établies par l’IGN au XXe siècle et aux photographies aériennes, pour dater le moment de la disparition des glaces : si elle remonte aux années 1950, nous arriverons trop tard, les artefacts libérés seront trop dégradés ; si la glace était encore en place dans les années 1980, nous avons une chance de retrouver des témoignages. Nous croisons ensuite ces informations avec les passages de cols mentionnés dans les sources écrites, puis ceux qui ne le sont pas mais qui pourraient constituer des itinéraires bis. L’approche, enfin, se fait à plus petite échelle sur les sites en repérant les secteurs où la pente est moindre, ou les cuvettes qui ont pu piéger des objets et qui sont parfois encore occupées par de petits lacs ou des névés. On élargit ensuite à 100 ou 200 m autour de ces points.
La découverte d’Ötzi : acte de naissance de l’archéologie glaciaire
Découvert en septembre 1991 alors que son corps dépassait partiellement sur le glacier du Hauslabjoch, dans les Alpes de l’Ötztal qui lui a donné son nom, Ötzi a d’abord été pris pour un alpiniste moderne disparu et soudain libéré par les glaces. Son dégagement complet a fait apparaître son état de conservation exceptionnel et sa complétude, ainsi que ses équipements – veste, arc, hache notamment. Les analyses réalisées ont conclu qu’il était mort à l’âge de 46 ans à la fin du Néolithique (autour de 3300 avant notre ère), en fuyant des poursuivants dont il avait reçu une flèche. Outre le rôle de la glace, la préservation de son corps s’explique par un phénomène de momification dû en partie à la dessication sous l’effet du foehn, vent chaud typique des Alpes suisses et autrichiennes.
Comment s’organisent les campagnes sur le terrain ?
Elles se déroulent en général entre la mi-août et la mi-septembre – avant, la neige est trop abondante, après, de nouvelles chutes menacent vite. Nous sommes entièrement dépendants des aléas météorologiques. Nous avons pu avoir 25 cm de neige fraîche au 25 août ! Et cette année, les pluies torrentielles qui ont frappé la Savoie nous ont arrêtés début septembre – ces événements soudains sont malheureusement de plus en plus fréquents avec le réchauffement climatique… Chaque campagne comprend en principe un volet d’exploration sur de nouveaux secteurs et une prospection sur les sites déjà identifiés. Car un emplacement qui a déjà livré des vestiges est fortement susceptible d’en receler bien d’autres, qui se découvrent à la faveur du déplacement de rochers, de la présence plus ou moins forte de la neige ou de l’eau.
Un bruit de fond à écouter
Quel état des lieux de sites peut-on dresser en 2024 ?
Sur les trente-neuf passages de col que nous avons prospectés en Savoie et en Haute-Savoie, treize livrent à l’heure actuelle des mobiliers en bois ou d’autres matériaux fragiles. Il est rare qu’un site ne « donne » absolument rien. Tous les cols ont pu être empruntés à un moment ou à un autre ; nous sommes donc face à un « bruit de fond » de la présence humaine. Ces traces des passages sont parfois récentes, du XXe ou du XXIe siècle, hors de notre objet d’étude. En 2024, nous avons exploré de nouveaux cols en Savoie mais n’avons pas poursuivi l’exploration en Haute-Savoie, faute de résultats probants en 2023.
Quels sont les objets les plus couramment mis au jour et les périodes les plus représentées ?
99 % des restes sont en bois : des fagots – destinés au feu –, des vestiges peu transformés comme des bâtons de marche, ou d’autres beaucoup plus travaillés, comme des manches de canne ou de piolet. La selle en bois du haut Moyen Âge mise au jour au col de Chavière dans la Vanoise en 2022 est un cas exceptionnel. Elle est conservée aux deux-tiers et était peut-être revêtue de cuir, comme l’indiqueraient les perforations relevées. Parmi les objets insolites découverts, se trouve une marque à pain : cette petite branche écorcée de 9 cm de long est incisée d’une gravure en quadrillage que l’on apposait sur les pains pour les identifier au sein du four collectif. Au Colerin, en 2021, un bois en forme de lance, d’époque gallo-romaine, a été collecté : il n’a cependant pas de tranchant et sa fonction nous échappe pour le moment. Outre les bois, figurent également quelques éléments textiles (souvent difficiles à interpréter parce que les masses de tissus sont repliées sur elles-mêmes) ou en cuir (chaussures, lanières, harnachements d’animaux). Ces artefacts couvrent une période allant de 1500 avant notre ère à nos jours, mais avec une importance très inégale : le deuxième Âge du fer (Ve-Ier siècle avant notre ère), l’Antiquité tardive et le Moyen Âge sont bien représentés. Les vestiges du Petit Âge glaciaire sont en revanche peu nombreux. L’interprétation reste difficile : les objets perdus à ce moment-là ont-ils été emportés par les neiges et les glaces plus abondantes de cette période ? La rareté des restes gallo-romains – à l’exception notable de la statue et de la lance évoqués – interroge elle aussi : est-elle liée à un climat plus sec ?
