De Géricault à Matisse, le modèle noir s’expose au musée d’Orsay

Jean-Léon Gérôme, À vendre, esclaves au Caire (détail), 1873. Roubaix, musée d’Art et d’Industrie André-Diligent – La Piscine. © Musée La Piscine (Roubaix), dist. RMN - A. Loubry
Projet ambitieux et important, l’exposition du musée d’Orsay est la première consacrée en France aux modèles noirs qui ont posé devant les artistes au XIXe siècle et au début du XXe, mais dont on ne connaît souvent que le prénom. Conjuguant histoire sociale et politique, histoire des idées et histoire de l’art, elle étudie la manière dont s’élabore, de 1794 à 1930, de Girodet à Matisse, une iconographie dense, complexe et mouvante, accompagnant les évolutions d’un pays qui abolit deux fois l’esclavage tout en jetant les bases d’une nouvelle aventure coloniale. Isolde Pludermacher et Cécile Debray, membres du commissariat de l’exposition, reviennent sur l’importance de cette question et sur les recherches qui ont été menées.
Propos recueillis par Armelle Fayol
L’histoire des Noirs en France entre 1798 et 1930 est-elle une histoire de représentation(s) ?
Isolde Pludermacher : Certainement, et à divers titres ! La polysémie du terme « représentation », qui renvoie tant aux images qu’à l’imaginaire, reflète l’approche plurielle que nous avons adoptée. Le terme « Noirs » en soi est déjà affaire de représentation. C’est au XVIIIe siècle que s’établit une division de l’espèce humaine en « races » définies par la couleur de la peau. Au XIXe, l’abolition progressive de l’esclavage n’empêche pas le développement d’un « racisme scientifique » qui cherche à établir une hiérarchie biologique des races. Le vocabulaire alors employé est significatif : on parle de « Nègre » et « Négresse », termes qui renvoient à la condition d’esclaves des Noirs, tandis que tout un éventail de mots reflète ce que l’historien Pap Ndiaye appelle le « colorisme », c’est-à-dire le « nuancier mélanique » qui différencie le mulâtre, l’octavon ou le quarteron. Toutes ces catégories sont associées à des stéréotypes sur la sexualité des Noirs ou sur leur propension supposée à la servitude. Au XIXe siècle, on désigne également les Noirs comme des « personnes de couleur », expression qui nous intéresse ici à plusieurs titres, car à la dimension anthropologique, historique et sociale s’ajoute l’angle de la représentation artistique. Comme l’a souligné Anne Lafont le glissement du terme « pigment » du domaine de la peinture à celui de la dermatologie s’opère au XVIIIe siècle. Dès lors, la représentation de la peau noire devient pour les artistes un sujet d’exploration plastique et formel.
« La représentation artistique permet de se faire une idée de la présence noire en France au XIXe siècle. »
La représentation artistique serait ainsi une représentation parmi d’autres et un outil essentiel pour l’historien ?
I. P. : C’est tout le propos de cette exposition, qui pour la première fois en France aborde ce sujet sous l’angle conjugué de l’histoire de l’art et de l’histoire – et pas seulement du point de vue historique. Nous avons pris pour axe principal la question des modèles représentés par les artistes. Pour comprendre qui ils étaient, nous nous sommes plongés dans les archives (pour certaines inédites), qui seront confrontées aux œuvres d’art. La représentation des modèles par les œuvres permet de rendre visible une présence que les documents ne reflètent pas toujours, car depuis la naissance de la République française, il n’existe pas de statistique raciale ou ethnique en France ; la représentation artistique permet donc de se faire une idée de la présence des Noirs en France au XIXe siècle. Nous connaissons le modèle de la servante d’Olympia de Manet sous le prénom de Laure, par une mention manuscrite dans un carnet de l’artiste qui sera présenté pour la première fois au public. On peut y lire : « Laure, très belle négresse, rue Vintimille, 11, 3e. » En recherchant dans le calepin des propriétés bâties, nous avons trouvé mention d’une personne portant ce nom et habitant à cette adresse durant une période située entre 1862 et 1872, autrement dit au moment où Manet a pu être en contact avec elle et la faire poser. On a pu d’autre part croiser ces informations avec celles contenues dans les almanachs du commerce pour voir qui vivait dans le même immeuble qu’elle et ainsi mieux situer son environnement social.

