Quand les fous envahissent le Louvre (5/9). Transgressions festives. Le fou ou l’ordre renversé
Parallèlement à la société de cour et à ses impertinents bouffons, la figure du fou possédait au Moyen Âge une autre dimension « institutionnelle », populaire cette fois, qui s’exprimait dans un cadre festif. On donna les noms les plus divers à ces célébrations hivernales débridées que l’on englobera sous le terme générique de « fête des Fous ».
Les historiens des mœurs et les anthropologues ne manquent, habituellement, pas de souligner la « continuité » existant entre les transgressives « fêtes des Fous » du Moyen Âge ou de la Renaissance et les antiques saturnales. À Rome, les Saturnalia honoraient le dieu Saturne qui s’était, disait-on, réfugié dans le Latium après avoir été renversé de son trône par sa divine progéniture. Deux points retiennent particulièrement l’attention dans cette fête romaine, outre son exubérance : son positionnement dans l’année, proche du solstice d’hiver (et donc concomitant d’un moment de crise cosmique majeure qu’il s’agissait de conjurer rituellement) et surtout la logique d’inversion sociale qui s’y manifestait.
« Le travail était arrêté, les écoliers libérés de leurs professeurs, les tribunaux mis en vacances ; l’autorité du maître sur l’esclave se voyait abolie voire renversée (jusqu’au point de faire servir le second par le premier). »
Un ordre des choses inversé
La hiérarchie et l’ordre des choses se trouvaient alors provisoirement suspendus ou, plus spécifiquement, inversés de manière parodique ou effective. Le travail était arrêté, les écoliers libérés de leurs professeurs, les tribunaux mis en vacances ; l’autorité du maître sur l’esclave se voyait abolie voire renversée (jusqu’au point de faire servir le second par le premier). Deux aspects méritent, à nouveau, d’être remarqués afin d’aider à saisir les ressorts de ce qui se joue ici. Tout d’abord le fait que le Saturne romain, moins maussade que le Cronos grec, était étroitement lié à Rome au souvenir d’un âge d’or mythique au cours duquel les hommes auraient vécu dans l’abondance et l’équité sous l’égide de ce dieu bienveillant. En outre, la hiérarchie de fer qui régissait une civilisation verticale, fondamentalement inégalitaire et esclavagiste, comme la société romaine pouvait avoir avantage à accorder, pour quelques jours, une revanche symbolique, un exutoire en somme, à ceux qui étaient opprimés le reste de l’année, ce qui, loin de le contester, validait l’ordre habituel des choses. On sait que les Saturnalia furent agrégées au monde chrétien à travers la fête de Noël, mais pas seulement.
La « fête des Fous »
La fête des Fous ou fête des Innocents1 (ou encore « de l’Âne », mais elle porte bien d’autres noms), en vérité une sorte de cycle composé de différentes fêtes, se déroulait entre la Saint-Nicolas, le 6 décembre, et l’Épiphanie, le 6 janvier. On y retrouve le protocole d’inversion parodique qui fait primer les jeunes sur les vieux et les humbles sur les potentats dont les privilèges se voient mis à l’épreuve dans un climat transgressif qui confirme l’ordre plus qu’il ne l’ébrèche. Les cas les mieux connus regardent la France et les Flandres sur une période longue s’étendant du XIIe au XVIe siècle.
Le pape des fous
Ces divertissements qui unissaient membres du bas clergé, « escholiers » (ceux du Moyen Âge sont notoirement et parfois dangereusement remuants) et gens du peuple avaient, dans les grandes villes, la cathédrale ou la collégiale pour épicentre et les ecclésiastiques pour protagonistes en vue. Un jeune clerc nanti du titre d’abbé, d’évêque, d’archevêque ou même de pape des fous (Abbas, Episcopus, etc. stultorum)2, occupait le siège d’honneur revêtu des ornements sacerdotaux – à l’exception parfois de la mitre, remplacée par un couvre-chef spécifique dont celui, luxueux, conservé à Sens pourrait être un rare vestige. À la fin de l’office, il recevait les mêmes honneurs que le véritable titulaire de la fonction, et un aumônier prononçait une bénédiction burlesque. Masqués, barbouillés de lie ou de suie, travestis, en femme notamment, les prêtres et les diacres (les moines dans la sphère monastique) se livraient à des pratiques, des danses et des chants obscènes, scatologiques ou blasphématoires jusque sur l’autel (on y mangeait saucisses et boudins, on y jouait aux dés, on brûlait de vieilles savates dans les encensoirs…) avant d’être promenés dans les rues dans des chars dérisoires ou des tombereaux d’ordures.
