Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale (2/5). Du champ de bataille aux théâtres d’opérations

Mise au jour d’une cocarde de planeur de la 6e division aéroportée britannique, atterri le 6 juin 1944 à Blainville-sur-Orne, au nord de Caen.

Mise au jour d’une cocarde de planeur de la 6e division aéroportée britannique, atterri le 6 juin 1944 à Blainville-sur-Orne, au nord de Caen. © Vincent Carpentier, Inrap

Il y a près de 80 ans, les Alliés débarquaient sur les plages normandes. La Seconde Guerre mondiale toucherait à sa fin quelques mois plus tard. Déferlant sur le territoire national, aussi bien sur terre que sur mer, elle a durablement marqué notre paysage et notre mémoire. Depuis 10 ans à peine, l’archéologie s’emploie à en découvrir les traces, alors que ses témoignages matériels, comme humains d’ailleurs, s’effacent lentement. Dans ce dossier, Archéologia vous dresse un bilan de cette décennie de recherches pas comme les autres.

Les auteurs du dossier sont : Juliette Brangé, archéologue territoriale, Archéologie Alsace, doctorante, UR ARCHE 3400 ; Alexandre Bolly, archéologue territorial, Archéologie Alsace ; Vincent Carpentier, ingénieur chargé de recherches à l’Inrap, CRAHAM-Centre Michel de Boüard, UMR 6273 ; Cécile Sauvage, archéologue et conservatrice du patrimoine au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) ; Benoît Labbey, Inrap Grand-Ouest, Laboratoire HisTeMé, EA 7455 ; Michaël Landolt, ingénieur d’études, Drac Grand Est / SRA Metz ; Antoine Le Boulaire, Inrap Grand-Ouest, UMR 6566 CReAAh

Vue aérienne des vestiges du port artificiel Mulberry B à Arromanches (Calvados), encore partiellement visibles. Il a été assemblé sur place par des ingénieurs militaires britanniques à partir d’éléments préfabriqués dès le soir du 6 juin 1944. Destiné à l’acheminement des armées et du matériel alliés, il reste en service jusqu’au 19 novembre 1944, assurant chaque jour le débarquement de 10 000 à 20 000 tonnes de matériel.

Vue aérienne des vestiges du port artificiel Mulberry B à Arromanches (Calvados), encore partiellement visibles. Il a été assemblé sur place par des ingénieurs militaires britanniques à partir d’éléments préfabriqués dès le soir du 6 juin 1944. Destiné à l’acheminement des armées et du matériel alliés, il reste en service jusqu’au 19 novembre 1944, assurant chaque jour le débarquement de 10 000 à 20 000 tonnes de matériel. © Hervé Paitier, Inrap

Dès les années 1980, les multiples traces matérielles des grands fronts de la Seconde Guerre mondiale ont retenu l’attention des archéologues, américains dans les îles du Pacifique puis britanniques et plus récemment français. C’est en Normandie principalement que l’on recense aujourd’hui un large panel de vestiges liés aux combats proprement dits (abris de combattants, positions d’artillerie, zones de parachutages…) ou à leurs conséquences (sépultures provisoires, crashes d’avions et épaves, cratères de bombes, destructions…).

Dans la région de Caen, où ont été engagées de fortes concentrations de troupes et d’armements entre le 6 juin et la mi-août 1944, les archéologues ont réuni en quelques années une abondante documentation qui leur permet aujourd’hui de conduire leurs analyses à l’échelle historiquement pertinente de l’un des principaux théâtres d’opérations de ce conflit.