Horace Vernet, Chasseur africain, 1818. Lithographie, 18,9 x 24,4 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet
Pouvez-vous nous dire quelques mots de Joseph, qui est l’un des modèles les plus connus du XIXe siècle ?
I. P. : C’est une figure fascinante. Originaire de Saint-Domingue, il arrive en France au début du XIXe siècle, à Marseille puis à Paris où il a fait partie de la troupe d’une célèbre acrobate, Madame Saqui. Les artistes allaient souvent repérer des modèles dans les milieux du cirque et du spectacle forain, à la recherche de musculatures remarquables pour les académies ; c’est ainsi que Géricault a repéré Joseph et lui a demandé de poser pour Le Radeau de la Méduse. On a découvert à l’occasion de l’exposition qu’entre 1832 et 1835 au moins, il fut l’un des trois modèles salariés par l’École des beaux-arts de Paris. Il faut souligner que les procès-verbaux de son recrutement ne mentionnent pas sa couleur de peau. La célébrité de Joseph a couru tout au long du XIXe siècle. C’est notamment d’après ce modèle qu’Ingres, alors à l’Académie de France à Rome, demande à Chassériau de faire une étude, préparatoire à un sujet où un Noir représente Satan. Le peintre tient à conserver le secret autour de ce projet. L’histoire de cette œuvre est d’autant plus extraordinaire que Chassériau était, comme Joseph, natif de Saint-Domingue, sa mère étant une « femme de couleur ». Il faut donc imaginer un peintre et son modèle, tous deux descendants d’Africains et travaillant sans le savoir pour une œuvre dans laquelle Satan était figuré sous les traits d’un homme noir, suivant une iconographie obsolète. Ingres ne réalisa jamais son tableau mais conserva toute sa vie l’étude de Chassériau (p. 22) aujourd’hui conservée au musée Ingres de Montauban.

Henri Matisse, Martiniquaise, étude pour Les Fleurs du Mal, 1946. Lithographie par transfert, 28,6 x 22,5 cm (feuille). New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo The Metropolitan Museum of Art, dist. RMN / image of the MMA © Succession H. Matisse
Entre 1794 et 1848, les deux décrets abolissant l’esclavage, les arts accompagnent-ils le combat pour l’abolition ?
I. P. : Parmi les artistes du XIXe siècle ayant représenté des modèles noirs, très peu ont laissé des témoignages éclairant leurs motivations. Si l’on peut tenter d’interpréter en ce sens leurs œuvres, on peut difficilement résumer ces dernières à une prise de position sur la condition noire, si ce n’est à certaines dates clefs. Pour 1848, nous présentons une série d’œuvres qui célèbrent directement l’abolition. C’est précisément l’année où le jeune Manet embarque comme pilotin pour le Brésil, où il découvre le « spectacle révoltant de l’esclavage ». Ces mots, qui figurent dans une lettre à ses parents, et sa profonde sensibilité républicaine peuvent conduire à interpréter ses représentations de femmes noires au début des années 1860 comme autant de gestes politiques. Ce qui me semble intéressant, c’est que le moment où Olympia est présenté au Salon, en mai 1865, coïncide à quelques semaines près avec la fin de la guerre de Sécession. Quand on représente un esclave dans les années 1860 en France, c’est pour les contemporains une référence aux esclaves américains, et non à la France, où l’esclavage a été aboli en 1848. Manet peint justement ses femmes noires dans ces années, tout comme Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama, directement inspiré d’un épisode naval de la guerre de Sécession.