Cette archéologie est une véritable course contre la montre.
Les enjeux d’une discipline
Quelles sont les spécificités de l’archéologie glaciaire, en termes de méthodes et de techniques ?
La première est liée au fait que nous ne faisons que récolter en surface. S’il nous arrive parfois de gratter un peu pour dégager complètement un objet qui dépasse, nous ne réalisons pas de fouilles. Le sol, très rocheux, composé souvent d’éboulis, ne le permet pas et la densité faible des vestiges (moins d’1 par mètre carré) imposerait en tout état de cause des moyens considérables pour des fouilles très extensives. Par ailleurs, le choix a été fait jusqu’ici de collecter de manière exhaustive – et non un échantillon représentatif comme souvent en archéologie. D’une année sur l’autre, nous pouvons identifier la partie manquante d’un bois fragmentaire découvert auparavant. En termes de datation, nous ne pouvons pas nous appuyer sur la stratigraphie. La glace elle-même présente parfois différentes couches, liées à ses périodes de gel et de dégel, mais elle ne nous donnera que l’histoire du glacier, non celle des passages humains et des objets pris dans la glace. Par conséquent, la seule technique possible est celle du carbone 14. Dans quelques cas exceptionnels, la dendrochronologie est aussi envisageable, par exemple pour la selle en bois du col de Chavière qui compte plus d’une centaine de cernes conservés. Nous n’avons jusqu’ici retrouvé dans les Alpes françaises que des objets disparates, issus de multiples accidents – aucun « ensemble clos » comme celui du col de Théodule, en Suisse, qui comprenait tout l’équipement d’un probable marchand. Cette situation impose donc une datation objet par objet.
Le site exceptionnel du Colerin
Point de passage discret sur la ligne de crête entre Savoie et Piémont à 3 207 m d’altitude, le site archéologique du Colerin a été repéré grâce à la découverte, par un alpiniste, d’une statue en bois gallo-romaine de 84 cm sur le glacier adjacent au col. Après une mission de reconnaissance lancée en 2007, la première campagne de prospection a été organisée l’année suivante : plus de 150 objets ont été collectés. Au fil des différentes explorations menées depuis lors, le total des objets s’élève à 2 000, soit la moitié des quelque 4 000 mis au jour en Savoie et Haute-Savoie. « Ce site extraordinaire n’a pas d’équivalent en France », s’enthousiasme Éric Thirault. Cette exceptionnelle richesse s’explique en partie par la forte fréquentation de cet itinéraire, bien documenté dans les sources écrites entre le XIVe et le XIXe siècle. Cependant d’autres axes économiques importants n’ont pas livré autant de vestiges. « Les conditions de conservation sont ici idéales, explique l’archéologue. Ce site de cuvette a piégé les objets et à cette haute altitude, la glace est encore présente. Ailleurs, il aurait fallu chercher il y a 50 ans. »
L’archéologie glaciaire n’est-elle pas condamnée à court terme, dans le contexte du réchauffement climatique ?
C’est une course contre la montre. Une fois à l’air libre, les objets se détériorent rapidement. En retournant sur les sites année après année, nous réussissons à les récupérer au fur et à mesure. Certains secteurs répertoriés cesseront sans doute bientôt de livrer des vestiges, d’autant que l’année 2022 a été un accélérateur colossal. Nous aurons alors une forme d’exhaustivité raisonnée de ces sites. Pour poursuivre les recherches, il faudra monter plus haut. Certains secteurs à 3 400 m dans le massif du Mont-Blanc pourraient être favorables, mais les glaces sont aujourd’hui trop importantes : peut-être seront-ils accessibles dans 20 ou 30 ans – même si cela signifiera le recul des glaciers jusqu’à cette altitude. La chaîne de l’Himalaya pourrait elle aussi être un terrain de prospection : les recherches menées jusqu’ici n’ont, à ma connaissance, porté que sur les débuts de l’alpinisme, non sur les circulations anciennes.