Horace Vernet à Versailles : « Raphaël des cantines » ou grand peintre du XIXe siècle ?
Horace Vernet, le dernier de la dynastie des Vernet, fait l’objet au château de Versailles d’une magistrale rétrospective. Réunissant quelque 200 peintures, gravures et dessins, elle permet de mettre enfin en lumière l’œuvre d’un des artistes les plus célèbres de son temps.
Lors de l’Exposition universelle parisienne de 1855, quatre peintres vivants furent honorés d’une rétrospective de leur œuvre : Ingres, Delacroix, Alexandre-Gabriel Decamps et Horace Vernet (1789-1863). Tous eurent, en leur temps, leurs laudateurs et leurs contempteurs, mais on est obligé de constater que si les deux premiers occupent une place majeure dans l’histoire de l’art français, leurs collègues ont connu un sort bien moins favorable. On laissera ici de côté (l’excellent) Decamps pour ne considérer, à l’occasion de cette vaste rétrospective, que le « cas » Vernet. Gloire nationale (chahutée) de son vivant, couvert de décorations, tenu, de la Russie des tsars à l’Angleterre victorienne, pour l’un des grands peintres français, Vernet fut plus qu’une célébrité, il fut un artiste populaire dont la gravure diffusa les œuvres – celles célébrant la légende napoléonienne surtout – au cœur des foyers français. La présente exposition donne aussi l’occasion de s’interroger, à travers un spectaculaire « dévissage », sur les revirements de l’histoire du goût.
Horace, ô désespoir !
En France, plus qu’ailleurs, ce sont les écrivains qui décident qui sont les « grands peintres » et qui doit in fine siéger au sommet du mont Parnasse ou en dévaler les pentes. Vernet en fit les frais pour avoir subi les éreintements ou l’ironie d’experts ès rosserie : Charles Baudelaire, Victor Hugo, Théophile Gautier, Maxime Du Camp, sans oublier les Frères Goncourt (liste non exhaustive). Sa réputation posthume ne s’en releva pas. À lire les traits qui lui furent décochés, on en entrevoit les raisons, du moins en partie (Ingres et Delacroix furent aussi assassinés par des critiques hargneux). Commençons par l’auteur du Spleen de Paris qui déclara haïr Vernet, l’homme comme le peintre de bataille flattant le patriotisme français : « M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. – Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet […] Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français […] Pour définir M. Horace Vernet d’une manière claire, il est l’antithèse absolue de l’artiste ; il substitue le chic au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à l’unité […] » (Baudelaire, Salon de 1846). Bigre ! En 1848, Hugo, qui prédit l’oubli dans lequel tomba ce représentant du « juste milieu » louis-philippard, n’est pas plus aimable : « M. Thiers, M. Scribe, M. Horace Vernet, c’est le même homme sous les trois espèces différentes de l’homme politique, de l’auteur dramatique et de l’artiste […] Talents faciles, clairs, abondants, rapides ; sans imagination, sans invention, sans poésie ; sans science, sans correction, sans philosophie, sans style ; improvisateurs quelquefois charmants, mais toujours vulgaires lors même qu’ils sont charmants ; prenant la foule par tous ses petits côtés, jamais par les grands […] ayant les défauts qui plaisent sans les qualités qui choquent […] également antipathiques aux nouveautés et aux traditions ; travaillant beaucoup, pensant peu ; promis à une immense renommée et à un immense oubli […] » (Choses vues). Le cercueil et les clous… Gloire déchue, Vernet n’a bénéficié que d’une rétrospective au XXe siècle – entreprise courageuse – coorganisée en 1980 par l’École nationale supérieure des beaux-arts et l’Académie de France à Rome dont l’artiste avait été le directeur entre 1829 et 1834.
