Sculpteur, ornemaniste et architecte : le musée des Arts décoratifs rend hommage au goût « bizarre » de Nicolas Pineau

Nicolas Pineau (1684-1754), Angle de cadre sculpté avec une hure de sanglier (détail), vers 1745. Pierre noire, sanguine et lavis de sanguine sur deux feuilles de papier vergé raboutées, 54,5 x 49 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
Alors que les amateurs d’arts graphiques accourent vers la capitale pour la tenue du Salon du dessin, le musée des Arts décoratifs profite de l’occasion pour célébrer une figure majeure du renouveau artistique du début du XVIIIe siècle, Nicolas Pineau (1684-1754), à la fois sculpteur, ornemaniste et architecte. L’institution parisienne conserve de lui quelque 500 dessins, la plus riche collection au monde. Cet ensemble pléthorique vient d’être étudié, restauré et publié, dans le cadre d’une monographie consacrée à Nicolas Pineau.
Le cabinet des Dessins, Papiers peints et Photographies du musée des Arts décoratifs (MAD) compte, en effet, parmi ses riches collections, le fonds de dessins du sculpteur en ornement Nicolas Pineau. Il n’est cependant pas complet : il a été en partie dispersé par Émile Biais, l’historien même qui l’avait découvert à la fin du XIXe siècle chez les descendants du sculpteur. C’est à cette occasion que l’Union centrale des Arts décoratifs, ancêtre du MAD, grâce à la générosité de ses mécènes, a pu acquérir une grande partie du fonds (soit près de 500 dessins). Pour l’essentiel, le reste du fonds (près de 130 dessins) est aujourd’hui conservé au musée de l’Ermitage.
Coq sur une rocaille, vers 1750. Sanguine et lavis de sanguine, plume, encre brune et encre noire sur papier vergé, 37 x 31,5 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
Une personnalité mal connue à l’œuvre protéiforme
L’œuvre de Pineau ne se résume cependant pas à ces dessins : elle est aussi éditoriale et, surtout, sculptée. Jusqu’à présent, la situation historiographique de l’artiste était paradoxale : il était plutôt bien connu par son fonds de dessins, malgré la dispersion de celui-ci, mais sa vie et son œuvre étaient relativement ignorées. En parallèle à la restauration de la partie du fonds conservée au MAD, une équipe de chercheurs internationaux, sous la direction de Bénédicte Gady, Turner Edwards et François Gilles, s’est attachée à retracer tous les aspects de sa vie et à envisager son œuvre dans sa globalité.
Rococo & co
S’inscrivant dans la continuité des travaux de Bruno Pons, ce long travail de recherche vient d’être publié sous la forme d’une monographie coéditée par Le Passage et le MAD. L’ouvrage comprend à la fois des essais thématiques et le catalogue raisonné des dessins et des chantiers de Nicolas Pineau et de son fils Dominique. La publication de l’ensemble du fonds a été rendue possible par la générosité scientifique des conservateurs du musée de l’Ermitage. Dans le même temps, s’ouvre au MAD l’exposition « Rococo & co. De Nicolas Pineau à Cindy Sherman », qui inscrit son œuvre dans une perspective plus large. Cette actualité autour de la figure de Nicolas Pineau donne à saisir de nouvelles perspectives pour les études à venir sur les sculpteurs en ornement.
Une position singulière ?
La compréhension de l’œuvre de Nicolas Pineau serait incomplète si l’on ne prenait pas en compte ses singularités. La première est historiographique : son fonds de dessins constitue une source unique pour documenter sa pratique, mais aucun autre sculpteur en ornement de l’Ancien Régime ne bénéficie d’une telle manne. Certes, Jean Siméon Rousseau de la Rottière, Jean-Baptiste Bouchardon, François Ignace Besand ou le Suisse Jean Jaquet sont documentés par des fonds de dessins plus ou moins fragmentaires en provenance de leur descendance, mais aucun de ces ensembles de sculpteur ornemaniste ne peut rivaliser par son ampleur, sa diversité, et sa qualité, avec celui de Pineau. Nicolas se singularise aussi par son inscription, au XVIIIe siècle, dans le paysage des sculpteurs en ornement français : il en est l’un des représentants les plus célèbres de son temps, alors qu’il s’est longtemps tenu à l’écart de la commande royale ; il fut le premier sculpteur du tsar, puis son premier architecte ; enfin, avec Pierre Edme Babel, il est le sculpteur dont l’œuvre éditoriale est la plus importante de son époque.