« Au XIXe siècle, les corps noirs offrent de nouvelles possibilités plastiques aux artistes. »
Sous l’angle formel, comment les artistes traitent-ils de l’esclavage ?
I. P. : Certains recourent à l’allégorie, comme Alexandre Laemlein dans La Charité (1845), où la figure allégorique porte sur un bras un enfant noir, sur l’autre un enfant blanc, évoquant l’égalité des races. D’autres, au contraire, dénoncent la condition des esclaves en montrant la violence des traitements subis. C’est le cas du Châtiment des quatre piquets dans les colonies de Marcel Verdier, un élève d’Ingres. Ce très grand format, aujourd’hui conservé à la Menil Collection à Houston, est présenté à l’exposition du Bazar Bonne-Nouvelle en 1843 après avoir été refusé au Salon. Un article de L’Illustration explique que ce refus serait dû à la crainte que « la pitié publique ne fût trop vivement excitée par cet affreux spectacle » susceptible de « soulever la haine populaire ». Une vingtaine d’années plus tard, François Auguste Biard, dont nous présentons La Proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (1848), peint plusieurs toiles de grand format visant également à susciter l’empathie au moment de la guerre de Sécession. Il représente notamment un Nègre poursuivi par des chiens, sujet plusieurs fois traité par des sculpteurs qui mettent en scène la poursuite de ceux que l’on appelait alors les « Nègres marrons ». Tentant d’échapper à leur condition d’esclaves, ils étaient poursuivis par des chiens dressés pour cela, en particulier au Brésil.
Certaines œuvres exposées relèventelles du portrait au sens strict ?
I. P. : On ne connaît que trois portraits présentés comme tels au Salon, notamment l’œuvre de Marie Guillemine Benoist qui ouvre l’exposition (p. 20). Son titre, Portrait d’une Négresse, est ambivalent puisqu’il n’identifie pas la femme représentée. Il s’agit d’un modèle originaire de Guadeloupe prénommé Madeleine et qui était la domestique du beau-frère de l’artiste comme le révèle Anne Lafont dans un récent ouvrage (Une Africaine au Louvre en 1800. La Place du modèle). L’œuvre a été acquise par Louis XVIII en 1818 pour le musée du Louvre où elle a ensuite été exposée, et il me semble vraisemblable qu’elle ait pu inspirer Delacroix pour son Aspasie. Nous avons également réuni des études d’atelier qui sont autant de témoignages d’une relation entre un artiste et un modèle. Aux côtés du tableau de Gérôme intitulé À vendre, esclaves au Caire (1873), où sont peintes deux esclaves, une femme noire et une femme blanche, sera présentée une étude du modèle noir, qui lui est directement liée (p. 4). Elle illustre un type de représentation situé à mi-chemin entre l’étude et le portrait, et déjà très individualisé – d’autant plus qu’il est isolé du contexte orientaliste développé dans le tableau final. Notons que dans ce dernier (p. 31), l’esclave la plus érotique, la plus lascive, c’est la blanche, debout, nue, les cheveux dénoués, alors que la femme noire est assise, jambes repliées. L’étude livre une sorte de portrait retenu, digne, où la présence du collier d’esclave est soulignée. Cet exemple est d’autant plus intéressant que l’on associe facilement Gérôme et l’orientalisme au colonialisme ; or il vient montrer que les choses sont plus complexes. Il n’y a pas d’un côté les modernes, qui prendraient position contre l’esclavage, et de l’autre, les orientalistes.

Jean-Léon Gérôme, étude d’après un modèle féminin pour À vendre, esclaves au Caire, vers 1872. Huile sur toile, 48 x 38 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Photo courtoisie Galerie Jean-François Heim – Bâle
Le XVIIIe siècle avait souvent confronté corps noir et corps blanc. Comment le XIXe fait-il évoluer ce motif ?