Ascension d’un héritier
Nombre de ses pairs attendirent leur entrée au Louvre comme une consécration, Horace Vernet se donna la peine d’y naître. À la veille de la Révolution, il vit le jour dans l’un des logements du palais que les souverains concédaient aux artistes jouissant des faveurs royales. Fils d’un artiste versatile, fameux en son temps, Antoine-Charles-Horace dit « Carle » Vernet, Horace était, en outre, le petit-fils du plus illustre peintre de marine et paysagiste portuaire du règne de Louis XV, Claude-Joseph Vernet. Ajoutons qu’il avait pour oncle, parmi d’autres artistes de sa parentèle, un représentant majeur du néoclassicisme en architecture : Jean-François Chalgrin. Vernet posséda une conscience aiguë d’appartenir à l’aristocratie de l’art français et s’efforça de poursuivre la « dynastie » en donnant sa fille, Louise, dont il réalisa le beau portrait aujourd’hui au Louvre, en mariage à Paul Delaroche (1797-1856), encore un grand peintre dont la réputation a beaucoup pâli.
Jeune homme pressé, Vernet entra dans la carrière de bonne heure. Formé, notamment, par son père Carle, il eut alors pour condisciple son cadet Théodore Géricault, génie météorique, avec lequel il allait rester lié jusqu’à sa mort prématurée en 1824. Le tournant du début de sa carrière se produisit à l’occasion du Salon de 1822. Les Vernet père et fils avaient témoigné, sous l’Empire, d’une loyauté (de circonstance) à Napoléon. Ils furent liés, en outre, aux Orléans dont le chef, le duc Louis-Philippe, prit bientôt la tête de l’opposition libérale sous la Restauration. En 1822, face à l’exclusion par le jury de la plupart de ses tableaux pour des raisons politiques, Horace choisit d’exposer ses toiles « mal-pensantes », et d’autres, dans son atelier parisien de la rue des Martyrs. Ce prototype de « salon des refusés » attira une foule de curieux mêlée d’opposants, donnant lieu à la publication d’une brochure portant l’impertinent titre de Salon d’Horace Vernet. Parmi les tableaux réprouvés, La Barrière de Clichy représentant un épisode de la défense de Paris en 1814 (auquel le peintre avait d’ailleurs participé), ultime « effort d’un courage malheureux et trahi » (Salon…), pouvait, en effet, apparaître comme un tableau bonapartiste, position d’autant plus scabreuse que la fidélité à l’empereur se trouvait ici identifiée au patriotisme. L’œuvre contient « en réduction » ce qui fera le succès de son auteur comme peintre de bataille : prosaïsme de chroniqueur de l’histoire militaire pondéré par des éléments « pittoresques » et pathétiques, actualité immédiate de la scène abordée avec franchise, caractérisation poussée des protagonistes à travers la physionomie et les uniformes militaires décrits avec précision.
Un chef de file de l’école moderne ?
Lors du Salon de 1824, Stendhal salua la modernité de ce peintre qui avait osé représenter la guerre telle qu’elle était. Sa représentation de la Bataille de Montmirail (Londres, National Gallery ; le tableau n’est pas exposé), inutile victoire napoléonienne durant la Campagne de France en 1814, fut bientôt saluée comme une rupture avec un néo-classicisme envahi de références antiquisantes et de nus héroïques – que Stendhal ne pouvait plus souffrir – et plus généralement avec les stéréotypes ressassés depuis Raphaël et ses disciples. Une partie de la critique le désigna comme le chef de l’école moderne, comprendre romantique, ce qui était à la fois une erreur de jugement sur sa peinture et sur les intentions de l’intéressé. Reste que Vernet s’illustra, à partir des années 1820, dans à peu près tous les thèmes justifiant de le qualifier d’artiste romantique. On le voit ainsi aborder, avec succès, des sujets empruntés à la « vie moderne » (citons l’étrange Combat entre des paysans français et des Cosaques ou le non moins singulier Choléra à bord de La Melpomène ou au Moyen Âge (Épisode de la bataille d’Hastings) permettant, dans tous les cas, de renouveler un répertoire classique à bout de souffle et de proposer une hybridation de la peinture d’histoire et de l’anecdote propre aux peintres « de genre ».
Les légendes germaniques ténébreuses l’arrêtent à l’occasion (Lénore). Il se signale surtout par son tropisme précoce pour l’orientalisme (Jeune Algérienne au faucon) dont l’artificialité perdurera, en dépit de fréquents voyages de l’artiste dans le monde arabe. Bon portraitiste, Vernet imprime parfois un caractère passionné à ses modèles (effigie du prince Alexandre Ivanovitch Baryatinsky, Rome, Galleria nazionale d’arte moderna). C’est sans doute cette inclination au romantisme qui plaidera le mieux en faveur du peintre, mais on est forcé de convenir que même dans ses bons tableaux, il fait souvent preuve d’une retenue ayant tôt fait de tourner à la fadeur.
