Histoire d’une estampe : une sorcière à la bibliothèque !

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : la sorcière sur son balai.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : la sorcière sur son balai. © École nationale des chartes

Les motifs traditionnels populaires se diffusent du Moyen Âge ou de l’Ancien Régime jusqu’en plein XXe siècle. Tel est le cas de cette extraordinaire sorcière – grandeur nature ! – qui est à la fois témoin de cette tradition iconographique et des nouvelles technologies qui transforment profondément l’industrie de l’image au cours de la révolution industrielle. Cette lithographie a été produite dans la petite cité alsacienne de Wissembourg et avait un usage lié aux sociabilités locales.

Le fonds d’estampe de la bibliothèque de l’École nationale des chartes est largement tourné vers les périodes anciennes, souvent en lien avec l’histoire du livre. Dans notre volonté de proposer des ressources patrimoniales pédagogiques représentatives de toutes les périodes et des principaux phénomènes culturels, il était toutefois important d’acquérir une estampe populaire de la période contemporaine. Nous avons pu acheter aux enchères une pièce illustrant une certaine esthétique et plus encore des pratiques typiques du XIXe siècle et du début du siècle suivant. Elle est de surcroît exceptionnelle : souvent, en effet, les images sont de petit format ; non seulement celle-ci est immense… mais elle est même grandeur nature !

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. © École nationale des chartes

Entre modernité et tradition

L’imagerie du XIXe siècle nous renseigne sur une période particulière de la diffusion des images en Europe. On ne se situe déjà plus tout à fait dans le monde de l’Ancien Régime, avec ses burins et ses eaux-fortes. Mais on n’est pas encore non plus dans la modernité de la photographie ou des journaux illustrés. Le XIXe siècle voit l’essor de la lithographie, qui produit en quelques années des quantités d’images qui renouvellent complètement les usages. Les petits ateliers artisanaux laissent la place à des industries nécessitant d’importants capitaux et faisant travailler des corps de métiers divers. Leur production reflète leur temps mais s’inscrit souvent dans une tradition iconographique ancienne. Différents thèmes sont traités : les premiers, et les plus importants, sont bien sûr le religieux – avec toute l’iconographie sulpicienne –, puis les représentations liées à l’enfance et à l’éducation, et l’évocation de l’actualité, notamment des guerres de l’époque.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : le visage

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : le visage © École nationale des chartes

Aux confins de l’Allemagne

Si les images d’Épinal sont évidemment les plus connues – jusqu’à faire entrer le terme dans le langage courant –, la petite ville alsacienne de Wissembourg est un cas qui ne manque pas d’intérêt. L’imagerie y naît relativement tard. On trouve certes un atelier qui produit des travaux de ville (lettres de baptême, attestations pour compagnons…) dès 1759, mais ce n’est que sous la monarchie de Juillet (1830-1848) que se développe l’activité de production d’images et durant la seconde moitié du XIXe siècle qu’elle fleurit. Un homme en est à l’origine : Jean-Frédéric Wentzel (1807-1869), né à Wissembourg où son père est artisan. Après un apprentissage de relieur à Paris, il devient libraire puis fonde une imprimerie typographique ; il arrive à point nommé, avec un marché déjà constitué, des techniques qui se sont stabilisées, un modèle économique éprouvé, mais encore des possibilités pour de nouveaux arrivants. Wentzel obtient ainsi son brevet de lithographe en 1835.

