Quoi de neuf sur les Phéniciens (4/7) ? Navigation et commerce chez les Phéniciens
Sur la côte levantine naquit, au IIe millénaire avant une ère, une brillante civilisation qui allait essaimer tout le long des rivages de la Méditerranée au cours du millénaire suivant. Ces Phéniciens, comme les Grecs les appelèrent plus tard, furent découverts très tôt par l’archéologie. Par de nombreux aspects tout à fait fascinants, ils conservent néanmoins toujours une part d’ombre et de légendes. Archéologia vous propose un grand dossier de synthèse sur le sujet, à la lumière des dernières découvertes et études.
Les auteurs du dossier sont : Françoise Briquel Chatonnet (auteur et coordinatrice du dossier), directrice de recherche au CNRS, UMR 8167 Orient et Méditerranée, Mondes sémitiques ; Annie Caubet, conservatrice générale honoraire du musée du Louvre ; Éric Gubel, directeur honoraire des Antiquités des Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles ; Robert Hawley, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études ; Hélène Le Meaux, conservatrice au département des Antiquités orientales du musée du Louvre ; Stevens Bernardin, Sorbonne-Université – UMR 8167 Orient et Méditerranée
Habiles constructeurs de navires, fins navigateurs, entrepreneurs commerciaux mus par une vision du monde à grande échelle, les Phéniciens ont su pacifiquement créer de la richesse, favoriser les rencontres de cultures et diffuser des formes d’art et des savoir-faire durant près de 1 000 ans.
Le commerce maritime phénicien s’appuie sur un réseau de ports et de comptoirs échelonnés le long des rivages sud de la Méditerranée jusqu’à l’Occident et l’Atlantique (Mogador). Les emplacements choisis pour commercer avec les habitants de l’intérieur privilégient les presqu’îles allongées offrant un double abri au vent. Plusieurs sites sont en outre associés à des salines, dont l’exploitation constitue une importante source de revenu (à Kition à Chypre, à Tharros en Sardaigne ou à Ibiza dans les Baléares). Les ports bénéficiaient d’installations monumentales dont certaines ont été révélées par l’archéologie récente : à Byblos, le port méridional était beaucoup plus grand qu’on ne le pensait, avec une baie s’enfonçant jusqu’au pied des murailles de l’acropole, dans une partie aujourd’hui recouverte par la ville moderne. À Kition comme à Carthage, le port militaire fermé, circulaire, comportait des rampes pour tirer les navires au sec et les radouber dans des abris. Les marins phéniciens ont aussi fait voile vers les rives nord de la grande mer, où ils n’avaient pas d’établissements ; mal leur en prit pour certains, surpris par la tempête, ils laissèrent leur épave au large du cap Gélidonya et d’Uluburun (XIVe-XIIIe siècles avant notre ère) le long des côtes anatoliennes, ou bien à Marsala en Sicile (IVe siècle avant notre ère). Mais d’abondantes marchandises sont parvenues à Rhodes, à Athènes, à Marseille, à Pithécusses (golfe de Naples) et jusqu’en mer Noire.
Des navires de haute mer
On a une idée de ces navires grâce aux épaves et aux nombreuses images : peintes sur des vases, sculptées sur les murs des palais assyriens, ou encore modelées en ex-votos déposés dans les tombes. La coque en planches de bois assemblées par tenon et mortaise enfermait une sorte de squelette de côtes savamment profilées partant d’une colonne vertébrale, la quille monoxyle. Les bateaux étaient mus par des rameurs et de belles voilures en toile de lin. Navires de commerce ventrus aux larges cales, minces nefs de guerre armées d’un éperon ou simples chaloupes de transbordement propulsées par une rame gouvernail, ils répondaient aux différents besoins de la vie sur mer. Un décor discret, proue zoomorphe ou œil prophylactique, veillait sur leur destin. La vie à bord était des plus modestes : quelques récipients culinaires ou bijoux (des cadeaux pour les escales ?) et des petits objets de dévotion personnelle, amulettes ou figurines divines en terre cuite.