Les emportements du sentiment et de la palette, proprement romantiques, d’un Géricault (sans parler de Delacroix) lui demeurent, au fond, étrangers, ce qui apparaît clairement dans les sujets équestres traités concurremment par les deux amis tels La course des chevaux libres lors du carnaval à Rome ou Mazeppa. Vernet est bien l’homme du « juste milieu » qui écrit dès 1827 à son collègue Victor Schnetz alors à Rome : « Je voudrais te dire qu’il faut que tu reviennes bien vite, si tu ne veux assister à l’enterrement de la peinture : elle est entre deux médecins qui la tuent, l’un se nomme Classique et l’autre Romantique. Le premier est un ennuyeux et la fait mourir de langueur et de froid ; l’autre lui donne de tels excitants que la malheureuse en a des attaques de folie et, alors, gare aux yeux des curieux ! […] Il faut donc que ses véritables amis se réunissent pour la tirer d’un cruel combat ».
Vernet « peintre officiel »
La monarchie de Juillet et l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe en 1830, la décision du roi, en 1837, de faire de Versailles un musée consacré « à toutes les gloires de la France » correspondit à l’apogée de la carrière de Vernet en dépit des critiques acerbes dont il faisait l’objet. Choyé par le régime, ce dernier donna toute la mesure de sa capacité – aujourd’hui bien mal considérée – à produire des compositions immenses à l’occasion des nombreuses commandes requises par les nouveaux espaces – monumentaux – du palais (Galerie des Batailles, Salles de Constantine, du Maroc et de la Smalah). Au-delà même de cette rétrospective, les spectateurs pourront mettre à profit leur visite à Versailles pour appréhender la contribution de la monarchie de Juillet à l’histoire du palais, contribution mal aimée, mal connue, escamotée dans le cas des « Salles d’Afrique » célébrant la conquête d’une partie du Maghreb et plus généralement les succès militaires du régime. Or, le rôle de Vernet dans ce projet fut crucial. C’est ici que l’incompréhension risque d’être la plus grande. Grand voyageur – le peintre parcourut l’Europe, l’Afrique du Nord, se rendit en Russie, en Crimée –, Vernet multiplia surtout les séjours en Algérie à partir de 1833. Il devint le grand « historiographe » de l’aventure coloniale française de l’autre côté de la Méditerranée, entreprise de conquête poursuivie sous le Second Empire. À Versailles, La Prise de la smalah d’Abd-el-Kader sous les ordres du duc d’Aumale, fils de Louis Philippe (1844), l’un des plus grands tableaux du XIXe siècle (21 mètres de long !), n’a pas plus de chance de susciter l’adhésion par son propos, la glorification de l’asservissement « civilisateur » d’un peuple étranger, que par les qualités discutables d’un panorama sans commencement ni fin. L’historien de l’art objectera que comprendre n’est pas approuver et que ces salles (incluses dans le parcours de visite de l’exposition) comportent des tableaux très convaincants comme La Prise du fort Saint-Jeand’Ulloa commémorant l’intervention française au Mexique (1837-1839), œuvre intéressante par son cadrage pré-cinématographique, « à hauteur » de corvette et le renouvellement d’un genre – la bataille navale – potentiellement rébarbatif. Souvent blâmé pour sa facilité, rendu peu sympathique par sa souplesse à servir les régimes successifs (y compris les Bourbons qui lui accordent la Légion d’honneur, l’emploient et le nomment directeur de l’Académie de France), Horace Vernet ne facilite pas toujours la tâche de ses avocats. Sa peinture fertile en pages mémorables remplit pourtant cette fonction mieux que prévu et l’on se dit, en quittant Versailles, qu’il ne méritait pas plus son statut de gloire nationale que le qualificatif dédaigneux de « Raphaël des cantines » dont l’affubla l’éreinteur d’Ingres, le critique et historien Théophile Silvestre.
« Horace Vernet », jusqu’au 17 mars 2024 au château de Versailles (Salles d’Afrique et de Crimée), place d’Armes, 78000 Versailles. Tél. 01 30 83 78 00. www.chateauversailles.fr