I. P. : Au XVIIIe siècle, les peintres utilisent le corps noir comme faire-valoir du corps blanc, puisque, selon la norme académique, le beau idéal est lié à la blancheur des statues de marbre antiques. Au XIXe, la notion même de beau se diversifie avec la rencontre de nouveaux modèles. Ainsi dans les années 1830, l’École des beaux-arts, qui forme toujours les artistes dans la norme académique, fait poser des modèles noirs. Les corps noirs offrent de nouvelles possibilités plastiques aux artistes : qu’il s’agisse du modelé, des jeux de lumière sur la peau, du rapport entre la figure et le fond… Dans le domaine de la sculpture, le recours à la polychromie des matériaux est l’une des solutions qui s’offrent aux artistes, avec un enjeu de virtuosité peut-être encore plus marqué que pour la peinture.
Le défi de la couleur noire retient-il aussi l’attention des modernes ?
I. P. : Il s’inscrit sans aucun doute dans les recherches picturales engagées par Manet ou Bazille, mais vient se mêler à d’autres considérations. Il est indéniable qu’une œuvre comme Olympia reprend à son compte le jeu de contraste entre blanc et noir et le topos, hérité de l’Ancien Régime, de la servante portant un bouquet de fleurs. Bouquets de fleurs ou corbeilles de fruits, tout comme la couleur de peau du modèle noir, permettent d’exalter la palette colorée. La reprise de ces éléments traditionnels explique l’invisibilité relative de la figure de la servante dans le corpus des critiques de l’époque, caricaturistes mis à part. Cependant, ce qui est radicalement nouveau avec Olympia, c’est que la scène représentée ne se situe pas dans le contexte d’un ailleurs lointain mais dans un riche intérieur parisien contemporain, celui d’une courtisane. Selon moi, une part du scandale suscité par Olympia est venue de ce que la servante noire était au service d’une courtisane. En effet, avoir un domestique noir sous le Second Empire renvoie à l’aristocratie d’Ancien Régime. Le tableau suggère ainsi que la courtisane incarne une nouvelle forme d’aristocratie, celle que Zola allait désigner comme « l’aristocratie du vice » dans Nana.

Frédéric Bazille, La Toilette (détail), 1870. Huile sur toile, 132 x 127 cm. Montpellier, musée Fabre. © Photo Josse / Leemage
Suit une vaste section dédiée au spectacle. Entrer en scène, est-ce abandonner une identité pour une autre ?
I. P. : On trouve traditionnellement dans le domaine du spectacle des artistes noirs. Ce qu’il faut souligner, c’est que l’on observe dès le XIXe siècle une forte attirance pour l’Europe de la part d’artistes noirs issus du continent américain, peu propice au développement de leur carrière. Le comédien Ira Aldridge, le pianiste Blind Tom, le dompteur Delmonico sont originaires des États-Unis, la musicienne Maria Martinez, le clown Chocolat sont natifs de La Havane. Tous font carrière en France et en Europe. Si, bien souvent, leur couleur de peau constitue un élément de curiosité, ce sont leurs performances extraordinaires qui sont à l’origine de leur grand succès.
C’est par le spectacle que l’exposition entre dans le XXe siècle. Pourquoi ?
Cécile Debray : Il y a une forme de continuité et une amplification due à un véritable phénomène de mode dans les années 1920 ; on parle de « négrophilie ». Le rapport au modèle noir se transforme sensiblement au XXe siècle. La guerre mobilise de nombreux soldats noirs. Les tirailleurs sénégalais, corps d’armée issu des troupes coloniales, à partir desquels se développe une imagerie du soldat loyal, courageux et rieur (publicités Banania, films de l’armée les montrant dansant…), arrivent sur le front dès l’automne 1914. Dès 1917, des contingents de soldats noirs américains rejoignent les tranchées, apportant avec eux une musique nouvelle, le jazz. La présence d’une communauté noire transforme le Paris des années 1920, perçu comme un refuge cosmopolite pour ceux qui fuient la ségrégation raciale. Le monde du spectacle est revivifié par ces artistes venus des États-Unis, des Antilles. Lorsqu’elle arrive en France en 1925, Joséphine Baker triomphe avec la Revue nègre, dans une « danse sauvage » qui la rend célèbre. Elle devient une véritable vedette du music-hall. Sa ceinture de bananes symbolise la persistance des clichés exotiques et racistes, mais l’artiste incarne aussi l’affirmation de la négritude. C’est avec les artistes de spectacle – le danseur du film de Cocteau, Le Sang du poète, Féral Benga, le comédien Habib Benglia, la créatrice des Ballets caraïbes, Katherine Dunham… – que se dessine une première affirmation de la négritude à Paris.