Marchandises et conteneurs
Le principal conteneur sur ces navires était l’amphore en céramique destinée au transport des liquides, huile et vin, surtout, et aussi des céréales, des dattes, des fruits secs. Ces jarres à fond pointu sont d’une forme spécialement étudiée pour permettre l’empilement par centaines dans les cales, avec un goulot étroit, qui pouvait recevoir un bouchon d’argile, et des petites anses pour la manipulation. Ces jarres commerciales parfaitement conçues n’ont connu qu’une faible variation de forme durant des siècles. Contre le roulis, on ajoutait en bourrage d’autres marchandises souples, pièces de tissus, buissons de plantes aromatiques, gomme. Les épaves du IIe millénaire avant notre ère ont aussi livré des cargaisons impressionnantes de lingots de cuivre (dix tonnes à Uluburun) originaire des mines de Chypre. D’une forme rectangulaire à côtés incurvés dite « en peau de bœuf », ce type de lingot a été diffusé en Égypte, en Grèce et jusque dans le Midi de la France, témoignant de l’intensité des échanges maritimes dans l’industrie métallurgique. Indispensable aux constructions ambitieuses des grands empires, le bois de charpente, le cèdre tout particulièrement, fut une des grandes ressources économiques des Phéniciens, grâce aux montagnes boisées du Liban, de l’Amanus et de Chypre. Depuis l’Ancien Empire, les pharaons égyptiens se targuaient de recevoir des « tributs » en bois de cèdre – qui étaient plus probablement le fruit de transactions commerciales rémunérées. La plus riche documentation vient du décor des palais assyriens : le couple royal de Tyr et Sidon assiste en personne à l’embarquement des grumes de cèdre destinées au palais de Salmanasar III (858-824) à Balawat (Imgur-Enlil). Le palais de Sargon II (règne 722-705 avant notre ère) à Khorsabad glorifiait la conquête de l’île de Chypre, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait réussi avant lui, en faisant figurer en bonne place l’abattage des grumes dans des montagnes, puis l’embarquement et la navigation au large d’îles, peut-être Tyr ou Arwad, jusqu’à la rupture de charge à l’embouchure de l’Oronte. Bûcherons et marins sont figurés là comme des hommes à la barbe courte, coiffés de bonnets ronds, fugitives images de ces rudes navigateurs. Parmi les autres matières premières embarquées se trouvaient des lingots d’étain, indispensables à la fabrication du bronze, et des lingots en verre. Ceux de l’épave d’Uluburun étaient colorés au bleu de cobalt : on sait que les Phéniciens étaient spécialisés dans la fabrication d’objets et récipients en verre, un matériau aisément recyclable ; mais les ateliers primaires, ceux qui obtenaient du verre à partir de quartz pilé, furent longtemps une exclusivité de l’Égypte – d’où il partait sous forme de lingots par l’entremise du commerce phénicien. Ainsi la circulation de certaines denrées absentes de Phénicie semble avoir été entre les mains du commerce phénicien international qui servait d’intermédiaire : comme preuve, outre ces lingots de verre ou d’étain, le trafic florissant des défenses d’ivoire retrouvées en mer au large de la Turquie et en Espagne. Pour autant, le fonds de commerce phénicien s’appuie sur une production propre « d’objets de curiosité » très appréciés par la clientèle grecque et les colonies d’Italie et d’Espagne à l’époque du goût orientalisant (VIIIe-VIIe siècles avant notre ère) : les œufs d’autruche gravés et peints, les Tridacna squamosa, grands coquillages de la mer Rouge polis et incisés d’un riche décor, les coupes d’orfèvrerie à motifs narratifs, ou encore des boîtes et placages de meuble en ivoire constituent les plus savoureuses créations de l’art chypro-phénicien. Le contenu de certaines catégories raffinées de petits vases était destiné à des usages particuliers, sans doute médicomagiques : les « bil bil », petits flacons en forme de capsule de pavot, de fabrication chypriote, ont ainsi sans doute diffusé des produits opiacés du XIVe au XIIe siècle. En revanche, on ne sait ce que contenaient les nombreux lécythes à bec tréflé qui circulèrent sous différents aspects, belle céramique rouge polie ou version de luxe en métal, au cours des IXe et VIIIe siècles avant notre ère…