« On se doute que le haut clergé voyait de l’œil le plus défavorable ces débordements impies et particulièrement le rôle que les ecclésiastiques y tenaient. »
Débordements et condamnations
Ces fêtes accompagnées de beuveries donnaient aussi parfois l’occasion au charivari, rituel qui voyait un couple jugé « illégitime » (un homme âgé avec une jeune femme ou un ménage issu d’un remariage trop rapidement célébré après un veuvage par exemple) surpris au lit et tourmenté par les mauvais plaisants dans un assourdissant tintamarre. On se doute que le haut clergé voyait de l’œil le plus défavorable ces débordements impies et particulièrement le rôle que les ecclésiastiques y tenaient. Évêque de Paris, Eudes (Odon) de Sully tenta d’y mettre un terme dès 1198. Le fait que le scandale perdure au moment du concile de Bâle (1431) en dit long sur l’efficacité de ces condamnations itératives qui demeurent évidemment, avec des archives de police, les principales sources documentaires sur le sujet. Il faudra attendre le XVIe siècle avec la reprise en main des clercs par la Contre-Réforme et un meilleur encadrement des laïcs pour que la fête des Fous et ses offices parodiques périclitent lentement, continués par le Carnaval, lequel débute en février.
Une fête invisible ?
Ces dissipations sulfureuses doivent donc être surtout appréhendées « hors champ » par l’archivistique et à travers l’œil de leurs censeurs (et éventuellement leur postérité théâtrale réputée importante). En revanche, il n’existe pas de mémoire visuelle très significative de la « fête des Fous », ce qui rend assez problématique l’ample section de l’exposition du Louvre intitulée « Le monde à l’envers : fêtes des fous et carnaval ». Au-delà de quelques objets évocateurs – bonnets, marottes et autres bâtons « honorifiques » de confréries festives (comme celle de la Mère-Folle à Dijon, que ses désordres firent proscrire sous Louis XIII) –, l’art figuratif rend peu compte de cette réalité contrairement à celle du Mardi gras ou du Carnaval qui confèrent aussi licence, parmi d’autres, à la figure sautillante du fou. Il est incertain que l’emblématique Fou de l’Autrichien Marx Reichlich conservé à Yale soit un fou « de ville » plutôt qu’un fou de cour (la possible allusion sacrilège à l’Eucharistie qui s’y trouve interroge, quoi qu’il en soit).
Un monde livré aux dérèglements
« Inventeur » de brillantes compositions gravées et publiées par Pieter van der Heyden à Anvers, Pieter Brueghel l’Ancien essentialise et maximalise, quant à lui, la « fête des Fous », lesquels, dans la gravure ci-dessous, viennent s’ébattre en masse de manière évidemment irréaliste. Ce faisant, l’artiste, à travers la mise en scène d’un « peuple de fous » , entre dans le champ du proverbe et de l’allégorie mi-divertissante mi-dénonciatrice d’un monde livré aux dérèglements, dans le sillage de la Nef des fous de Brant et de l’Éloge de la Folie d’Érasme dont le succès ne se démentait pas.
Un cadre carnavalesque
Connu en plusieurs versions, Combat de Carnaval et Carême, conçu dans l’esprit de Bosch, procède de la même logique allégorique en polarisant, dans un cadre spécifiquement carnavalesque cette fois, le monde de l’abondance et de la satiété et celui du dénuement et de la restriction. La silhouette du fou s’y discerne, mais de manière secondaire comme simple protagoniste et non comme point focal. Il en va de même dans le poétique croquis anonyme du Louvre, émanant de la même aire géographique, représentant six personnages, non pas en quête d’auteur mais de festivités, sans qu’on en sache beaucoup plus. Le fou ne règne plus au sein du carnaval ; il n’en est qu’un acteur suggérant l’agitation et la licence générales qui ne s’ordonnent pas autour de lui.