Lambris pour un cabinet pour l’hôtel de la Roche-Guyon ou d’Artaguiette, vers 1745. Graphite, plume et encre noire sur papier vergé, 22,4 x 27,9 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs
Un sculpteur aux velléités d’architecte
Dès avant 1716, date de son départ en Russie à l’appel de Pierre Ier, Pineau avait déjà livré ses premiers recueils d’estampes. Cette ambition s’affermit en Russie lorsqu’il prit le titre d’architecte du tsar à la mort de Jean-Baptiste Le Blond. De retour en France en 1728, il ne parvint pas à faire carrière d’architecte et se résolut à poursuivre son activité de sculpteur, tout en continuant à publier des estampes, qu’il signa, cette fois-ci, avec le titre « d’architecte ». Au XVIIIe siècle, il n’était pas le seul artisan à avoir des velléités d’architecte : il est possible de penser au menuisier François Simon Houlié, à l’orfèvre Thomas Germain, ou encore aux sculpteurs Thomas Laisné, Joseph Métivier et Gilles Paul Cauvet ; en province, des profils comme celui de Jean-Baptiste Bouchardon ou de Jean Pierre Defrance, à la fois architectes et sculpteurs, sont assez courants.
Nicolas Pineau (1684-1754), Parclose provenant de l’hôtel de la Roche-Guyon, puis d’Artaguiette, avant 1748, remonté dans l’hôtel de Marlborough, état actuel. © François Gilles
Une grande polyvalence
Les activités de Pineau comme sculpteur sont elles-mêmes variées : il réalisait aussi bien des ouvrages en plâtre (corniche), en bois (boiserie, mobilier dit « de menuiserie » c’est-à-dire en bois massif), en pierre (sculpture architecturale), en marbre (les devis pour l’hôtel de Mazarin précisent que Pineau devait sculpter les ornements sur les chambranles de cheminée préparés par le marbrier), et il donnait aussi des modèles de fonte pour les bronziers (maquette en plâtre, cire ou argile). À la même époque, des sculpteurs comme les frères Slodtz ou Jacques Verberckt avaient cette même polyvalence, mais Pineau se distingue d’eux autant par son expérience d’architecte que par sa capacité à diffuser des modèles dans des domaines éloignés de sa pratique.
Motifs d’angles de plafond pour la chambre à coucher de la duchesse de Mazarin, 1736. Sanguine, graphite, plume et encre brune sur papier vergé, 30 x 28 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
Un système corporatif cloisonné
Il faut rappeler ici une distinction fondamentale : en tant que sculpteur, Pineau n’avait le droit, pour des raisons corporatistes, que de travailler le dessin et le volume par enlèvement de matière (quelle que soit la matière). Il n’est donc pas étonnant qu’il ait dessiné des lustres, charnières, entrées de serrures et autres bronzes d’applique, puisqu’il pouvait en donner les modèles de fonte qui étaient ensuite coulés en bronze, ciselés et dorés par les membres de la corporation des maîtres fondeurs et celle des maîtres ciseleurs. En revanche, dans le cas du textile, de la ferronnerie et du mobilier d’ébénisterie (bois de « rapport » ou de placage), il ne pouvait en aucun cas, ni prototyper, ni réaliser aucun de ces ouvrages relevant d’autres corporations.
Nicolas Pineau (1684-1754), L’odorat, angle de la corniche du premier étage du corps central de la maison Mouchard, d’après les moules de l’hôtel de Mazarin, 1745, in situ, état actuel. © François Gilles
L’invention d’une manière
Au-delà d’une activité qui s’étendait de la conception à la production, en passant par l’édition, se pose la question d’un « style », d’une manière propre à ce sculpteur. La découverte de nouveaux chantiers a permis d’envisager à nouveaux frais l’évolution stylistique de Pineau. Il en ressort que sa manière de sculpter a considérablement changé entre les années 1720 (date des premiers travaux conservés) et sa mort. D’un style très louisquatorzien qu’il a importé en Russie, à une esthétique rocaille presque abstraite de retour à Paris, sa manière s’est visiblement modifiée selon des problématiques concurrentielles. À partir du milieu des années 1730, le « style » de Nicolas Pineau se fixe et n’évolue presque plus jusqu’à la fin de sa carrière. Si des permanences sont toujours observables, cette évolution assez radicale met en garde sur le besoin d’étudier, quand cela est possible, la carrière des sculpteurs dans leur hétérogénéité, et non seulement à partir d’une seule œuvre qui les caractériserait entièrement.
