Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (3/7). Les pierres à bâtir : carrières locales et roches importées
Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célèbre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.
Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos
La géologie de Délos est principalement composée de granites difficiles à tailler et, secondairement, de gneiss très fracturés et de marbres de qualité variable. Pour leurs pierres à bâtir, comme pour bien d’autres matériaux, les habitants de l’île ont importé davantage qu’ils n’ont produit. Un programme de recherche s’achève qui permet de comprendre comment Déliens et étrangers ont su combiner dans leurs constructions pierres locales et pierres importées.
La géologie de Délos se divise en deux unités. Les presqu’îles du nord sont composées de gneiss rubanés. Le reste, soit les 4/5e de l’île, est constitué d’un dôme magmatique de granite. À l’intérieur du pluton granitique, on trouve quelques enclaves de marbre et de gneiss marron. Les roches sédimentaires de surface sont très rares.
Du moellon de ramassage à la maîtrise de la taille du marbre
Les maisons construites à Délos au IIIe millénaire avant notre ère sont réalisées en moellons de ramassage et c’est encore ce type de matériau qui est majoritaire à l’époque mycénienne (vers 1400-1200 avant notre ère) où apparaissent les premiers blocs taillés. La situation se modifie radicalement aux VIIe et VIe siècles avant notre ère. Les Grecs maîtrisent alors le fer et disposent d’outils d’extraction et de taille performants. Ils ont aussi la capacité de transporter sur terre et sur mer de très grands blocs et de les soulever pour les mettre en place. Les Naxiens excellent dans ce domaine. Entre la fin du VIIe et le début du VIe siècle avant notre ère, ils érigent côte à côte dans le sanctuaire d’Apollon une statue du dieu de près de 9,50 m de haut et un vaste édifice où ils peuvent se réunir. Colonnades, charpente et tuiles sont, comme la statue, en marbre de Naxos. Pour les murs, du granite probablement local a été combiné à du gneiss de l’île de Rhénée. L’usage de ce gneiss se développe au VIe siècle avant notre ère, souvent associé à du marbre de Paros, qui devient plus fréquent que celui de Naxos. Dans le sanctuaire d’Apollon, les Déliens se distinguent en construisant pour le dieu un temple en poros, une roche sédimentaire compacte et assez poreuse, sans doute importée d’une Cyclade voisine. La situation change encore après les guerres médiques (490-479 avant notre ère). Les Déliens sont alors capables d’exploiter leur propre marbre. Ils ouvrent une carrière au sud-est du Cynthe et en extraient des blocs pour les nouveaux temples qu’ils consacrent à Héra et à Apollon, gardien du trésor de la Ligue de Délos. Les ressources de cette carrière sont cependant limitées. Elle ne fournit que les premières assises du temple d’Apollon. Pour le reste, les Déliens importent du marbre de Paros et c’est aussi de cette île que les Athéniens font venir du marbre pour les élévations de deux monuments qu’ils érigent dans le sanctuaire d’Apollon entre la fin du Ve et le milieu du IVe siècle avant notre ère. Fidèles à leurs habitudes, ils les fondent sur du poros importé.
L’époque hellénistique : un marché de la pierre à l’échelle de l’Égée
Le IIIe et le début du IIe siècle avant notre ère sont marqués par la construction de monuments que consacrent à Apollon les rois de Macédoine, qui introduisent ou développent dans l’île de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux. Le portique d’Antigone Gonatas met ainsi en œuvre un poros d’origine volcano-sédimentaire, vraisemblablement importé de Santorin ou de Milo, et il joue sur l’opposition chromatique entre le marbre blanc de Paros et le marbre bleu de Tinos. Dans le temple des douze dieux et dans le Néôrion, les architectes, probablement financés par Démétrios Poliorcète, choisissent pour les fondations le granite local. Philippe V, lui, fait importer pour son portique du marbre de Macédoine. Durant cette période dite de l’Indépendance, les Déliens ouvrent une nouvelle carrière de marbre aux marges de la ville et l’utilisent abondamment dans leurs chantiers : au théâtre, au temple d’Aphrodite, sur le pourtour de la retenue d’eau du barrage de l’Inopos et dans une vaste halle à destination commerciale – où le marbre et le granite locaux sont combinés à des gneiss de Rhénée, des poros volcano-sédimentaires et des marbres de Tinos, de Paros et de Naxos. L’art de combiner les roches persiste après 167 avant notre ère quand l’île tombe sous la coupe des Athéniens. Les nouveaux maîtres des lieux édifient alors pour la première fois dans l’île un bâtiment avec leurs propres marbres : le blanc du Pentélique et le bleu à flammèches blanches de l’Hymette. Ils en lancent la mode, qui est reprise dans le nouveau gymnase, dans des bains publics, dans l’édifice que se construit la communauté des Italiens et dans quelques luxueuses maisons. Ce sont les marbres les plus prisés de cette époque, pendant laquelle les importations de Paros restent cependant dominantes et celles de Naxos se poursuivent modestement. La pierre à bâtir la plus commune pour les murs est alors le gneiss de Rhénée. Il est complété par divers poros dans les ouvrages hydrauliques et les cloisons d’étages, et par les gneiss et les granites locaux. Les carriers de Délos sont dorénavant capables de distinguer les différents types de granites présents dans l’île et d’extraire des fûts hauts de plus de 4 m. Pour le temple d’Héraclès, les tailleurs réalisent une couverture avec des blocs de plusieurs tonnes. Dans les colonnes de la Maison des masques, ils lui donnent le poli du marbre et sur la façade d’autres maisons ils le sculptent de bas-reliefs apotropaïques (qui conjurent le mauvais sort). Mais c’est au moment où le granite, la roche proprement délienne, est enfin maîtrisée, que l’île périclite et que commence une longue période de remploi des blocs pris sur les édifices abandonnés : certains servent à de nouvelles constructions sur l’île tandis que d’autres partent pour des destinations plus lointaines. Un voyageur en mentionne qui auraient été remployés pour la construction de Sainte-Sophie à Constantinople !
Ce programme, financé par l’Agence nationale pour la recherche, a réuni des chercheurs de l’Institut de recherche sur l’architecture antique, de l’Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie, de l’Institut des sciences de la Terre de Paris, du Centre Alexandre-Koyré et de l’École française d’Athènes.
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