Plus de deux millions d’images par an

Ce secteur émergeant est surtout héritier de la révolution industrielle : en 1855, coup sur coup, des lignes de chemin de fer relient Wissembourg à Strasbourg (et Paris) et à l’Allemagne. Puis Wentzel s’associe avec un Parisien pour créer un dépôt d’images dans la capitale et ainsi mieux diffuser sa production. À sa mort en 1869, il emploie près de 100 personnes ; Wissembourg est devenu un centre pour la lithographie, qui produit plus de deux millions d’images par an. La guerre de 1870 vient toutefois largement modifier un fonctionnement déjà remis en cause par la mort de Wentzel puis celle de son fils en 1877 : reprise par Jungck et Schenck, l’entreprise affiche un caractère beaucoup plus allemand dans son esthétique, mais aussi dans l’usage qui est fait des images (sociétés de gymnastique, cibles de tir, images de fêtes…). En 1906, René Ackermann, originaire de Wissembourg même, rachète la fabrique, dont l’importance est en recul mais qui emploie encore environ 40 salariés. Ce n’est qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale que les lithographes mettront finalement la clef sous la porte.

Une sorcière du XXe siècle

Notre sorcière prend place dans le contexte et l’histoire de cette production. Elle est passionnante car elle trace des liens entre les représentations traditionnelles et les usages contemporains. Le document est très récent, en tout cas beaucoup plus que ce qu’on s’imagine en le voyant. Produit à l’époque où Ackermann a repris la fabrique, il a à peine un siècle. La figure est dessinée telle qu’en elle-même, sans fond ni paysage ; l’estampe ne montre pas d’action spécifique ni de mise en scène. En revanche, l’accent est mis sur la figure, qui est saturée de symbolique pour une lecture simplifiée de l’image. Ce n’est pas une sorcière mais une caricature de sorcière qui est représentée là : il ne faut pas y lire un discours particulier, plutôt des signes divers qui permettront à n’importe quel Européen du début du XXe siècle de reconnaître la figure de la sorcière. Ces symboles sont souvent très anciens et se perdent dans un folklore généraliste qui remonte à l’Ancien Régime, voire au Moyen Âge… Mais l’image s’adresse désormais à une population qui n’y croit plus, pour qui il ne s’agit que d’une figure pittoresque. La sorcière est entourée d’animaux immondes qui lui sont traditionnellement attachés : araignée, escargot, serpent, tortue, et le hibou qui, comme elle, vit la nuit et terrifie les campagnes. À la laideur de son âme répond celle de son visage : elle a du poil au menton, des boutons. Elle porte son balai, dont on la voit faire usage dans une image dans l’image en haut à gauche. Sur son tablier, des petits diables évoquent ses accointances démoniaques.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : les animaux maléfiques.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : les animaux maléfiques. © École nationale des chartes

« Ces symboles sont souvent très anciens et se perdent dans un folklore généraliste qui remonte à l’Ancien Régime, voire au Moyen Âge… »

1,60 m de haut !

Le caractère exceptionnel de l’image tient enfin et surtout à sa taille : cette sorcière mesure plus de 1,60 m de haut ! Nous sommes bien loin des petites gravures sur cuivre et même des images d’Épinal destinées à être encadrées, glissées dans son missel ou à servir de décor enfantin. Pourtant, les mêmes limitations techniques se font sentir : on ne dispose pas de pierres lithographiques de ce format et, quand bien même cela serait, on serait bien incapable de les tirer sur une presse avec une pression suffisamment uniforme. La sorcière est donc composée de trois feuilles raboutées, mises en couleur à la main. Elle était sans doute dédiée à un usage collectif. Peut-être au local d’une société conviviale comme il en existait alors dans le contexte des sociabilités germaniques. Mais plus probablement, cette sorcière devait être promenée pour servir de défouloir à l’occasion d’une fête, tel Carnaval. Dans tous les cas, son emploi ne la destinait sans doute pas à être conservée, d’où la grande rareté actuelle de cette très spectaculaire représentation qui défie nos catégories mentales.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : le diable du tablier.

Sorcière, image de Wissembourg, lithographie mise en couleur, impr. René Ackermann, vers 1906-1918. Bibliothèque de l’École nationale des chartes. Achat, Limoges enchères, 4 juin 2024, lot 27. Détail : le diable du tablier. © École nationale des chartes

La rédaction remercie la bibliothèque de l’École nationale des chartes – PSL pour son aimable autorisation de reproduction.