Fouiller la plage

Sur la côte, les abords des cinq grandes plages de débarquement du D-Day ont donné lieu à plusieurs opérations de diagnostic ainsi qu’à des fouilles au cours desquelles ont été mises au jour diverses traces des premiers combats de l’été 1944 sur le front de l’ouest européen. Les principaux résultats procèdent surtout d’opérations d’archéologie préventive menées dans le secteur oriental dévolu aux Britanniques, tandis que les découvertes restent en comparaison plus limitées à l’ouest, en secteur américain. À Langrune-sur-Mer, près de la plage canadienne de Juno Beach, ont été retrouvées les premières positions conquises par l’un des commandos de Royal Marines (le 48e), ancêtres des actuels commandos Marine des forces spéciales françaises, engagés le Jour J afin de percer les lignes allemandes. À Ver-sur-Mer, un diagnostic et une fouille ont eu lieu sur le site même de Gold Beach, à l’emplacement du British Normandy Memorial inauguré le 6 juin 2021 par Theresa May et Emmanuel Macron. À Colleville-Montgomery et Colomby-Anguerny, des opérations ont été réalisées sur les premières lignes atteintes au soir du Jour J par les troupes anglo-canadiennes, tandis qu’au nord-est de Caen, ce sont les zones de parachutage et d’atterrissage de planeurs de la 6e division aéroportée britannique qui ont été documentées par une série de diagnostics ainsi que par une fouille à Blainville-sur-Orne. Cette dernière a révélé les vestiges du premier front britannique comprenant des éléments de planeurs récupérés afin de garnir des abris enterrés et des positions d’artillerie utilisées jusqu’à la mi-juillet dans les âpres combats pour Caen. 

Squelette d’un soldat allemand mort au combat et enseveli (face contre terre) sur le champ de bataille, découvert lors de la fouille d’un habitat de l’âge du Fer à Maltot, au sud-ouest de Caen, au pied de la « Cote 112 ».

Squelette d’un soldat allemand mort au combat et enseveli (face contre terre) sur le champ de bataille, découvert lors de la fouille d’un habitat de l’âge du Fer à Maltot, au sud-ouest de Caen, au pied de la « Cote 112 ». © Vincent Carpentier, Inrap

Les révélations de Caen

Les grandes offensives montées de part et d’autre de cette ville par le général Montgomery ont également laissé de nombreux vestiges dans le sol. Les découvertes sont à ce jour moins nombreuses à l’ouest de la ville où ont cependant été dégagés des restes de soldats britanniques et allemands tombés lors des batailles meurtrières de la vallée de l’Odon ou de la « Cote 112 », à Maltot ou Éterville. Elles ont renseigné pour la première fois les modalités du relèvement des corps et de leur traitement au cours des combats, en lien avec des problématiques anthropologiques déjà développées sur les fronts de la Grande Guerre. Beaucoup plus nombreuses à l’est de Caen, d’autres opérations ont vu la mise au jour de positions de combat. L’un des gisements les plus remarquables est celui de Fleury-sur-Orne, au sud de Caen, qui a servi de cantonnement aux quelque 10 000 hommes de la 2e division d’infanterie canadienne qui menèrent des combats sanglants contre les divisions de Panzer SS retranchées sur les hauteurs défendant la route vers Falaise. Là ont été fouillés, en 2014 et 2016, un grand nombre de positions d’artillerie allemandes ou canadiennes ainsi que de nombreux abris creusés dans le sol par les Canadiens. Ceux-ci y ont côtoyé par ailleurs des milliers de civils réfugiés dans les carrières souterraines bordant la vallée de l’Orne, afin d’échapper aux gigantesques bombardements aériens qui ont presque rayé Caen de la carte.

Le cas de la Normandie reste pour l’heure le plus éclairant en matière d’archéologie des combats.

De nouvelles questions

Si quelques rares autres sites comparables ont été ou sont appelés à être fouillés ailleurs en France, notamment dans le Grand Est, le cas de la Normandie reste pour l’heure le plus éclairant en matière d’archéologie des combats. Les travaux réalisés y ont mis en lumière à la fois le potentiel qu’offre le croisement des données archéologiques avec les sources historiques et les témoignages, et le caractère d’urgence de cette prise en compte de vestiges inscrits au sein d’espaces fortement remaniés par une urbanisation continue depuis les années 1980. En quelques années seulement, l’interprétation de ces découvertes a requis l’établissement de référentiels neufs à partir de sources historiques et militaires variées et un dialogue fructueux a pu être établi avec des historiens spécialistes du conflit ou des musées, à l’instar du Mémorial de Caen. De nouveaux questionnements ont émergé au fil des découvertes, en lien avec la culture matérielle en temps de guerre, les comportements propres aux combattants ou, plus récemment, ceux des civils et notamment des femmes ou des enfants confrontés à la violence de guerre ainsi qu’à la survie confinée au fond des carrières-refuges de Fleurysur-Orne.