Waléry, « Paris volupté », présentation de tous les danseurs, avec au centre Féral Benga. Double page de La Revue des Folies-Bergère, 8ᵉ album : Un coup de folie, 1930. Photomontage noir et blanc, volume imprimé, 31,4 x 23,7 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. © BnF
Le premier tiers du siècle semble dominé par la circulation des objets d’Afrique. Cette question vient-elle croiser celle du modèle ?
C. D. : En effet, alors que la conquête coloniale est célébrée à travers les expositions universelles et les décors de villages indigènes reconstitués, on voit se développer (en parallèle de l’intérêt pour le modèle noir et les arts extra-occidentaux) des décors et des arts décoratifs dans la lignée du XVIIIe siècle, souvent dits « Art déco » : en témoignent à l’exposition les panneaux de laque d’Henri Dunand pour le décor du Palais des colonies ou les portraits rapportés par Émile Bernard de ses voyages. Parallèlement, un imaginaire de l’ailleurs se constitue à partir des voyages de Gauguin et des forêts tropicales oniriques de Rousseau. Ces visions arcadiennes associées à la découverte par Derain, Picasso et Matisse de la statuaire africaine, dès 1906-1907, donnent lieu à une stylisation nouvelle qui remet en cause le simple rapport mimétique au modèle. Picasso remplace le visage d’une des figures de ses Demoiselles d’Avignon par un masque africain Mahongwé. Dada et le surréalisme érigent quant à eux en modèle anti-occidental et anti-bourgeois un fantasme de l’Afrique – celui de la pièce loufoque et poétique de Raymond Roussel, Impressions d’Afrique. Noire et Blanche de Man Ray confronte un masque africain au visage de Kiki de Montparnasse, offrant une matrice à de nombreuses œuvres ultérieures.
Avec les surréalistes s’ouvrirait ainsi un nouveau rapport au modèle noir ?
C. D. : Des intellectuels et écrivains tels que Georges Bataille, André Breton ou Michel Leiris, mais aussi des peintres comme André Masson ou Wifredo Lam ont en effet accompagné le mouvement de la négritude. En 1919, le premier Congrès panafricain est organisé à Paris par l’un des acteurs majeurs de la Renaissance de Harlem, W. E. B. Du Bois, posant les premiers jalons d’une revendication d’autodétermination des peuples de couleur. En pleine hégémonie coloniale et montée des périls fascistes, l’affirmation à Paris de la négritude est portée par la création en 1931 de La Revue du Monde Noir et par les poètes Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor qui fondent en 1935 la revue L’Étudiant noir. Michel Leiris et Georges Bataille revendiquent quant à eux une approche ethnographique et sociologique des objets africains ; les surréalistes s’associent au Parti communiste pour organiser une contre-exposition face à la gigantesque Exposition coloniale de 1931. Lors de sa traversée vers New York, fuyant le régime de Vichy en 1941, André Breton, accompagné de Wifredo Lam et André Masson, découvre, fasciné, à Fort-de-France, le poème de Césaire, Cahier d’un retour au pays natal ; il écrit avec Masson un double hommage syncrétique à la Martinique et au Douanier Rousseau : Martinique, la charmeuse de serpents (1948).