Nicolas Pineau (1684-1754), Modèle mi-parti de cheminée pour l’hôtel de Mazarin, vers 1736. Graphite et sanguine sur papier vergé, 28 x 43,5 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
Le « monopole » de la rocaille
Pineau est parvenu à imposer son goût – que certains de ses contemporains qualifient de « bizarre » – quel que soit l’architecte avec qui il travaillait, à l’exception d’Ange Jacques Gabriel. Il n’hésitait d’ailleurs pas à resservir les mêmes corniches (il suffisait de les tirer dans les mêmes moules), mais aussi les mêmes motifs de boiseries. Ses livraisons de modèles gravés pour la réédition du Cours d’architecture de d’Aviler (1738) et la Distribution des maisons de plaisance de Blondel (1737-1738) sont très directement inspirées des chantiers réalisés au début des années 1730. Cette large diffusion du travail de Pineau par la gravure, s’appuyant pour beaucoup sur son œuvre sculptée, impose une très grande prudence quant aux attributions. Ses inventions les plus originales, celles qui apparaissent dans le milieu des années 1730, sont moins diffusées par la gravure, lui permettant de conserver le « monopole » de cette rocaille si particulière qu’il a inventée. Si l’on considère l’exemple d’un sculpteur comme Jean Martin Pelletier, Pineau n’est pas le seul à avoir eu cette capacité à développer une expression qui lui était propre. Les rapports entre architectes et sculpteurs dans la première moitié du XVIIIe siècle doivent donc être réinterrogés à l’aune de cette mainmise qu’ont eue certains sculpteurs sur le décor – les contemporains, dont Charles Nicolas Cochin, leur en faisant d’ailleurs explicitement le reproche.
« Ses inventions les plus originales, celles qui apparaissent dans le milieu des années 1730, sont moins diffusées par la gravure, lui permettant de conserver le “monopole” de cette rocaille si particulière qu’il a inventée. »
Nicolas Pineau (1684-1754) (modèles), marbrier anonyme, Cheminée en marbre violet de Villette, vers 1736. Ancienne collection Piltzer, actuelle collection Steinitz. © Galerie Steinitz
« Héros » de l’art rocaille
Pineau s’inscrivait dans un univers concurrentiel dans lequel son talent de dessinateur et son inventivité l’ont aidé à se faire une place. Ce qui le démarque de ses confrères, c’est qu’il synthétise, à lui tout seul, presque tout ce que pouvait faire un sculpteur en ornement au XVIIIe siècle, mais aussi tout ce qu’il pouvait aspirer à être. Cherchant par ses appuis et par son travail à se hisser dans la hiérarchie artistique, il est bien l’un des « héros » de l’art rocaille, tel que l’a qualifié ironiquement Cochin. Mais il est rapidement passé de héros à repoussoir, et tous les maux de l’art rocaille lui furent reprochés. Son œuvre sculptée en a lourdement pâti.
Nicolas Pineau (1684-1754), Impériale de lit avec trophée, vers 1740-1750. Sanguine et lavis de sanguine sur papier vergé, 66,8 x 94 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts Décoratifs
« Ce qui le démarque de ses confrères, c’est qu’il synthétise, à lui tout seul, presque tout ce que pouvait faire un sculpteur en ornement au XVIIIe siècle, mais aussi tout ce qu’il pouvait aspirer à être. Cherchant par ses appuis et par son travail à se hisser dans la hiérarchie artistique, il est bien l’un des “héros” de l’art rocaille, tel que l’a qualifié Cochin. »
Une masse documentaire inédite
La publication de l’ensemble des dessins et chantiers connus de Nicolas Pineau renouvelle la perception que l’on pouvait avoir de sa carrière. Il est à souhaiter que cette masse documentaire inédite permette de reconnaître de nouvelles œuvres. Alors même que la monographie était en impression, il a été possible d’identifier, dans les collections de la galerie Steinitz, une cheminée qui a été réalisée d’après un dessin de Pineau. Elle résulte de la combinaison des deux propositions faites pour l’hôtel de Mazarin (1736). Cette identification soulève typiquement la difficulté de savoir si cette cheminée ne serait pas l’œuvre d’un autre sculpteur et d’un autre marbrier qui auraient travaillé d’après une estampe de Pineau. Ici, nul doute que la cheminée soit bien autographe car les dimensions correspondent exactement à celles indiquées sur la moitié droite du dessin, tandis qu’aucune estampe ne reprend ce modèle. Cette découverte tardive montre à quel point l’œuvre de Pineau est variée et qu’elle doit, au même titre que celle de ses confrères, continuer à être inlassablement étudiée et interrogée.
« Rococo & co. De Nicolas Pineau à Cindy Sherman », du 12 mars au 18 mai 2025 au musée des Arts décoratifs, 107 rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 44 55 57 50. www.madparis.fr
Bénédicte Gady, Turner Edwards, François Gilles (dir.), Nicolas Pineau (1684-1754), un sculpteur rocaille entre Paris et Saint-Pétersbourg, Paris, 2025, coédition Les Arts Décoratifs / Le Passage, collection Beaux-Arts, 504 p., 85 €.
Contributeurs à l’ouvrage : Émilie Chedeville, Vincent Droguet, Marion Dupuy, Turner Edwards, Anne Forray-Carlier, Peter Fuhring, Alexandre Gady, Bénédicte Gady, François Gilles, Aurora Laurenti, Vincent Rudolf, Emmanuel Sarméo, Valery Shevchenko.