La folie dansée
Nombre de figures de fou reproduites dans ce numéro et d’autres que l’on pourra voir au Louvre ne se signalent pas seulement par leur vêture, mais encore par l’instabilité sautillante de leur posture, leur déhanché et leur fléchissement de jambe, autant d’attitudes qui suggèrent fortement celles de la transe de la danse. Réalisée dans les Pays-Bas du Sud pour l’ornement d’un chandelier, la figure reproduite ici est représentée dans une sorte d’abandon qui évoque l’exultation corporelle à laquelle peut donner lieu la danse. La posture de ce fou dansant met en perspective le vacillement de la raison et l’ivresse – celle associée à la boisson (présence du flacon) et celle liée à la danse débridée à laquelle se livre le petit personnage. Ce dernier présente ainsi tous les signes de son état déraisonnant : costume à grelots, maintien et conduite. S’agit-il d’un fêtard de la fête des Fous, Mardi gras ou Carnaval, ou d’une figure plus générique ? Dans notre histoire culturelle, la corrélation de la danse et de la folie présente en tout cas un riche humus. Le Moyen Âge et les débuts de la période moderne offrent une intrication paroxystique des deux termes de l’équation dans les phénomènes dits des « manies dansantes », « chorémanies », ou encore de « danse de Saint-Guy1 ». Les cas les plus spectaculaires voyaient un groupe de danseurs – parfois considérable – s’agiter compulsivement pendant des jours, des semaines (nos raveurs adeptes des musiques électroniques n’ont qu’à bien se tenir) jusqu’à tomber de fatigue, et jusqu’à la mort parfois. De nombreux cas sont répertoriés dans l’aire germanique, dans les Pays-Bas ou en Lorraine. Un cas précoce est signalé à Erfurt, en Thuringe, en 1237. La plus célèbre (et la mieux documentée) de ces crises de chorémanie se produisit à Strasbourg au cours de l’été 1518. Les causes en demeurent assez mystérieuses : les contemporains balançaient entre des explications « médicales » (le dérèglement des fameuses humeurs, du sang en l’occurrence) et une causalité religieuse. On incline aujourd’hui à parler d’hystérie collective plutôt que d’attribuer ces événements à une intoxication hallucinatoire due à la consommation d’un parasite bien connu des céréales, l’ergot de seigle2.
1 Saint Guy était invoqué dans les cas de ce que nous appellerions « épilepsie » et « chorée » (ce dernier terme désignant les maladies, infectieuses notamment, du système nerveux central).
2 Ce dernier contient des alcaloïdes, singulièrement de l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.
« L’acclamation fut unanime ; on se précipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c’est alors que la surprise et l’admiration furent à leur comble ; la grimace était son visage. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831.
Bals de fous et de folles
La mémoire de la fête médiévale abolie s’est maintenue de manière remarquable dans la culture collective. Dans les premiers chapitres de Notre-Dame de Paris (1831, V, 1), ouvrage capital dans le processus de réappropriation du Moyen Âge par les Français, Hugo donne un aperçu saisissant, sinon exact, de la fête des Fous sous Louis XI, lors de l’hiver 1482. La tenue de bals de fous et de folles comme ceux de Charenton ou de la Salpêtrière, dans les premières décennies de l’aliénisme moderne, a parfois été vue comme une survivance « à l’âge du bec de gaz » de la fête proscrite. La coïncidence n’est qu’apparente, et l’on ressent souvent de la perplexité devant ces festivités cautionnées par le corps médical soucieux, dans le meilleur des cas, de briser la monotonie des journées des pensionnaires. Ce trouble se mue en franc embarras devant l’évocation des curieux « raffinés » qui venaient assister aux bals en question, assouvissant des passions peut-être bien plus déréglées que celle de ces danseurs convulsifs. Et aujourd’hui ? Il serait peut-être intéressant d’interroger, dans le cas français singulièrement, les soubassements de nos manifestations compulsives, des émeutes urbaines et autre « Nuit debout », à la lumière de la perpétuation d’un antique exutoire. Comme les « esbattements » médiévaux, ces rassemblements de mécontents sans méthode semblent tester l’ordre d’un monde qu’ils ne parviennent jamais à renverser.
1 Le jour des Innocents se célèbre le 28 janvier.
2 L’évêque ou le pape pouvait être un laïc ; c’est d’ailleurs ce qui arrive à Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Hugo.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.