Wifredo Oscar Lam y Castilla, dit Wifredo Lam, Femme nue, 1939. Détrempe sur papier marouflé sur toile, 107 x 147 cm. Grenoble, musée de Grenoble. Photo Ville de Grenoble / Musée de Grenoble – J.L. Lacroix © adagp, Paris 2019
« Dans ses dernières œuvres, Matisse travaille à partir de plusieurs modèles métisses. »
On pourra s’étonner de croiser Matisse ici. Quel est son apport à cette histoire ?
C. D. : La figure de Matisse est essentielle pour faire le lien entre Manet et l’art d’aujourd’hui. Le peintre a par ailleurs effectué des séjours à New York en 1930 et 1931 qui ont été très peu étudiés. Ayant entrepris en 1930 un voyage à destination de Tahiti en passant par les États-Unis, il découvre New York, fasciné par les gratteciels, la lumière et les « musicals » de Harlem. Il visite le quartier noir alors que des intellectuels (Du Bois, Alain Locke), des musiciens (Louis Armstrong, Billie Holiday), des photographes comme James Van der Zee défendent une culture noire moderne et urbaine. Nourri de jazz grâce aux disques que son fils, Pierre, galeriste new-yorkais, lui apporte, Matisse fréquente les clubs de Harlem, notamment le célèbre Connie’s Inn. Il rentre en France habité par la rythmique du jazz mêlée aux sensations colorées et végétales de Tahiti. Cette expérience forme le creuset de ses dernières œuvres. Il travaille alors à partir de plusieurs modèles métisses : Elvire van Hyfte, Belgo-Congolaise qui personnifie l’Asie dans un très beau tableau de 1946, Carmen Lahens, Haïtienne qui pose pour les dessins des Fleurs du Mal de Baudelaire, évocation lointaine de la maîtresse du poète, Jeanne Duval, ou encore Katherine Dunham, qui lui inspire un de ses derniers grands papiers découpés, la Danseuse créole (1951). Dans cet ensemble de figures concises et graphiques, le dessin de Matisse s’apparente à la ligne mélodique improvisée du jazz. C’est grâce à Denise Murrell, la commissaire de l’exposition de la Wallach Gallery, chercheuse à l’université de Columbia, que nous pouvons évoquer les modèles métisses dont s’est entouré Matisse dans les années 1940.

Henri Matisse, Dame à la robe blanche (femme en blanc), 1946. Huile sur toile, 96,5 × 60,3 cm. Des Moines, Des Moines Art Center. Photo service de presse – R. Sanders, Des Moines, IA. © Succession H. Matisse
S’agissait-il aussi de porter sur les avant-gardes un regard moins naïf que celui que déploient d’autres récits ?
C. D. : Cette exposition s’appuie sur notre regard d’historiens d’art, que nous souhaitons nuancé et le plus juste possible. Nous avons voulu reconstituer le contexte idéologique, culturel, dans lequel les artistes et les intellectuels étaient pris et auquel ils ont réagi – ce contexte qui fait que Roussel joue sur une vision caricaturale de l’Afrique tout en critiquant le colonialisme, ou que Michel Leiris, pourtant très anticolonialiste, participe à la razzia d’objets de l’expédition Dakar-Djibouti… Il demeure cependant que monter cette exposition nous a permis d’interroger notre pratique de conservateurs de musée et de mettre en évidence l’invisibilité du modèle noir dans l’histoire de l’art la plus récente. Nous allons pour l’occasion reprendre les titres de certaines œuvres et parfois les renommer. Il paraît en effet difficile aujourd’hui de présenter un tableau sous le titre Portrait d’une Négresse, titre qui lui fut d’ailleurs donné bien après son exécution.

Jean-Léon Gérôme, À vendre, esclaves au Caire (détail), 1873. Roubaix, musée d’Art et d’Industrie André-Diligent – La Piscine. © Musée La Piscine (Roubaix), dist. RMN – A. Loubry
« Le modèle noir de Géricault à Matisse », du 26 mars au 21 juillet 2019 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr





